Je demanderai à
bénéficier du statut des objecteurs de conscience. Je
vous en parle pour plusieurs raisons : Pas envie d'en mettre des tartines.
Essayez de comprendre (pas de me comprendre). Une telle décision est un
engagement total. Vous le sentirez. Alors, Maman sera tentée
de réagir en mère. Je veux que vous réagissiez
en femme. (Je ne veux pas dire " épouse ", évidemment,
mais " femme " <> " homme ".) Papa pourra peut-être
considérer ma position comme une attaque contre sa situation.
Ce serait faux. Je suis objecteur. Ou comme un malin calcul. Ce serait
faux. Les éventuelles retombées dont vous pourriez
être la victime - je ne connaissais pas assez votre travail
pour avoir les idées claires à ce sujet - n'avaient
à aucun moment à entrer en ligne de compte dans ma
décision. J'y ai seulement pensé - à
froid. Questions pratiques : chaque fois que
j'envoie une lettre à notre très honorable ministre de
la Guerre, arrivera un accusé de réception...
etc. Joseph
JAILLARD. Le 28 décembre
1973. Je suis décidé à
ne pas effectuer de service militaire, "service" que je refuse
d'effectuer pour de nombreuses raisons. Les armées, par essence
violentes, agissent par la force et la contrainte sur la vie publique
et privée des personnes. Or la violence ne peut que masquer
les problèmes sous l'ordre apparent qu'elle tend à
imposer sans jamais les résoudre - sans jamais les résoudre. Et puis, Monsieur le Ministre, vous
savez bien que la violence provoque inéluctablement la
révolte des violentés, qu'à cette révolte
répond la répression, bouclant ainsi un cycle infernal
pour tous, créant un enfer dégradant pour
chacun. Et quand l'ordre est maintenu, cette
violence s'exerce sur un terrain de choix dans les rapports sociaux
et internationaux. Elle maintient l'homme et les Etats dans une
situation de dépendance économique par la
publicité - qui fait des prouesses dans le domaine de
l'agressivité - et le crédit, ou par le maintien, voire
l'encouragement, de tensions internes et de
l'insécurité des frontières. Cet état
d'indépendance, ou d'interdépendance, implique
nécessairement l'acceptation de situations d'injustice
insupportables. Puis parfois, les besoins croissant, à la
naissance d'une caste de " parias ". Depuis combien de temps,
Monsieur le Ministre, l'homme aurait-il pu mettre la machine et la
cybernétique au service de l'humanité tout
entière ? Depuis combien de temps l'homme a-t-il la
possibilité de vivre vraiment, en travaillant moins et mieux
? Je parle bien sûr de la vie de
son être. Ici, je dois vous entretenir un tout
petit peu de ma formation. J'ai voyagé dès tout jeune -
beaucoup voyagé. J'ai vécu au contact de plusieurs
civilisations très différentes de la nôtre. J'ai
senti mon intelligence toute petite, incapable de comprendre
au-delà de certaines limites. J'ai dû me contenter de
les approcher et de les respecter. Je vous parle de cela pour vous dire
que je ne peux pas avoir d'ennemis. Comprenez alors qu'il me soit
difficile de cautionner ou de participer à
l'élaboration ou au soutien tactique d'armes de guerre de plus
en plus puissantes, efficaces, redoutables et cruelles ; armes de
guerre destinées à détruire, anéantir,
anihiler des hommes, des civilisations que je respecte et ne
déteste pas ; armes de guerre, privilèges des pays
riches et " civilisés " : oh ! écoeurante ! oh !
monstrueuse "civilisation" ! Enfin, Monsieur le Ministre, je refuse
d'être incorporé dans une formation armée, parce
que je suis un être humain, qu'en tant que tel, je ne peux
accepter de subir les incroyables contraintes psychologiques des
armées, véritables atteintes aux consciences et
à la dignité humaine : la routine, le respect
inconditionnel de la hiérarchie, les brimades, les
humiliations destinées à faire d'un homme un matricule
servile, un aliéné débile, à donner
à un homme l'habitude d'obéir, par routine, par
crainte, puis par paresse intellectuelle. Monsieur le Ministre, je ne veux pas
devenir un être cérébralement et
intellectuellement mort. Je veux vivre. Je veux que soient
respectées mes libertés. Je veux être
respecté en tant qu'homme. Je veux respecter les hommes, leur vie,
et leurs habitudes. Aussi, je vous demande de
reconnaître mon statut d'objecteur de conscience en vertu des
articles 41 et suivants de la loi n° 71-424 du 10 juin
1971. Veuillez agréer, Monsieur le
Ministre, l'expression de mes sentiments distingués.
Joseph
JAlLLARD. P.S. : mes activités
professionnelles m'éloignant parfois plusieurs mois de mon
domicile, je vous prie d'excuser par avance tout retard
éventuel dans ma correspondance. Le 12 mars 1975.
1. Quelles sont les raisons"
profondes " qui ont motivé ton choix (philosophiques,
religieuses, idéologiques, politiques...) ? 2. Penses-tu que ta position soit
réaliste dans le contexte actuel (avec les guerres, les
inégalités, les diverses oppressions et tous les
problèmes que nous connaissons) ? Questions 1 et 2 : il en faudrait un
volume. 3. Connais-tu les
représailles exercées, soit par les flics, soit par les
militaires, envers les objecteurs de conscience (en temps de guerre
et en temps de paix) ? Représailles. Je considère qu'il est impossible et moralement
malhonnête de se dire "
objecteur de conscience " si cette objection dite de conscience
s'arrête au service militaire armé. Un objecteur est un
objecteur. Il objecte. Il objecte à tout ce qui lui
répugne. Il objecte à l'armée. C'est la forme la
plus spectaculaire et la plus connue. Mais l'objecteur objecte aussi
- en vrac, tout ce qui me passe par la tête - : Alors, pour en revenir à la
question, représailles : à quelle objection ? Chaque
forme d'objection a ses représailles. L'objection totale - la
plus courageuse - au service militaire est l'insoumission. Tarif :
deux ans de
taule. Je demande à
chacun de réfléchir au sacrifice de ceux qui, pour
respecter leur conscience, passent deux années de leur
précieuse jeunesse derrière des barreaux, de ceux qui
regardent deux fois de suite les jours rallonger, derrière des
barreaux; au souvenir aussi des 40.000 - oui, 40.000 -
fusillés de Pétain en 1914-1918. Sous
Pompidou-Marcellin, les insoumis à l'Office national des
forêts - ceux qui objectaient à la forme de service que
l'on voulait leur faire faire - étaient traînés
devant les tribunaux, et s'en tiraient avec le sursis sur la fin du
règne. Avec l'arrivée de notre grand fou -
Valéry Giscard d'Estaing -, les procès se sont
arrêtés, non pour approuver, mais pour éviter que
l'on parle trop de nous. Il préfère ne pas faire de
bruit pour les 1.500 que nous sommes. 4. Qu'est-ce qu'un objecteur de
conscience, et quel est l'objet de sa révolte (gouvernement,
force, armée, société...) ? Révolte. Je ne pense pas que l'on puisse être
révolté au sens négatif. Je ne le suis pas - du
moins, je le pense. Je vis ma vie, en essayant tous les jours de la
mettre en accord avec ma conscience. Cela demande beaucoup plus
d'imagination et d'esprit créateur qu'une révolte
bruyante. Gouvernement, force, armée.
société. Je pense
pour ma part que rien de tout cela n'est nécessaire.
Zéro, c'est tout. Ces choses-là sont des
créations de l'animal le plus con de la terre. 5. Que penses-tu de la position de
l'Eglise vis-à-vis des objecteurs de conscience ? (Elle s'est
déclarée publiquement " contre ".) Eglise. Eh bien, oui! Il faut que ce soit l'Eglise
catholique apostolique et romaine qui se soit déclarée
contre l'objection. Parallèlement, elle affirme détenir
la vérité, être infaillible, et enseigne la
religion de l'amour, dont l'un des dix commandements est : "
Tu ne tueras
point. " Cela ne la gêne
pas. Cette vieille dégueulasse n'en est plus à une
contradiction près. Mais que voulez-vous ? Le sabre et le
goupillon ont toujours fait bon ménage. J'en retiens une chose
: l'Eglise défend certains intérêts, mais se fout
complètement de la parole du Christ. Je m'endormirais
tranquille si j'étais certain que cette Eglise-là n'est
que celle des banquiers en soutanes violettes du Vatican.
Hélas ! J'ai peur que ce soit aussi celle de beaucoup de
"chrétiens" à commencer par celle des militaires qui
vont à la messe tous les dimanches. 7. Quelles sont les conditions de
vie d'un objecteur de conscience ? (Y a-t-il des " emmerdements "
créés par les militaires, la police, les civils ?)
Conditions de vie d'un objecteur de
conscience : les mêmes
que celles des citoyens malhonnêtes mais qui portent cravate.
Emmerdements : aucun, du
moins pour le moment. 8. Un commandant de l'armée
de terre traite les objecteurs de conscience de rêveurs,
d'utopistes : qu'en penses-tu ? J'en pense que l'avis d'un commandant
de l'armée de terre n'a jamais eu beaucoup d'importance. Notre
dernière victoire militaire remonte à Austerlitz. Si,
si ! Regarde tes bouquins d'histoire : Waterloo, 1870, 1918 (victoire
américaine), 1940, Dien Bien Phu, Algérie. Cela
n'empêche pas ce brave homme de rêver de victoire, faits
d'armes, conquêtes, outrages lavés dans le sang, morts
pour la France, charges sabre au clair, etc. Pauvre con ! Qui
étaient-ce, déjà, les rêveurs ?
9. Sont-ce uniquement tes opinions
d'objecteur qui t'ont poussé à " tout balancer ", ou
une révolte générale contre la
société ? Je n'ai pas "tout balancé".
J'essaie de créer une vie propre, honnête et tout et
tout - voir plus haut. Je ne suis pas en révolte contre la
société. Ma société à moi, je
l'aime bien. Elle est constituée de trente à quarante
personnes, que je vois quotidiennement, et je n'ai pas besoin pour
cela de gouvernements, de lois... 10. Ce serait à refaire,
recommencerais-tu (avec tous les ennuis que tu as dû supporter)
, T'es-il possible de refaire, maintenant, ton choix ?
Ce serait à refaire, je referais
exactement la même chose - en hésitant sans doute encore
plus à choisir la voie de l'insoumission totale, dont je me
sens de plus en plus proche. Mon choix, je le refais tous les jours.
Par exemple, aujourd'hui, j'ai froid aux pieds. Mais je ne revends
pas le bateau pour un HLM. 11. Voudrais-tu t'expatrier ? Si
oui, où ? et pourquoi ? Expatriation. Je m'expatrierai le jour où, en France,
ma liberté, autrement dit mes possibilités de vie
seront menacées. Je m'expatrierai vers des civilisations plus
sages que les nôtres, où la liberté et le respect
sont d'or. 12. Comment vois-tu le rôle de
l'armée en temps de paix (intimidation, répression...)
et celui des objecteurs (position personnelle ou témoignoge)
? Rôle de l'armée.
Inutile. Encore une institution
que je n'ai jamais comprise ! Les militaires seraient si bien
à cultiver des carottes, au lieu d'accepter d'être
engraissés sur les deniers de ceux qui paient des impôts
! Joseph
JAILLARD. in
La gazette de
l'île Barbe
n° 17 été 1994