Objection de conscience

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Parmi les formes particulières de service national, outre la coopération, illustrée par la lettre de Jérôme Ducrot, figure aussi l'objection de conscience. Nous l'illustrons par trois documents où Joseph Jaillard explique son choix de ce statut. Le premier est une lettre à ses parents, Henri (alors lieutenant-colonel de l'air, directeur-adjoint du Centre d'études de sociologie militaire, au sein du Centre d'enseignement supérieur aérien) et Odile. Le deuxième est la lettre au ministre de la Défense nationale par laquelle il demande officiellement le statut d'objecteur de conscience. Le troisième est la réponse à un questionnaire que lui avait adressé son frère Jérôme lui-même, un peu plus tard, objecteur de conscience). Le ton révolté de certains de ces documents peut choquer.

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A Henri et Odile JAILLARD

Je demanderai à bénéficier du statut des objecteurs de conscience. Je vous en parle pour plusieurs raisons :

  1. vous le saurez ;
  2. Papa sera certainement mêlé à ma décision ;
  3. questions pratiques.

Pas envie d'en mettre des tartines. Essayez de comprendre (pas de me comprendre).

Une telle décision est un engagement total. Vous le sentirez. Alors, Maman sera tentée de réagir en mère. Je veux que vous réagissiez en femme. (Je ne veux pas dire " épouse ", évidemment, mais " femme " <> " homme ".)

Papa pourra peut-être considérer ma position comme une attaque contre sa situation. Ce serait faux. Je suis objecteur.

Ou comme un malin calcul. Ce serait faux. Les éventuelles retombées dont vous pourriez être la victime - je ne connaissais pas assez votre travail pour avoir les idées claires à ce sujet - n'avaient à aucun moment à entrer en ligne de compte dans ma décision. J'y ai seulement pensé - à froid.

Questions pratiques : chaque fois que j'envoie une lettre à notre très honorable ministre de la Guerre, arrivera un accusé de réception... etc.

Joseph JAILLARD.

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A Robert GALLEY, ministre de la Défense nationale

Le 28 décembre 1973.

Monsieur le Ministre,

Je suis décidé à ne pas effectuer de service militaire, "service" que je refuse d'effectuer pour de nombreuses raisons.

Les armées, par essence violentes, agissent par la force et la contrainte sur la vie publique et privée des personnes. Or la violence ne peut que masquer les problèmes sous l'ordre apparent qu'elle tend à imposer sans jamais les résoudre - sans jamais les résoudre.

Et puis, Monsieur le Ministre, vous savez bien que la violence provoque inéluctablement la révolte des violentés, qu'à cette révolte répond la répression, bouclant ainsi un cycle infernal pour tous, créant un enfer dégradant pour chacun.

Et quand l'ordre est maintenu, cette violence s'exerce sur un terrain de choix dans les rapports sociaux et internationaux. Elle maintient l'homme et les Etats dans une situation de dépendance économique par la publicité - qui fait des prouesses dans le domaine de l'agressivité - et le crédit, ou par le maintien, voire l'encouragement, de tensions internes et de l'insécurité des frontières. Cet état d'indépendance, ou d'interdépendance, implique nécessairement l'acceptation de situations d'injustice insupportables. Puis parfois, les besoins croissant, à la naissance d'une caste de " parias ". Depuis combien de temps, Monsieur le Ministre, l'homme aurait-il pu mettre la machine et la cybernétique au service de l'humanité tout entière ? Depuis combien de temps l'homme a-t-il la possibilité de vivre vraiment, en travaillant moins et mieux ?

Je parle bien sûr de la vie de son être.

Ici, je dois vous entretenir un tout petit peu de ma formation. J'ai voyagé dès tout jeune - beaucoup voyagé. J'ai vécu au contact de plusieurs civilisations très différentes de la nôtre. J'ai senti mon intelligence toute petite, incapable de comprendre au-delà de certaines limites. J'ai dû me contenter de les approcher et de les respecter.

Je vous parle de cela pour vous dire que je ne peux pas avoir d'ennemis. Comprenez alors qu'il me soit difficile de cautionner ou de participer à l'élaboration ou au soutien tactique d'armes de guerre de plus en plus puissantes, efficaces, redoutables et cruelles ; armes de guerre destinées à détruire, anéantir, anihiler des hommes, des civilisations que je respecte et ne déteste pas ; armes de guerre, privilèges des pays riches et " civilisés " : oh ! écoeurante ! oh ! monstrueuse "civilisation" !

Enfin, Monsieur le Ministre, je refuse d'être incorporé dans une formation armée, parce que je suis un être humain, qu'en tant que tel, je ne peux accepter de subir les incroyables contraintes psychologiques des armées, véritables atteintes aux consciences et à la dignité humaine : la routine, le respect inconditionnel de la hiérarchie, les brimades, les humiliations destinées à faire d'un homme un matricule servile, un aliéné débile, à donner à un homme l'habitude d'obéir, par routine, par crainte, puis par paresse intellectuelle.

Monsieur le Ministre, je ne veux pas devenir un être cérébralement et intellectuellement mort. Je veux vivre. Je veux que soient respectées mes libertés. Je veux être respecté en tant qu'homme.

Je veux respecter les hommes, leur vie, et leurs habitudes.

Aussi, je vous demande de reconnaître mon statut d'objecteur de conscience en vertu des articles 41 et suivants de la loi n° 71-424 du 10 juin 1971.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de mes sentiments distingués.

Joseph JAlLLARD.

 

P.S. : mes activités professionnelles m'éloignant parfois plusieurs mois de mon domicile, je vous prie d'excuser par avance tout retard éventuel dans ma correspondance.

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A Jérôme JAlLLARD

Le 12 mars 1975.

1. Quelles sont les raisons" profondes " qui ont motivé ton choix (philosophiques, religieuses, idéologiques, politiques...) ?

2. Penses-tu que ta position soit réaliste dans le contexte actuel (avec les guerres, les inégalités, les diverses oppressions et tous les problèmes que nous connaissons) ?

Questions 1 et 2 : il en faudrait un volume.

3. Connais-tu les représailles exercées, soit par les flics, soit par les militaires, envers les objecteurs de conscience (en temps de guerre et en temps de paix) ?

Représailles. Je considère qu'il est impossible et moralement malhonnête de se dire " objecteur de conscience " si cette objection dite de conscience s'arrête au service militaire armé. Un objecteur est un objecteur. Il objecte. Il objecte à tout ce qui lui répugne. Il objecte à l'armée. C'est la forme la plus spectaculaire et la plus connue. Mais l'objecteur objecte aussi - en vrac, tout ce qui me passe par la tête - :

Alors, pour en revenir à la question, représailles : à quelle objection ? Chaque forme d'objection a ses représailles. L'objection totale - la plus courageuse - au service militaire est l'insoumission. Tarif : deux ans de taule. Je demande à chacun de réfléchir au sacrifice de ceux qui, pour respecter leur conscience, passent deux années de leur précieuse jeunesse derrière des barreaux, de ceux qui regardent deux fois de suite les jours rallonger, derrière des barreaux; au souvenir aussi des 40.000 - oui, 40.000 - fusillés de Pétain en 1914-1918. Sous Pompidou-Marcellin, les insoumis à l'Office national des forêts - ceux qui objectaient à la forme de service que l'on voulait leur faire faire - étaient traînés devant les tribunaux, et s'en tiraient avec le sursis sur la fin du règne. Avec l'arrivée de notre grand fou - Valéry Giscard d'Estaing -, les procès se sont arrêtés, non pour approuver, mais pour éviter que l'on parle trop de nous. Il préfère ne pas faire de bruit pour les 1.500 que nous sommes.

4. Qu'est-ce qu'un objecteur de conscience, et quel est l'objet de sa révolte (gouvernement, force, armée, société...) ?

Révolte. Je ne pense pas que l'on puisse être révolté au sens négatif. Je ne le suis pas - du moins, je le pense. Je vis ma vie, en essayant tous les jours de la mettre en accord avec ma conscience. Cela demande beaucoup plus d'imagination et d'esprit créateur qu'une révolte bruyante.

Gouvernement, force, armée. société. Je pense pour ma part que rien de tout cela n'est nécessaire. Zéro, c'est tout. Ces choses-là sont des créations de l'animal le plus con de la terre.

5. Que penses-tu de la position de l'Eglise vis-à-vis des objecteurs de conscience ? (Elle s'est déclarée publiquement " contre ".)

Eglise. Eh bien, oui! Il faut que ce soit l'Eglise catholique apostolique et romaine qui se soit déclarée contre l'objection. Parallèlement, elle affirme détenir la vérité, être infaillible, et enseigne la religion de l'amour, dont l'un des dix commandements est : " Tu ne tueras point. " Cela ne la gêne pas. Cette vieille dégueulasse n'en est plus à une contradiction près. Mais que voulez-vous ? Le sabre et le goupillon ont toujours fait bon ménage. J'en retiens une chose : l'Eglise défend certains intérêts, mais se fout complètement de la parole du Christ. Je m'endormirais tranquille si j'étais certain que cette Eglise-là n'est que celle des banquiers en soutanes violettes du Vatican. Hélas ! J'ai peur que ce soit aussi celle de beaucoup de "chrétiens" à commencer par celle des militaires qui vont à la messe tous les dimanches.

7. Quelles sont les conditions de vie d'un objecteur de conscience ? (Y a-t-il des " emmerdements " créés par les militaires, la police, les civils ?)

Conditions de vie d'un objecteur de conscience : les mêmes que celles des citoyens malhonnêtes mais qui portent cravate. Emmerdements : aucun, du moins pour le moment.

8. Un commandant de l'armée de terre traite les objecteurs de conscience de rêveurs, d'utopistes : qu'en penses-tu ?

J'en pense que l'avis d'un commandant de l'armée de terre n'a jamais eu beaucoup d'importance. Notre dernière victoire militaire remonte à Austerlitz. Si, si ! Regarde tes bouquins d'histoire : Waterloo, 1870, 1918 (victoire américaine), 1940, Dien Bien Phu, Algérie. Cela n'empêche pas ce brave homme de rêver de victoire, faits d'armes, conquêtes, outrages lavés dans le sang, morts pour la France, charges sabre au clair, etc. Pauvre con ! Qui étaient-ce, déjà, les rêveurs ?

9. Sont-ce uniquement tes opinions d'objecteur qui t'ont poussé à " tout balancer ", ou une révolte générale contre la société ?

Je n'ai pas "tout balancé". J'essaie de créer une vie propre, honnête et tout et tout - voir plus haut. Je ne suis pas en révolte contre la société. Ma société à moi, je l'aime bien. Elle est constituée de trente à quarante personnes, que je vois quotidiennement, et je n'ai pas besoin pour cela de gouvernements, de lois...

10. Ce serait à refaire, recommencerais-tu (avec tous les ennuis que tu as dû supporter) , T'es-il possible de refaire, maintenant, ton choix ?

Ce serait à refaire, je referais exactement la même chose - en hésitant sans doute encore plus à choisir la voie de l'insoumission totale, dont je me sens de plus en plus proche.

Mon choix, je le refais tous les jours. Par exemple, aujourd'hui, j'ai froid aux pieds. Mais je ne revends pas le bateau pour un HLM.

11. Voudrais-tu t'expatrier ? Si oui, où ? et pourquoi ?

Expatriation. Je m'expatrierai le jour où, en France, ma liberté, autrement dit mes possibilités de vie seront menacées. Je m'expatrierai vers des civilisations plus sages que les nôtres, où la liberté et le respect sont d'or.

12. Comment vois-tu le rôle de l'armée en temps de paix (intimidation, répression...) et celui des objecteurs (position personnelle ou témoignoge) ?

Rôle de l'armée. Inutile. Encore une institution que je n'ai jamais comprise ! Les militaires seraient si bien à cultiver des carottes, au lieu d'accepter d'être engraissés sur les deniers de ceux qui paient des impôts !

Joseph JAILLARD.

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in La gazette de l'île Barbe n° 17

été 1994 

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