La mission lyonnaise en Chine

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I. Introduction

Les questions coloniales sont fort agitées depuis quelques années. Toutes les puissances européennes se préoccupent des territoires qu'elles pourraient s'annexer, soit en Asie, soit en Afrique. L'empire musulman et l'empire chinois sont principalement l'objet de convoitises multiples ; car, à tort ou à raison, leur dislocation semble toujours prochaine.

La politique traditionnelle de la Chine avait constamment été de repousser de son sol les étrangers et de se tenir étroitement enfermée dans ses murailles. Au XIXème siècle, les Anglais, puis les Français ont, par la force, obtenu que quelques portes fussent entrebâillées. C'est ainsi que depuis cinquante ans ont été formés, auprès des ports ouverts, un certain nombre de marchés, tels que Hong-kong, Changhaï, Canton, où les étrangers peuvent trafiquer sous la protection des lois européennes.

La récente guerre sino-japonaise, terminée par le traité de Shimonosaki, en 1895, a fait une nouvelle trouée : les étrangers qui voyageraient à l'intérieur dans un but commercial ont l'autorisation de louer des entrepôts ; et ceux qui voudraient établir des manufactures dans les ports ouverts ont la possibilité d'y introduire des machines perfectionnées.

Les Anglais ont encore élargi cette trouée en obtenant l'ouverture de toutes les rivières navigables à la navigation à vapeur, dans les provinces qui ont des ports indiqués dans les traités.

Dans ces conditions nouvelles du système économique chinois, une évolution commerciale et industrielle devra se produire. Elle sera lente et aura, sans doute, des soubresauts violents, car elle sera combattue dans les provinces par les mandarins, si jaloux de l'autorité absolue dont ils jouissent et abusent ; mais elle est inévitable : d'une part, les étrangers vont s'efforcer d'exploiter les richesses du sol chinois et créer partout des usines ; d'autre part, les indigènes sont trop intelligents pour ne pas essayer de lutter en améliorant l'outillage de leurs établissements industriels ; enfin le développement du luxe et la transformation des mœurs au contact des européens auront pour résultat d'accroître le courant des importations des produits étrangers.

Déjà des indices de cette évolution peuvent être constatés ; des concessions de chemins de fer sont demandées ; des filatures de coton et des filatures de soie, se servant de machines européennes, fonctionnent.

Il devenait urgent, dans l'intérêt du commerce français et de l'expansion coloniale française, de se renseigner sur les ressources économiques et commerciales des provinces chinoises. La Chambre de commerce de Lyon, sur la proposition d'un de ses membres, M. Pila, qui est également membre du Conseil supérieur des colonies, adopta l'idée de constituer une mission d'exploration en Chine.

On se souvient de l'étonnement qu'excita en 1894 la magnifique exposition coloniale faite à Lyon. C'était M. Pila qui en avait pris l'initiative et qui avait voulu montrer les merveilleuses ressources du domaine colonial possédé par la France. Il s'était fait depuis longtemps l'apôtre du développement de nos colonies ; et, plein de confiance dans la prospérité du Tonkin, dont il avait fait une étude spéciale, il avait entraîné ses nombreux amis, par l'ardeur de ses convictions, à y prêter leur concours.

Mais, dans le projet nouveau, il ne s'agissait pas de l'intérêt purement local. Il n'était pas question de mettre en œuvre les aptitudes et les tendances incontestables des Lyonnais à la colonisation. La Chambre de commerce ne se méprit pas sur son objectif élevé et éminemment patriotique. Sentinelle avancée du commerce français, elle regarda comme un devoir de préparer et de faciliter l'évolution prévue de l'économie politique chinoise. Aussi, dès qu'elle eut résolu de tenter, à ses risques et périls, avec une largeur de vues et un désintéressement dont elle est coutumière, l'envoi des missionnaires commerciaux dans l'empire du Milieu, elle s'empressa de communiquer sa décision aux principales chambres de commerce. Elle leur offrit d'élargir le champ de l'exploration et elle eut la satisfaction de recevoir l'adhésion effective de cinq chambres de commerce, celles de Lille, Roubaix, Roanne, Bordeaux et Marseille, qui désignèrent des délégués plus spécialement chargés de recueillir les renseignements utiles à l'industrie et au commerce de leur région.

L'éminent président de la Chambre de commerce, M. Aynard, député du Rhône, obtint rapidement, grâce à sa haute influence, la reconnaissance officielle de la Mission ; la nomination, comme chef de l'entreprise, d'un diplomate, M. Rocher, qui a longtemps habité la Chine ; enfin l'adjonction d'un médecin de la marine, M. Deblenne, qui constitua l'élément scientifique, tandis que l'élément commercial était formé de MM. H. Brenier, Antoine, Métral, Duclos, Sculfort, Grosjean, Rabaud, Vial, Wæles et Riault, tous préparés par de fortes études.

Voulant faire une expédition d'avant-garde, obtenir rapidement les premiers renseignements, limiter enfin les crédits qu'elle ouvrait, la Chambre de commerce décida que la Mission prendrait pour base d'opération, à l'aller et au retour, le territoire français qui confine la Chine au sud, ce qu'on peut nommer la France asiatique, comprenant l'Indochine et le Tonkin, et qu'elle se bornerait à explorer les trois provinces méridionales : le Yun-nan, le Koui-tcheou et le Se-tchouan.

La Mission quitta Marseille le 15 septembre 1895 et y reparut en septembre 1897, après avoir parcouru 20.000 kilomètres sur le territoire chinois. Elle rapportait de très précieux renseignements sur les choses et les habitants, de nombreuses photographies, enfin des cartes exécutées avec un grand soin.

Ce sont ces documents que la Chambre de commerce a estimés dignes d'être publiés ; ils remplissent le magnifique volume : la Mission Lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897, luxueusement imprimé chez M. Rey, qui maintient la vieille réputation de l'imprimerie lyonnaise.

Ce volume est subdivisé en deux sections : la première est littéraire et artistique, la seconde est essentiellement commerciale et pratique.

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II. Le voyage

La première partie du volume présente la narration du voyage.

M. le consul Rocher ayant dû, par raison de santé, rentrer en France avant la fin de l'expédition, M. Brenier lui succéda. C'est donc à M. Brenier qu'a incombé la tâche difficile, et parfois ingrate, de résumer et de coordonner les "journaux de route" rédigés au cours du voyage par les différents membres de la Mission. Le style du narrateur est châtié, juste ; les expressions toujours heureuses, parfois habiles, dispensent, pour certains détails scabreux et naturalistes, de recourir au latin, cette langue qui brave les convenances ; la monotonie, qui était l'écueil redoutable, a été évitée ; en un mot, le succès de l'écrivain est incontestable, et il faut l'en féliciter.

Afin de parcourir et d'étudier la plus grande étendue possible du territoire chinois, la troupe des explorateurs se divisa en escouades. On se donnait rendez-vous dans les villes importantes comme Yun-nan fou dans la province du Yun-nan, Tchen-tou et Tchoung-king, dans le Se-tchouan, où un séjour de quelques jours était nécessaire parce que ces grandes villes offraient des centres précieux de renseignements. Là, on échangeait ses impressions, on se racontait les incidents de la route, on arrêtait les programmes d'excursions nouvelles à tenter.

L'exécution de quelques-uns de ces programmes fut contrariée, ici par les maladies difficiles à éviter à cause du climat si variable et si insalubre dans certaines contrées, là par des retards imprévus des transports, ailleurs par l'hostilité de la population que l'on put braver et même châtier par des coups de bâton, tant que cette hostilité se traduisit seulement par une curiosité importune et par des invectives, mais devant laquelle on dut s'arrêter lorsqu'il y eut des menaces et des voies de fait.

Toutefois, le plus grand nombre des programmes fut ponctuellement rempli : on en a la preuve dans les itinéraires tracés sur ces cartes que M. Larbitray, notre habile et consciencieux dessinateur, a dressées avec une exactitude et un soin remarquables, d'après les meilleurs atlas connus anglais et allemands.

La carte du Yun-nan présente : les itinéraires de Moung-tse, centre distributeur commercial important dans le sud, à Yun-nan fou, capitale de la province, et à Kouang-nan fou, vers le sud-est, sur la route du Kouang-si ; puis les itinéraires de Yun-nan fou à Soui fou remontant directement au nord vers le Se-tchouan, et de Yun-nan fou à Koui-yang fou, capitale de la province de Koui-tcheou, en traversant la partie orientale du Yun-nan.

La carte du Koui-tcheou est sillonnée, du sud au nord et de l'ouest à l'est, par des tracés de plusieurs expéditions qui ont eu pour objectif d'explorer la partie centrale de la province, et d'atteindre au nord Tchoung-king dans le Se-tchouan, à l'est le Hou-nan, au sud le Kouang-si (ce dernier itinéraire s'est prolongé à travers le Kouang-si, puis le Kouang-toung, pour une visite à Canton et à Hong-kong).

La carte du Se-tchouan présente un véritable réseau d'itinéraires qui couvrent le centre et l'est de cette province, de beaucoup la plus importante des trois puisqu'elle a une population très dense de quarante millions d'habitants tandis que les autres n'ont que de sept à dix millions d'habitants. Nos voyageurs ont mis à profit leurs séjours prolongés dans les grandes villes de Tchen-tou, capitale de la province, et de Tchoung-king, sa métropole commerciale, pour explorer les régions agricoles et industrielles qui les environnent.

Il faut se rappeler que le Se-tchouan est une des deux provinces qui ont, pour elles seules, une vice-royauté ; que c'est la province qui a le plus beau réseau fluvial navigable ; qu'elle possède de nombreuses mines ; qu'elle a un mouvement d'importation et d'exportation considérable ; que l'agriculture y est très développée ; enfin, qu'elle intéresse tout particulièrement notre ville de Lyon par sa production énorme de soie, évaluée à 2.400.000 kilogrammes dont plus de 900.000 kilogrammes sont exportés.

Nos voyageurs, en même temps qu'ils prenaient des notes sur les villes, sur leur population, sur les distances, sur les moyens de transport, et qu'ils préparaient aussi les cartes topographiques, photographiaient les paysages, les scènes de la vie journalière, les personnages, etc. C'est par ces photographies qu'ils nous transmettent leurs impressions, qu'ils nous invitent à les suivre dans leurs si intéressantes excursions. Elles forment les illustrations du volume ; elles donnent de la vie aux récits qui ne cessent, d'ailleurs, d'être empreints de cette bonne humeur qui est le privilège de la jeunesse.

Nous voyons le chemin des dix mille escaliers, par lequel on monte du Tonkin au Yun-nan, les routes dallées, souvent glissantes puisque les porteurs des chaises sont obligés de mettre des crampons de fer à leurs sandales en paille ; les sentiers étroits, dangereux, où il faut se confier à sa monture ; les successions ou plutôt le fouillis des montagnes dont l'altitude varie de 1.200 mètres à 2.400 mètres ; les cirques au milieu des anciens massifs calcaires ; les collines abruptes où dans le grès rouge sont creusées les grottes, habitations des populations primitives et leur refuge pendant la guerre civile dite des Tai-ping.

Sous nos yeux défilent les moyens de locomotion : les mulets sur lesquels on entasse tout le bagage, le cavalier étant réduit à faire des tours de force pour se tenir en équilibre assis sur le sommet de l'échafaudage ; les chevaux rébarbatifs ; les chaises à porteurs qui désignent par les couleurs verte ou bleue la qualité du voyageur, et dont on ne peut se passer, car elles sont comme un passeport et un gage de sécurité, mais qui se transforment en véritables fournaises dans les jours de grande chaleur ; les sampans à fond plat et les jonques peu confortables, avec lesquels les mariniers, se servant de longues gaffes de bambou, franchissent les rapides des rivières souvent bien étroites.

Nous parcourons les marchés qui sont de véritables foires, et les boutiques ou restaurants en plein vent. Nous visitons les auberges, parfois infectes, toujours inconfortables, dans lesquelles "les chaussures se couvrent de cryptogames et les malles deviennent propices à la germination des haricots." Et pourtant, elles ont d'alléchantes enseignes telles que "A la parfaite félicité" et "Les cent mille parfums".

Heureusement les tribulations ordinaires, c'est-à-dire les difficultés avec les muletiers, les incertitudes des provisions culinaires, les naufrages, les incidents désagréables, sont interrompus de temps à autre, pour nos Lyonnais, par quelque diversion heureuse.

Tantôt, c'est une réception officielle qui leur permet de constater le luxe d'un palais de mandarin, la richesse des costumes, les cérémonies imposées par l'étiquette, et la composition d'un dîner de gala avec succession de plats assaisonnés à la graisse de porc et de mets sucrés. Citons comme menu : l'algue marine, les tripes de poisson, les ailerons de requin, les tendons de cerf, les pousses de bambou aux crevettes, le jambon aux graines de nénuphar.

Tantôt, c'est la bonne fortune d'être logés confortablement chez un riche marchand à Tchoung-king, et de retrouver chez lui le charme de la cuisine européenne. Ce propriétaire, le sieur Yang, est rempli de prévenances pour eux, jusqu'à donner en leur honneur une représentation théâtrale, représentation assourdissante avec intermèdes de repas indigestes, qui dure de 8 heures et demie du matin à 10 heures du soir.

Moins exceptionnellement, c'est le séjour chez les Missionnaires que nos voyageurs, dès leur arrivée à Moung-tse, dans le Yun-nan, rencontrent et qu'ils retrouvent dans les principales villes des trois provinces. Avec quelle reconnaissance M. Brenier, au nom de ses compagnons, remercie les bons Pères de leur accueil toujours empressé ! Qu'il leur était bon, aux uns comme aux autres, de parler de la France ! A coup sûr personne, mieux que ces Pères de la Société des Missions étrangères, habitant pour la plupart la Chine depuis plus de vingt ans, ne pouvait donner des renseignements aussi complets et précis sur la vie intérieure des Chinois, ou sur la vie intime des aborigènes, sur leurs coutumes, sur leurs cérémonies, sur le rôle du père, sur celui de la mère dans la famille.

M. Brenier, dans la description de Koui-yang, donne des détails très intéressants sur les établissements catholiques fondés en Chine par les Pères.

À ces précieux renseignements fournis par les Missionnaires, M. Brenier a ajouté de nombreuses anecdotes typiques, ses propres observations toujours pleines de finesse, les documents scientifiques apportés par M. Deblenne, enfin les récits de ses compagnons, et a tracé un tableau de mœurs des plus intéressants. Il y a là une mine où peuvent puiser l'érudit et le philosophe aussi bien que le commerçant et l'économiste.

Il ne se borne pas à parler de commerce et d'industrie ; il aborde les sujets les plus variés. C'est ainsi qu'il est question des lamaseries, des mœurs et de la religion des Tibétains, à la suite d'une excursion aux cinquante-quatre pagodes du mont O-mi, un des principaux pèlerinages des bouddhistes. C'est ainsi qu'un concours littéraire, qui a lieu à Tchen-tou, fournit au narrateur l'occasion de nous renseigner sur ces examens de lettrés, sur l'affluence des étudiants qui concourent au nombre de 15.000 pour 100 places de licenciés à obtenir ; sur les cellules, au nombre de 13.000 dans le palais des examens, où sont enfermés les candidats. Il n'y a donc pas que la France où les carrières littéraires soient encombrées.

Mais le faisceau des renseignements les plus originaux et les plus instructifs nous semble être celui des renseignements sur les peuples aborigènes de la Chine. Les membres de la Mission les ont souvent rencontrés, et en parlent dans leurs journaux de route ; M. Deblenne, de son côté, au point de vue ethnographique, leur a consacré un rapport tout spécial et du plus haut intérêt.

Les représentants des races autochtones semblent appartenir à des races hindoues et aryennes venues par l'ouest de la Chine et à une race océanienne venue de l'est. Ils diffèrent des Chinois de race mongole par leur stature, par leur langage, par leur costume, leur coiffure et certains traits du visage, enfin par leur amour pour leurs enfants et par leur bienveillance envers les étrangers. Ils sont connus sous les noms de Miao, Y-kia et Lolos ; ils sont traités par les Chinois de "barbares", de "sauvages". Ils constituent la population agricole qui habite les hauts plateaux. Ils cultivent aussi une partie des plaines, mais évitent les villes.

Ils forment de petits hameaux, pour ainsi dire indépendants et soumis à un tribut. Les villages Miao sont sur les hauts plateaux, les Y-kia dans les vallées où ils recherchent les climats humides et plus chauds. On rencontre un important établissement de Lolos à Tand-za, dans le sud-ouest du Yun-nan, près du Koui-tcheou. Ces aborigènes ont prouvé, par la terrible rébellion qui est connue sous le nom de révolte des Tai-ping et qui a duré de 1855 à 1873, quelle haine invétérée ils gardent contre les maîtres actuels des territoires qui leur ont jadis appartenu.

N'y aurait-il pas pour nous des alliés possibles dans ces peuplades aborigènes, d'autant qu'on rencontre dans le haut Tonkin, sous les noms de "Mans" et de "Thos", des représentants de ces mêmes races ?

Cette réflexion est bien prématurée, nous le reconnaissons. L'exploration faite du Yun-nan et du Koui-tcheou a montré que ces provinces sont pauvres et ne peuvent, dans l'état actuel, alimenter un commerce avantageux pour nous. Elles nous barrent, d'autre part, faute de communications faciles, l'accès du Se-tchouan qui est la véritable province à exploiter commercialement. Notre premier soin doit donc être de souder la France asiatique à la Chine; puis nous devrons prolonger ces routes vers le centre de la Chine, afin d'appeler au sud vers nos colonies le courant des affaires qui a été entraîné vers l'est par le Yang-tse kiang. Ce sera une œuvre de longue haleine incontestablement, mais ne pouvons-nous pas la commencer en conquérant industriellement, en défrichant, pour ainsi dire, ces provinces du Yun-nan et du Koui-tcheou, en y développant des richesses dont nous serons les premiers à bénéficier ?

Les renseignements commerciaux fournis par la Mission sur ces deux provinces prouvent que notre activité et nos capitaux peuvent y trouver un utile emploi ; fixons-les dans notre sphère d'influence et soudons-les à notre Indo-chine.

Telle est l'orientation économique qui résulte des travaux si remarquables de la Mission lyonnaise.

Il nous reste à indiquer quels sont les produits qui s'échangent dans les trois provinces explorées.

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III. Les explorations

La seconde partie du volume renferme des rapports sur l'état général économique des trois provinces ; des notes sur les grands centres de distribution, Hong-kong, Canton, Han-k'eou ; enfin des monographies de la métallurgie, de la soie, du coton et des corps gras.

Le programme, arrêté par la chambre de commerce, exigeait des notions complètes et positives sur lesquelles le voyageur, le commerçant et l'industriel puissent se baser [sic] :

Tout est compris dans le programme, champ d'investigations illimité.

Nous avons hâte de dire que nos missionnaires commerciaux ont exécuté ce programme avec un très réel succès. On en pourra juger même par la rapide analyse que nous allons présenter des différents rapports, nous réservant de publier in extenso le seul rapport sur la soie.

 

Yun-nan

 

Le Yun-nan, qui confine avec le Haut-Tonkin, est une contrée insuffisamment peuplée, couverte de nombreuses montagnes qui sont pour la plupart déboisées et arides. Elle a été cruellement éprouvée pendant la guerre civile des Tai-ping, qui a laissé de nombreuses et tristes traces dans les provinces méridionales. Le Yun-nan tirait, en effet, une certaine prospérité de ses mines, et la population minière, composée d'aborigènes, fut le principal élément de la rébellion. Depuis cette époque, plusieurs mines de cuivre ont été fermées, et les habitants, réfugiés sur les hauts plateaux, vivent misérablement.

Cependant, l'exploitation des mines demeure encore la principale industrie productive de richesse pour le Yun-nan; on en tire non seulement du Cuivre, mais du plomb, du zinc et de l'argent.

Les habitants préfèrent se livrer à la culture du sol et à l'élève des bestiaux.

S'ils récoltent à peine assez de maïs, de blé, de fèves pour leur nourriture, ils savent tirer admirablement parti du terrain pour avoir du thé et de l'opium. Comme l'argent est rare, ils se servent de ces produits pour les échanger contre les cotonnades et autres objets qu'ils ne fabriquent pas.

Les pavots, dont l'opium est tiré, sont partout cultivés, dans les plaines et sur les collines, et cette culture semble favorisée par le climat, car l'opium du Yunnan est très estimé. L'exportation de ce produit s'élève à [11 millions] de francs environ. Elle rayonne vers le Tonkin, la Birmanie, le Se-tchouan, le Koui-tcheou et le Kouang-si.

La culture des pavots demande beaucoup d'engrais et des soins minutieux, car il faut enlever les mauvaises pousses et les mauvaises feuilles. On sème vers le milieu d'octobre, on récolte en avril. Dès que les fleurs sont tombées, les paysans pratiquent chaque soir des incisions dans les capsules des pavots ; ils viennent recueillir, le matin, le suc noirâtre qui a exsudé pendant la nuit: ce suc constitue l'opium brut. Les marchands le font bouillir, lui font subir des mélanges, et, le plus généralement, le fraudent avec des substances étrangères.

L'arbre à thé réussit dans les montagnes au sud de Semao-ting et de Pou-eurl fou ; suivant l'altitude des plantations, la récolte des feuilles a lieu du mois d'avril au mois de septembre. Elles sont roulées, séchées, triées, ramollies à l'aide d'une vaporisation, enfin pressées. C'est sous cette forme de galettes ou de disques qu'elles sont livrées à la vente. La culture du thé est assez restreinte : deux maisons seulement de Yun-nan fou ont le droit d'en faire le commerce en gros. Le thé de Pou-eurl fou est estimé et on en exporte jusqu'à Pékin.

On peut encore citer, comme preuve de l'habileté avec laquelle les habitants du Yun-nan cultivent la terre, le succès obtenu dans la culture des rizières jusqu'au sommet des plateaux. C'est un tour de force.

Les bestiaux sont nombreux, buffles, bœufs, moutons et chèvres ; les mulets sont élevés comme bêtes de transport. Faute de communications faciles, les Yun-nanais ne font pas commerce de pelleteries : seules les peaux de chèvres sont un objet de trafic avec le Se-tchouan. D'ailleurs, ils préparent d'une façon très élémentaire le cuir de buffle avec lequel ils fabriquent leurs harnais, et le cuir de bœuf qui est utilisé dans les chaussures.

Il est un animal, cependant, qui est élevé en vue des échanges commerciaux : c'est le daim porte-musc. Il vit dans les montagnes du haut Yun-nan et du Yunnan central.

Le musc a été de tout temps recherché sur les marchés du littoral chinois ; celui du Yun-nan est le plus estimé. Il représente à l'exportation une valeur de 5 millions de francs. Le marché centralisateur est Tchoung-king. C'est dans cette grande métropole se-tchouanaise qu'il est manipulé et fraudé avant d'être expédié à Chang-hai et à Han-k'eou.

Tels sont les principaux produits qui figurent dans l'exportation du Yun-nan. Le courant qui se dirige vers le Se-tchouan, soit directement, soit indirectement en passant par le Koui-tcheou, entraîne l'opium, le musc, les peaux et les produits des mines.

Le courant plus important qui se dirige au sud, vers la Birmanie et le fleuve Rouge, emporte de l'étain en grande quantité, des médecines et de l'opium.

Quant à l'importation, elle consiste surtout en cotons filés indiens. Il y a, en effet, partout en Chine, un tissage familial de cotonnades. Ajoutons, dans l'importation, le tabac, le pétrole et les tissus de coton ou de laine.

Le grand centre distributaire pour le Yun-nan est la ville de Moung-tse récemment ouverte ; on peut évaluer à 12 millions de francs le mouvement commercial dont elle est le centre.

Si le mouvement des échanges du Yun-nan avec le Se-tchouan est très éloigné de la sphère d'action du Tonkin, il n'en est pas de même du mouvement des échanges dans le sud. Par le fleuve Rouge et un chemin de fer reliant le Tonkin à Moung-tse et à Yun-nan fou, il est possible d'attirer le courant du sud-est. Par le chemin de fer allant de Lang-son à Long-tcheou, dans le Kouang-si, puis se dirigeant vers Nan-ning, on pourrait intercepter le courant qui relie Pak-hoi et Canton au Koui-tcheou et au Yun-nan.

Ce grand courant commercial traversant le sud de la Chine est celui qui doit surtout intéresser les Français. C'est sur lui que M. Brenier attire l'attention de notre gouvernement et des négociants du Tonkin.

Koui-tcheou

 

Le Koui-tcheou a un mouvement commercial plus actif que le Yun-nan.

Il y a beaucoup d'analogies entre les deux provinces. Le Koui-tcheou est très accidenté. On y rencontre à l'ouest, près du Yun-nan, de nombreux pitons calcaires de 1.000 à 1.400 mètres d'altitude, mais on peut dire qu'en général les montagnes sont moins élevées qu'au Yun-nan ; et il y a de belles forêts dans le nord-est.

La province est, en outre, favorisée par les affluents, rive droite, du Yang-tse kiang, la grande artère vivifiante de l'Asie centrale, et par les affluents du Yuen, la grande rivière qui va au lac Toung-tin, après avoir arrosé le Hou-nan. Les nombreuses rivières du Koui-tcheou aident à la fertilisation du sol et à la diffusion des échanges.

La province est un peu plus peuplée que le Yun-nan ; elle a 10 millions d'habitants. Cependant, elle aussi a beaucoup souffert de la rébellion qui y a sévi de 1860 à 1869, car elle renferme de nombreux aborigènes, et ce sont les musulmans de Hînq-hien, dans la région du sud-est, qui se sont soumis les derniers, en 1872.

L'industrie minière est prospère. Le charbon, le plomb, le fer et le zinc s'y rencontrent comme dans le Yun-nan. Il y a, en outre, des mines de cinabre. Le mercure est recueilli par l'évaporation du minerai dans le district de Pe-matong ; on l'exporte à Tchoung-king où il est transformé en vermillon.

L'agriculture a des produits variés ; les vallées nombreuses sont plus larges ; les plaines plus vastes et plus arrosées sont plus fertiles que celles du Yun-nan.

On récolte le maïs, les fèves et l'opium dans la région nord-ouest où se trouve la ville de Pi-tsié. C'est dans cette ville que s'est également concentrée la fabrication des toiles de coton, à cause de la facilité avec laquelle on peut y faire arriver, par un affluent du Yang-tse, des filés de coton. Le centre du tissage du coton dans le Yun-nan, qui s'étend de Moung-tse à Yun-nan fou, est beaucoup moins important.

Les mêmes cultures que nous avons déjà signalées dans le Yun-nan se retrouvent dans la région du sud-ouest : là est le district assez riche de Hin-y fou. Les meilleures terres sont réservées à la culture du riz.

Dans la région du nord-est, vers Tchen-gan, on fait une récolte de soie sauvage ; l'Anthærea pernyi, ver vivant en plein air sur le chêne, y est très répandu. La ville de Tsen-i est devenue un centre séricicole important ; on évalue le nombre des métiers à 4.500 et la production à 400.000 pièces. La longueur de la pièce est de 15 mètres ; la largeur du tissu est de 48 centimètres. Le tisseur reçoit 2 francs par pièce et il se fait à peu près 14 francs par mois.

Le cocon du ver sauvage (ye-tsang-se) est plongé dans un mélange très acide, contenant du fiel de porc. La fileuse reçoit 4 francs pour 10.000 cocons filés.

La soie est vendue 1 fr[anc] 80 la livre de 604 grammes. On la teint facilement en toutes couleurs, sauf en noir et en gris foncé.

Le tissu (chan-se) figure dans les exportations du Koui-tcheou.

Outre la soie sauvage, l'agriculture dans la région orientale, celle qui est limitrophe du Hou-nan, exploite l'abransin, l'arbre à vernis, Elœococca vernicîfera, famille des euphorbiacées. L'huile tirée du fruit est l'objet d'un grand commerce dans toute la Chine ; elle est, en effet, d'un usage général. Elle sert à rendre imperméables les tissus, le papier, les jonques, à peindre sur verre, à éclairer, à produire le noir de fumée pour l'encre de Chine.

Elle est portée à Han-k'eou, qui est le principal entrepôt des huiles végétales, dans des paniers en bambous imperméabilisés (car on ne connaît pas la futaille en Chine) ; de là, elle est expédiée dans des caisses en fer-blanc. On évalue l'exportation d'Han-k'eou à 15 millions de kilogrammes.

L'abransin pousse dans les régions accidentées ; il n'aime pas les lieux humides, il ne craint pas le froid. On le plante en bordure des rizières. Il produit à l'âge de quatre ou cinq ans. La fleur paraît au printemps et embaume les jardins. Les fruits, gros comme des noix, sont récoltés en septembre ; la coque est ouverte à l'aide d'un crochet de fer par des femmes qui retirent les graines (au nombre de deux à quatre), les nettoient et les font sécher.

Il ne faut pas confondre cette huile avec celle que l'on tire des graines de "l'arbre à suif", Stillingia sebifera, famille des euphorbiacées. Cet arbre, qu'on rencontre dans un grand nombre de provinces aussi bien que dans le Koui-tcheou, pousse sans culture dans tous les terrains, sur les montagnes comme dans les plaines ; sa feuille ressemble à celle du peuplier. A l'âge de quatre ou cinq ans, il produit de petites fleurs jaunes en grappe. La coque dure formant le fruit s'ouvre après la maturation : on y trouve trois petits grains assez semblables à ceux du café. On retire de ce fruit des huiles variant de qualités et d'usages suivant qu'on écrase le fruit entier ou bien le péricarpe seul ou seulement le noyau. Le suif végétal est un article de grande spéculation parmi les Chinois. Les principaux stéariniers chinois sont à Tchang-ti fou, sur la rivière Yuen.

Un dernier produit à citer parmi les produits végétaux qu'on exporte du Kouitcheou est la "laque", qu'on recueille en faisant des incisions à un anacardier, Semecarpus anacardium. La laque s'emploie pour vernir le bois et le rendre inattaquable. Les Japonais en font des panneaux peints, véritables objets d'art très recherchés.

Avec de pareils éléments, le Koui-tcheou a nécessairement une activité commerciale plus grande que le Yun-nan, qui, dans l'état actuel, doit être considéré plutôt comme un pays de transit. Les régions centrales et orientales du Kouitcheou sont les plus peuplées ; il y a là des villes importantes en relation constante avec le Se-tchouan, avec le Hou-pe et le Hou-nan ; les communications sont établies par le Yuen avec Han-k'eou, Ou-tchang et Tchang-kia, centres commerciaux où remontent, par le Yang-tse kiang, les marchandises étrangères qui sont expédiées de Chang-hai.

 

Se- tehouan

 

Le tableau du mouvement commercial et du mouvement agricole s'élargit encore et prend une ampleur remarquable dans le Se-tchouan, où l'on rencontre, en plus, un grand mouvement industriel. Aussi nos voyageurs lyonnais parlent-ils de cette province, dans laquelle ils ont séjourné six mois, avec la même admiration dont furent saisis les voyageurs arabes et italiens qui, au Moyen Age, pénétrèrent dans la Chine centrale.

Dès qu'ils arrivent sur les bords du Yang-tse kiang, ils sont frappés de la densité de la population, de la fertilité de ses larges plaines, du nombre des grandes villes ; et leurs regards sont charmés par les orangers et les mûriers leur annonçant des climats tout autres.

La province du Se-tchouan a une étendue de 566.000 kilomètres carrés. Elle est traversée du nord au sud par de nombreuses rivières, en partie navigables, affluents du Yang-tse kiang, rive gauche. Le grand fleuve arrose toute la partie méridionale de l'est à l'ouest. Ce remarquable réseau fluvial donne une grande fécondité au sol et crée des voies de communication inappréciables pour le commerce ; aussi rencontre-t-on des bourgs de 30.000 habitants et des transactions importantes même dans les régions montagneuses les plus excentriques au nord, à l'est et à l'ouest. Citons parmi les affluents les plus considérables, à l'est, le Kia-ling; à l'ouest, le Min.

Le Se-tchouan, en effet, n'est pas une vaste surface plane. La province offre les aspects les plus variés. La magnifique contrée centrale où s'élève la capitale Tchen-tou, la rivale de Pékin par sa grandeur et son animation, est entourée comme d'un cirque de montagnes ; à l'ouest, elle confine au Tibet ; à l'est, elle a de hauts plateaux de plus de 2.400 mètres d'altitude, sur les limites du Hou-pé et du Chan-si ; au sud, elle a le prolongement des montagnes du Yun-nan et du Koui-tcheou.

De nombreuses collines, à pentes adoucies, rompent l'uniformité des plaines fertiles admirablement cultivées, et permettent à l'agriculture de multiplier ses produits ; le sol entrecoupé de collines est même la caractéristique du Setchouan.

Ainsi s'expliquent les ressources de la province pour les échanges, et sa richesse.

Elle a du charbon en grande quantité, et, comme l'exploitation est libre, on le gaspille. Les principaux centres sont Kia-ting au sud-ouest, Oui-yuen-hien au nord de Tchen-tou ; mais il y en a partout.

Elle a le fer qui est traité dans les hauts fourneaux près de Hou-cheou et de Tchoung-king.

Elle a le cuivre et l'argent à Mou-pin et à Hou-koua-tou.

Dans le Se-tchouan, on cultive largement les plantes médicinales ; les grands marchés sont Tchang-pa dans le nord-ouest, et Soui fou dans le sud ; ces produits, sauf la rhubarbe et les noix de galle, intéressent principalement la consommation indigène. On les trouve aussi dans les montagnes du nord-est, vers Kou-tche fou.

Les populations montagnardes du nord-ouest et de l'ouest, qui appartiennent à des races non chinoises, Miao, Sy-fan el Lolos, s'occupent principalement de l'importation des produits du Tibet : le musc, les lainages et les laines de mouton. La ville de Ta-tsien-lou est une véritable ville tibétaine. Il passe 740.000 kilogrammes de laine à Song-pan, la ville frontière la plus éloignée au nord-ouest. Une grande partie de ces laines est apportée du Chan-si. Après avoir été triées par des femmes ou des enfants à qui l'on donne 20 centimes par jour, ces laines, mises en balles, sont portées à Kouan-hien et à Tchang-pa ; là, elles sont placées sur des radeaux qui descendent les affluents du Yang-tse jusqu'aux villes où les colis peuvent être transbordés sur des jonques. Le port d'Han-k'eou est l'objectif final. On importe encore du Tibet des peaux d'agneaux qui descendent aux tanneries de Soui fou et de Tchen-tou ; leur principal marché à la frontière ouest est Ta-tsien-lou.

En quittant les montagnes, nous trouvons les produits que donnent les arbres des coteaux et des plaines.

Comme dans le Koui-tcheou, on récolte, dans le Se-tchouan : la soie des vers du chêne, à Ky-kiang et Lou-tchouen hien ; les huiles végétales, très abondantes dans le sud-ouest, vers Fou-tcheou fou et Long-t'an ; la laque à Kouan-hien.i

L'opium est partout cultivé et donne lieu à une large exportation. Il est très abondant dans le sud-est, où son marché principal est Yuin-tchouan-hien. Celui qui est destiné à l'exportation va à Tchoung-king. La quantité produite est évaluée à 7.248.000 kilogrammes et l'exportation en prend la moitié.

Il faudrait encore citer le thé, le riz, l'indigo, qui sont des cultures courantes, enfin la canne à sucre et le tabac, produits plus spéciaux que nous n'avons pas rencontrés dans le Yun-nan et le Koui-tcheou.

En constatant l'épanouissement de la culture dans le Se-tchouan, et cette merveilleuse fécondité du sol, on comprend ce dicton chinois: "Gardez-vous du vent au Yun-nan, de la pluie au Koui-tcheou, des chaleurs dans le Se-tchouan." Nos voyageurs, dans la pittoresque narration de leurs excursions, prouvent qu'il est très exact.

Mais nous avons hâte d'arriver, dans cette énumération des richesses du Setchouan, aux deux textiles, le coton et la soie. Ces matières premières ne sont pas, il est vrai, spéciales à la province centrale de la Chine, mais elles y sont très abondantes.

Les centres cotonniers sont Tai-ho tchen et Su-lin hien ; les plus grands marchés de coton sont Su-tin, Lieou-chou-to, Tai-ho-tchen. La culture occupe une vaste étendue de terrain dans l'est et le nord-est de la province. Le cotonnier aime le sol sablonneux des vallées, des coteaux et des bords des rivières. On le retrouve dans le sud-ouest, vers Kia-ting et Fou-chouen. La qualité est naturellement variable ; le rendement est environ de 700 kilogrammes à l'hectare.

L'égrenage par le passage entre deux rouleaux, le filage au rouet, le bobinage et enfin le tissage se font au moyen de machines très primitives. Les centres les plus importants du tissage du coton sont à l'est Ouan-hien, au nord Su-tin fou, au sud-est Tchoung-king, à l'ouest Kia-ting, au nord-ouest Mien-tcheou. L'énorme consommation locale des cotonnades et les expéditions dans le Tibet, le Chen-si, le Koui-tcheou et le Yun-nan absorbent non seulement le coton récolté, mais exigent une importation de filés et d'étoffes étrangères. Le Se-tchouan reçoit un septième des importations dont la totalité en Chine est évaluée à 312 millions de francs (comprenant les importations de l'Inde, du Japon et d'Europe). C'est ce commerce qui a donné leur grand développement à Tchoung-king, principal centre distributeur; à Ouan-hien, ville habitée par les plus riches marchands et reliée à la capitale Tchen-tou par une grande route ; et à Koui-tcheou fou, située à la pointe est de la province.

L'industrie de la soie, loin de donner lieu à une importation dans le Se-tchouan, fournit l'élément d'une exportation considérable. La carte séricicole de la province montre que dans tous les districts du Se-tchouan oriental et du Se-tchouan central, districts qu'on peut délimiter à l'orient par une ligne allant de Kia-ting au sud, vers Long-pan au nord, la sériciculture est en pleine activité. Il y a une grande variété dans les mûriers, ce qui, avec la qualité du sol, explique les différences que présentent les soies récoltées. On peut citer les soies de Mien-tcheou comme les plus estimées ; celles du district de Sy-tchong, enfin les soies nommées en Europe Koo-pun et qui viennent de Pao-ning fou. Les cotations sur les marchés européens sont basées [sic] sur les différences de qualité et d'origine ; elles varient beaucoup. La récolte commence en avril. L'éducation est faite en famille par petits lots de graines. Il ne semble pas que cette subdivision préserve complètement les vers des maladies ordinaires (pébrine, flacherie, muscardine). Les cocons sont en général blancs, bombés, avec pointes accusées. Ils sont filés frais par les éleveurs ou par des spécialistes qui louent leur main-d'œuvre et qu'on peut appeler des "fileurs ambulants". Les cocons sont filés au nombre de 10 à 15 et donnent un rendement de 10 à 11 kilogrammes pour un kilogramme de soie. Le prix de façon revient à 1 fr[anc] 05 environ par kilogramme.

Les procédés de filature étant très primitifs, la soie est grossière, irrégulière ; aussi, avant de la porter sur le marché, on la redévide : ce sont des ouvriers ambulants qui exécutent cette seconde opération ayant pour résultat de nettoyer la soie et d'en rendre l'emploi plus facile pour le fabricant et le tisseur.

La capitale du Se-tchouan, la ville splendide de Tchen-tou, à laquelle le volume consacre un chapitre spécial, est le grand marché des soies et le grand centre de la fabrication des étoffes. Les tisseurs se-tchouanais sont groupés en corporation et leurs statuts restreignent le nombre des apprentis. Les ateliers les plus considérables ont dix métiers dont quatre tissent le façonné et six tissent l'uni ; on y compte un personnel de trente ouvriers. Chaque métier d'uni occupe deux personnes ; chaque métier de façonné trois ouvriers dont un tire les "lacs", car le métier à la tire, le métier préhistorique, n'a pas encore été remplacé par " le jacquard". De même que le métier traditionnel est religieusement conservé, de même les procédés de tissage et les dessins se perpétuent.

Ce fétichisme pour le passé sera probablement un des plus grands obstacles à la transformation industrielle que rêvent les Européens.

La récolte des soies dans le Se-tchouan est évaluée à 2.400.000 kilogrammes ; la consommation locale en prend 1.500.000.

Dans l'exportation, qui est faite par le port de Chang-hai, on compte les mien-tcheou pour 136.000 kilogrammes, les sy-tchong pour 49.000 kilogrammes, les koo-pun pour 25.000 kilogrammes.

Ces détails un peu prolixes sur la soie ne paraîtront pas un hors-d'œuvre lorsqu'on remarquera que dans les exportations chinoises pour la France, évaluées 228 millions de francs, la soie figure pour 128 millions.

Il nous reste, pour terminer l'analyse du rapport de la Mission dans le Se-tchouan, à mentionner la curieuse extraction du sel, objet d'une exportation sérieuse, car on évalue sa production à 150.000 kilogrammes de sel annuellement. L'exploitation de la nappe saline donne le plus curieux aspect aux districts de Te-liou-tsin et Kong-tsin. Chaque puits (et on en compte par milliers) est surmonté d'un haut échafaudage en bois, véritable pyramide carrée, tronquée ; la profondeur des puits varie de 400 à 600 mètres ; l'eau salée, avec laquelle vient parfois du pétrole, est élevée au moyen de tubes en bambous, et ce sont des buffles qui font agir les machines élévatrices.

Après avoir jeté un regard d'envie sur toutes les richesses du Se-tchouan, qu'on peut appeler le cœur de la Chine, nos voyageurs ont esquissé la physionomie de Tchen-tou, sa capitale, cité cosmopolite où l'on rencontre tous les types si variés des habitants de l'empire du Milieu, et de Tchoung-king, la grande métropole commerciale où déjà se rencontre une colonie européenne.

Ils ont visité Canton, Hong-kong, Chang-hai, les grands marchés internationaux, enfin le port intérieur de Han-k'eou, phare de première grandeur, placé à l'embouchure de la rivière Bleue et projetant ses rayons sur tout l'empire.

Mais nous ne voulons pas suivre la Mission lyonnaise dans l'exploration du commerce général chinois, exploration dont M. Rabaud, délégué de la chambre de commerce de Bordeaux, avait été plus spécialement chargé.

Son œuvre originale n'est pas là.

Par le même motif, nous n'analyserons pas le rapport magistral de M. Brenier sur le Tonkin. C'est l'étude la plus complète, la plus utile, la plus pratique qui ait été faite. Elle est instructive pour tous ; et elle sera, avec l'étude de la navigation du fleuve Rouge par M. l'ingénieur Perre, le plus précieux document à consulter par le gouvernement pour le développement du Tonkin. Nous sommes persuadé que ce rapport a exercé une grande influence sur notre parlement, lors du vote sympathique et unanime des projets présentés par M. Doumer, l'intelligent, dévoué et énergique gouverneur actuel de notre belle colonie.

Rendons cependant justice à tous ces jeunes pionniers, dont le dévouement a aidé la chambre de commerce de Lyon à élever ce monument commercial, "la Mission lyonnaise en Chine". Nous avons essayé de donner un aperçu des renseignements inépuisables qui sont renfermés dans les rapports de M. Brenier sur les trois provinces ; de M. Duclos, délégué de Lyon, sur les mines ; de MM. Antoine et Métral, délégués de Lyon, sur la soie ; de M. Grosjean, délégué de Marseille, sur les corps gras ; enfin du rapport sur le coton, signé collectivement par M. Vial, délégué de Lille, par M. Waëles, délégué de Roubaix, et par M. Riault, délégué de Roanne.

Nous sommes trop reconnaissant envers tous pour ne pas compléter l'énumération de leurs noms en analysant rapidement le rapport de M. Sculfort, délégué de Lyon, sur "la circulation monétaire et fiduciaire en Chine", et celui de M. Deblenne, le savant collaborateur de nos jeunes commerçants, sur "l'ethnologie des races autochtones de la Chine méridionale".

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IV. Système monétaire

Un manuel complet du commerçant devant contenir les prix de chaque marchandise et celui des transports, il était indispensable d’étudier le système monétaire. Cela est d’autant plus nécessaire pour la Chine qu’il n’existe pas de monnaie légale.

Les pièces d’or sont inconnues.

Les pièces d’argent, telles que le dollar, le yen, etc., introduites par les étrangers, se rencontrent sur les côtes, de même que les roupies sur les frontières du Tibet ; mais, dans les provinces, circulent seulement les lingots d’argent dénommés sycee.

L’unité qui sert à établir les comptes est le taël (de l’hindoustani tola), monnaie fictive dont le poids en argent pur fixe la valeur.

Le poids du taël servant de base dans les tarifs des douanes impériales, et qui se nomme hai-kouang tael, a été fixé à 37 gr[ammes] 783 ; mais chaque province a adopté son taël : ainsi, le taël du Se-tchouan est fixé au poids de 35 gr[ammes] 70. Canton a le sien, Chang-hai en a un autre, etc.

La valeur représentée par le taël est donc variable, puisqu’elle est subordonnée à la valeur du métal argent. C’est ainsi que le hai-kouang taël a, d’après le change durant ces dernières années, été évalué en 1892 à 5 fr[ancs] 49, en 1894 à 4 fr[ancs] 02, en 1897 à 3 fr[ancs] 73.

Les lingots de métal blanc qui servent de monnaie sont évalués en taëls ; ils varient de poids, de titre et même de forme suivant les provinces : le lingot de cinq taëls usité dans le Yun-nan est quadrangulaire, le lingot de dix taëls usité dans le Se-tchouan est semi-ovoïdal.

Dans toute opération où on énonce une monnaie d’argent, que l’on compte par dollar, par roupie ou par taël, il faut donc stipuler le poids du métal pur et le titre.

Quant aux lingots, bien que le fondeur mette, comme garantie, sa marque, son " shop ", il est indispensable d’avoir une balance pour les vérifier, si courante est la fraude. Il est vrai que les balances, bien que chaque corporation ait un étalon, ne sont jamais vérifiées, et que tout " bon " Chinois porte dans sa manche deux balances, une pour la vente et l’autre pour l’achat.

Après avoir pesé et repesé le lingot, après en avoir arrêté la valeur en taëls, proportionnellement au titre et au cours du métal argent, on doit transformer les taëls en sapèques.

La sapèque (du mot sapek, monnaie d’Indo-Chine) est, en effet, la seule monnaie usuelle, la commune mesure des valeurs dans l’intérieur de la Chine. C’est en sapèques que sont stipulés les prix de toutes les marchandises, les salaires, les loyers, les opérations du Trésor.

La sapèque est une pièce composée de cuivre, de zinc et de plomb, dont le titre est fixé pour le cuivre. Elle est grande à peu près comme notre pièce française de cinq centimes [2,5 cm de diamètre. – NDLR.] et percée au centre afin d’être enfilée et portée plus facilement.

La sapèque " coulée " dans les hôtels des monnaies établis par le Gouvernement dans quelques villes comme Canton, Ou-tchang, Tien-tsin, a un poids et un titre en cuivre déterminés ; mais chaque province a sa sapèque de même que son taël.

La sapèque varie donc de valeur suivant les usages locaux, suivant son titre, suivant la valeur du métal cuivre. On signale, de plus, une fraude qui se généralise depuis la récente hausse du cuivre, et qui consiste à fondre les sapèques les plus riches en cuivre pour en extraire le métal.

Naturellement, le change du taël en sapèques est excessivement variable. Voici quelques chiffres donnés par la Mission : le taël valait 1 750 sapèques en 1895 à Toung-hai ; 1 500 en janvier 1896 à Yun-nan fou ; 1 320 en avril 1896 à Tchoung-king ; 1 165 en avril 1897 à Koui-yang.

Que de frais, d’ennuis, de délais dans chaque opération commerciale ! Que d’obstacles à la pénétration des produits européens et à l’exportation des produits à acheter dans les provinces éloignées !

Ces difficultés de règlement expliquent pourquoi les Chinois font leurs opérations à crédit et les règlent par des balances de comptes courants. On peut dire qu’il y a un véritable troc de marchandises. Un marchand de filés de coton du Se-tchouan, par exemple, paie son achat à Chang-hai par du musc qu’il a échangé contre du thé du Se-tchouan.

On peut remarquer encore que l’opium rend véritablement l’office du métal blanc, par suite de l’extension énorme que prennent la production et la consommation de l’opium en Chine. Il figure partout dans les échanges commerciaux.

Le métal ne manquerait cependant pas si le Gouvernement se décidait à frapper des dollars et des pièces divisionnaires ayant cours légal dans tout l’Empire et s’il améliorait les voies de communication. Il y a, en effet, une grande importation d’argent, et la Chine possède des mines d’argent nombreuses, dont on ne tire pas tout le parti possible.

M. Sculfort, après avoir expliqué le mécanisme du régime monétaire, a rapidement esquissé la circulation fiduciaire ; elle s’opère par l’entremise des grandes banques européennes établies à Hong-kong et à Chang-hai et par les corporations des banquiers indigènes, dont les plus puissants sont du Chan-si.

Il termine son intéressant rapport en expliquant pourquoi la baisse considérable du métal argent, baisse qui a si profondément troublé les bimétallistes européens, n’a pas eu la répercussion considérable et proportionnelle qui était attendue sur les marchandises. Les explications de M. Sculfort sur ce sujet sont très ingénieuses et dénotent une grande finesse d’observation.

Les producteurs étrangers ont réussi à abaisser le prix de revient de leurs produits, résultat des progrès de la science et de l’industrie.

Les intermédiaires ont réduit le louage de leurs services, résultat de l’évolution commerciale universelle déterminée par les applications de l’électricité et de la vapeur.

Les Chinois s’habituent aux produits étrangers, et les recherchent pour leur consommation, consentant à les acquérir à plus haut prix.

Enfin, le grand facteur de la compensation et de l’atténuation de la baisse du métal argent, c’est la hausse de la monnaie de cuivre par rapport à l’argent. La puissance libératoire de la sapèque a constamment grandi et, par suite, il y a eu une hausse générale des prix dans les provinces chinoises. À Hong-kong, le prix du riz par boisseau a passé de 800 sapèques en 1892 à 1 100 sapèques en 1896, et le prix du blé de 923 sapèques en 1892 à 1 500 sapèques en 1896.

Citons la conclusion de M. Sculfort :

" Si le prix des marchandises indigènes consommées dans l’intérieur ou destinées à l’exportation augmente de valeur en argent, le prix de toutes choses augmentera nécessairement, articles importés ou exportés ; et cette hausse du prix de la vie en Chine, combinée avec l’abaissement des prix dans les pays à étalon d’or, nous permettra de vendre longtemps encore nos marchandises dans l’empire chinois. "

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V. Les peuples autochtones

Dans le rapport de M. Deblenne, nous avons un tout autre ordre d’idées spéculatives.

Le savant docteur a été attiré par les problèmes de linguistique et d’ethnologie dont la solution exerce depuis longtemps la sagacité des missionnaires et des sinologues. Il ne put réunir que des notes fort incomplètes au milieu de ses excursions très rapides et de ses occupations incessantes, car sa bienveillance ne refusait ni consultations ni remèdes à ceux qui s’adressaient à lui. Mais il entreprit l’énorme travail de consulter les livres chinois, les rapports des missionnaires, les ouvrages publiés en Angleterre et en France, et de fixer l’état actuel des connaissances sur le problème posé. Il a eu l’honnêteté, qu’on voudrait rencontrer chez tous ceux qui écrivent, de citer toutes les sources auxquelles il a puisé, et de laisser son bien à chacun. Mais, quelque large que soit la part faite aux autres, il est incontestable que M. Deblenne a produit un livre nouveau et de haute portée en présentant le tableau des peuples autochtones de la Chine méridionale.

Les populations primitives se présentent disséminées, par groupes souvent très peu importants, dans les provinces visitées par la Mission. M. Deblenne, après les avoir étudiées isolément, puis comparées, a tracé trois grandes divisions ethniques : 1° les Miao-kia, qui comprennent les Sen-miao, les Houn-miao, les Yao jen, etc. ; 2° les Thais, qui comprennent les Y-kia et Tchong-kia, du Koui-tcheou, les P’en-ti, du Kouang-si, les Pa-i, du Yun-nan ; 3° les Sy-fan, qui comprennent les Lolos du Se-tchouan, les Lolos du Koui-tcheou et les Lolos du Yun-nan.

Dans son désir d’être aussi exact que possible, M. Deblenne a voulu nommer même les petites tribus, telles que la tribu des " Man-tse ", composée de véritables brigands, pillards ayant leurs repaires dans les montagnes très élevées du Se-tchouan septentrional, et vraiment peu intéressants.

Procédant avec méthode, de façon à mettre de l’ordre et de la clarté dans les documents pris à tant de sources différentes et vérifiées autant que possible par lui-même, M. Deblenne s’est fixé un programme uniforme. Il examine, pour chaque peuple autochtone : sa localisation géographique ancienne et nouvelle, ses traits physiques, son langage, son organisation familiale, économique et politique, sa religion, son histoire.

De grands États ont existé sous le nom de " Sy-fan " dans le Se-tchouan, de " Miao " dans le Koui-tcheou et le Hou-nan, de " Y-kia " dans la Chine méridionale. Après qu’ils eurent été conquis par les hommes du Nord, les Chinois, " fils de Han ", les aborigènes se dispersèrent. Ils se sont alors groupés par hameaux et villages.

Il y a un souvenir de l’ancienne constitution féodale de ces États dans l’institution des " T’ou-se " et [des] " Pin-mou ". Ce sont les chefs des villages des " aborigènes " et des " indigènes " (ainsi l’on désigne les Miao et les Y-kia). Le T’ou-se, dans les tribus qui ont pu conserver leur indépendance en payant un simple impôt aux vainqueurs, a une véritable autorité ; c’est un seigneur, originaire de la tribu, ayant une charge héréditaire. Dans les tribus qui se sont soumises, le T’ou-se n’a qu’une juridiction restreinte, c’est une sorte de juge de paix ; il est nommé par le mandarin, et il peut être pris parmi les étrangers.

Quant à l’organisation communale, elle comprend un maire, nommé par les mandarins locaux, et chargé de percevoir les impôts qui se paient les uns en argent, les autres en riz.

C’est dans les montagnes élevées et dans les gorges sauvages qu’on trouve les types purs des peuplades autochtones. À mesure qu’on se rapproche des villes, il y a des mélanges ; la population est " chinoisée ". Cependant, même parmi les hybrides, on retrouve certains traits caractéristiques, et M. Deblenne les détaille avec soin : tels sont les mœurs familiales, la physionomie, les costumes, le langage.

Le signalement général serait : taille élevée, constitution vigoureuse, visage ovale, yeux non bridés, nez non épaté, lèvres peu épaisses, crânes brachycéphales et mésaticéphales. Naturellement, les modifications sont nombreuses en raison des croisements inévitables.

Si tous ceux qui peuvent être propriétaires, même dans les contrées les plus pauvres, se tiennent chez eux, il en est beaucoup qui sont obligés de se placer comme fermiers chez les Chinois (par exemple dans le Koui-tcheou central, entre Gan-chouen et Koui-yang).

L’agriculture, avant tout, est leur occupation, mais on rencontre parmi les autochtones des teinturiers, des maçons, des menuisiers et des orfèvres. Les femmes se livrent à toutes sortes de travaux : agriculture, filage et tissage du coton ou de la soie, sans négliger les devoirs de la mère de famille.

Les bijoux en argent, boucles d’oreilles, peignes et épingles pour les cheveux, boutons pour garnitures de chapeaux sont d’un porter général : il n’est pas rare de voir des femmes y travailler. Parfois des coquillages " cauris " figurent dans les boucles d’oreilles et dans l’ornementation des corsages.

Les mœurs sont douces ; l’infanticide est inconnu ; les enfants sont aimés, ce qui n’empêche pas qu’on ne rencontre beaucoup de rachitiques et d’idiots, soit à cause du climat, soit à cause de soins inintelligents. La jeune mariée habite chez ses parents jusqu’à ce qu’elle devienne mère ; c’est la maternité qui lui donne droit de prendre possession du toit conjugal. De ce que chaque chef de famille tient à avoir un héritier est née la polygamie, plus fréquente chez les autochtones que chez les Chinois ; toutefois, chez les Lolos, les chefs seuls peuvent prendre deux ou trois femmes. Lorsqu’un fils est né, on lui donne un nom d’animal afin de tromper et conjurer les mauvais génies, et le père quitte son nom de famille pour prendre celui de " père d’untel " ; les filles sont désignées par leur rang de naissance : la première, la seconde [sic], etc.

Les parents arrangent le mariage pendant que les enfants sont très jeunes et sans les consulter. En réalité, la jeune fille est vendue ; le minimum du prix cité par M. Deblenne est 6 taëls (à Gan-chouen), soit 25 francs. Le jour de la cérémonie n’est fixé qu’après la consultation donnée par un sorcier qui lit sur les os d’un animal tué, ordinairement un coq, le pronostic de l’avenir. Quant à la cérémonie elle-même, elle consiste dans des échanges de cadeaux et dans un repas où le vin de riz joue un grand rôle : aussi la cérémonie s’appelle-t-elle " boire le vin ". Tantôt la fiancée va simplement à pied, accompagnée de ses amies, chez les parents de son fiancé, mais elle n’assiste pas au festin qui réunit les deux familles ; tantôt le fiancé (chez les Lolos) est conduit en grand cortège, avec musique, à la demeure de la fiancée.

La cérémonie funèbre est toujours plus solennelle. Elle a lieu longtemps après la mort. Il faut en effet observer que le cadavre n’est pas toujours enseveli ; qu’il est souvent livré en pâture aux bêtes fauves, ou encore brûlé. La cérémonie consiste, au jour dit, à immoler un cheval (chez les Miao), un bœuf (chez les Y-kia), dans la croyance que ces animaux rejoindront le mort et lui seront utiles dans l’autre monde.

Les superstitions, on le voit, jouent un grand rôle dans la vie ordinaire des Miao et des Y-kia, qui ont une idée très peu nette de Dieu. Ils n’ont cependant ni temples ni idoles, mais ils ont une grande frayeur des mauvais génies, causes des malheurs et des maladies, etc. ; et, parmi les mauvais génies, ils placent les âmes errantes des morts, car ils admettent la métempsycose.

Si l’on rencontre beaucoup d’arbres qui sont déclarés " sacrés ", c’est que ces arbres sont, suivant les croyances populaires, habités par de mauvais esprits dont il faut conjurer la fâcheuse influence.

Les Lolos ont un sentiment religieux plus développé. Des banderoles avec inscriptions de prières flottent devant leurs habitations. Ils forment une secte des bouddhistes.

Mais les Lolos diffèrent des autres autochtones sous plus d’un rapport. Ce sont de hardis montagnards localisés sur les frontières du Tibet (bien qu’on en rencontre quelques villages dans les hautes montagnes du Yun-nan et du Koui-tcheou) ; ils chassent la panthère, le léopard, la martre, la zibeline ; ils habitent souvent des tentes. Ils ont les cheveux courts, ramenés sur le devant de la tête et attachés ; ils se coiffent d’un turban ou d’un chapeau bas tissé en bambou, ou encore d’un bonnet conique en feutre ; ils portent des manteaux de feutre gris, parfois garnis de franges, ou de grandes tuniques en laine rouge bordées de fourrures. Enfin, ils haïssent, comme tous les autres peuples vaincus, leurs vainqueurs ; mais leur haine n’est pas simplement platonique et ils descendent parfois pour faire des razzias de Chinois qu’ils emmènent en esclavage et qu’ils marquent d’un tatouage.

Le costume des Lolos s’explique par l’altitude des lieux qu’ils habitent (Ta-tsien lou est à 2 700 mètres). Le costume des Miao et des Y-kia est composé de toiles de coton et parfois de toiles de chanvre. Les hommes ont des pantalons courts, des tuniques ou des vestons de couleur sombre ; ils recouvrent d’un turban leurs cheveux relevés en chignon. Les femmes se vêtissent [sic] naturellement avec plus de recherche et de coquetterie ; aussi la variété de leurs costumes est très grande sans que cependant leur caractère distinctif soit altéré. On peut dire d’une manière générale que les femmes s’attachent à rompre la monotonie des couleurs sombres, pour les jupes tantôt plissées tantôt unies, et pour les caracos serrés à la taille et ouverts sur la poitrine, en prodiguant des ornements blancs ou multicolores. Une pièce du costume des femmes Miao est à citer : c’est le plastron qu’elles suspendent à leur cou ; pièce couverte de broderies qui représentent des figures géométriques semblables aux dessins figurés dans les tissus byzantins. Quant à la coiffure, les femmes ont, toutes, les cheveux relevés plus ou moins haut en chignon et les ornent avec des bijoux et des étoffes ; cette coiffure est ordinairement gracieuse. Complétons l’esquisse en disant que les femmes Miao portent des jambières et que les femmes Y-kia ont les jambes nues.

Nous aurions été heureux de pouvoir donner à nos lecteurs, en terminant l’analyse du livre de M. Deblenne, une idée des langues écrites ou parlées par les peuples primitifs de la Chine. Mais nous regardons humblement, avec respect, sans chercher à les déchiffrer, les vocabulaires Sen-miao, He-miao, Y-kia, etc. ; et nous nous bornons à nous incliner avec admiration devant les recherches de M. Deblenne et des PP. Menel, Schotter, Randan, Laborde et Roux.

Il y a, paraît-il, des manuscrits Miao qui offrent un grand intérêt. La langue Pa-i (c’est une branche des Y-kia) a eu, pendant quelques années, les honneurs d’une chaire à Pé-kin. Toutefois, on ne rencontre aujourd’hui chez les aborigènes aucun livre : ils se transmettent oralement leurs traditions, et c’est un orateur désigné qui les raconte dans les grandes cérémonies, telles que la cérémonie nommée Guien-kou-kao.

M. Terrien de la Couperie, sinologue souvent cité par M. Deblenne, a créé deux grandes divisions : langues indo-pacifiques et langues tourano-scythiques.

Mais les dialectes se sont tellement multipliés que souvent les membres d’une tribu, pour se faire comprendre de leurs proches voisins, se servent de planchettes de bois sur lesquelles ils tracent des lignes (on pourrait, sauf respect, les comparer aux ouches de nos boulangers).

On comprend quelles difficultés les savants rencontrent pour déchiffrer une langue monosyllabique dans laquelle l’idée est exprimée à l’aide de mots qui sont juxtaposés et prennent un sens différent suivant le ton, suivant l’accent, suivant le préfixe.

C’est afin d’avoir une sorte de criterium que M. Terrien de la Couperie a imaginé le système idéologique. On observe l’ordre dans lequel se présentent les membres habituels d’une locution exprimant une idée (le nom, l’adjectif, le verbe, le sujet, le régime) ; et suivant la place qu’ils occupent l’un par rapport à l’autre, on représente le dialecte par une formule composée de chiffres arabes et de chiffres romains auxquels une signification fixe a été attribuée.

M. Deblenne a adopté ce mode de classification.

Mais fermons son livre puisque nous ne pouvons pas suivre l’auteur dans ses considérations trop scientifiques.

Nous le louerions sans réserve si, dans ses conclusions, M. Deblenne, parlant de la coexistence de l’homme primitif et du singe, avait protesté contre toute assimilation entre eux. Serait-il darwinien ? Nous espérons que la lecture du rapport complet (il n’en a été publié que des fragments) nous ôtera tout doute.

Nous exprimons, en effet, le vœu que la chambre de commerce publie, in extenso, le travail si remarquable du savant docteur, avec la carte, excessivement curieuse et instructive, intitulée Carte ethnographique de la Chine occidentale et méridionale, indiquant les régions occupées par les indigènes non chinois de l’Empire du Milieu ; cette carte présente, par des teintes variées, les localités que les tribus Miao, Y-kia, Lolos, etc. occupent.

Nous souhaiterions encore que, dans l’intérêt des commerçants qui se résoudraient à suivre les traces de nos délégués lyonnais, le Service de santé soit imprimé. M. Deblenne a résumé, dans ce rapport, d’excellents conseils d’hygiène, indiqué les remèdes pour diverses maladies auxquelles les Européens sont exposés, parlé des stations sanitaires, de la médecine chinoise, etc. C’est le guide médical.

Enfin, pour faire apprécier le labeur considérable de M. Deblenne et la merveilleuse activité de son esprit, n’y aurait-il pas lieu de communiquer au public la nomenclature des plantes médicinales dont la collection a été offerte par la chambre de commerce au laboratoire de notre université ? M. Deblenne a soigneusement noté le nom chinois, a juxtaposé le nom français correspondant qui a été donné par le P. Bodinier, savant botaniste des Missions étrangères de Paris, et a indiqué la maladie qui est traitée par la substance. Bien que la médecine moderne dédaigne les plantes comme remèdes, peut-être quelques membres de notre faculté trouveront-ils un sujet d’études nouveau et une thérapeutique inattendue dans les racines, les bulbes, les écorces, les fruits, les graines, auxquels les Chinois demandent la guérison de maladies semblables aux nôtres. Les fièvres, les diarrhées, les refroidissements et les maladies des parties génitales sont très souvent cités. La fièvre typhoïde est rare, et M. Arloing, l’éminent directeur de notre école vétérinaire, avait prié M. Deblenne de contrôler le fait : il est exact et doit être attribué à ce que les Chinois, pour boisson, font usage de thé, c’est-à-dire d’eau bouillie.

M. Arloing avait en outre, dans un questionnaire remis à M. Deblenne, demandé qu’on vérifiât si les chevaux mangeaient les haricots : le complaisant docteur a rapporté des spécimens de ces haricots chinois ; ils sont petits comme nos lentilles et ont un épiderme facile à broyer ; ils ne sont donc pas comparables à nos haricots.

Si nous donnons ces détails, c’est uniquement pour montrer que les membres de la Mission se sont mis à la disposition de tous avec une bonne grâce parfaite.

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VI. Résultats

Il ne faut pas que le succès de la récente mission fasse oublier les services rendus par les missions précédentes. En 1843, le Gouvernement de Louis-Philippe a envoyé en Chine une mission qui a eu, en son temps, un retentissement très grand. Il s’agissait d’une enquête sur les produits susceptibles d’être importés de la Chine en France comme contre-valeurs de nos envois. Mais le but réel était d’obtenir diplomatiquement certaines concessions du Gouvernement chinois ; aussi la Mission était accompagnée d’une escadre et se présentait avec un pompeux appareil.

L’enquête commerciale, quoique subsidiaire, fut sérieusement exécutée, et les délégués revinrent en 1845 avec une moisson de renseignements recueillis souvent au péril de la vie, car l’entrée dans l’intérieur de la Chine était rigoureusement interdite et les délégués n’eussent pas cru consciencieusement remplir leur mission s’ils avaient seulement séjourné dans les ports ouverts.

Nous nous rappelons la curiosité empressée avec laquelle furent visitées les expositions faites à Lyon et à Saint-Étienne des matériaux rapportés par M. Hedde, le délégué spécial de l’industrie de la soie. Des catalogues ont été publiés, et M. Hedde y a joint un volumineux rapport très instructif.

M. Natalis Rondot faisait partie de cette mission comme délégué spécial de l’industrie lainière. Il a résumé dans un volume paru en 1847, Étude pratique des tissus de laine convenables pour la Chine, le Japon, l’Inde et la Cochinchine, les nombreux rapports qu’il avait, infatigable travailleur et observateur sagace, adressés, durant le voyage, à Reims, Elbeuf, Sedan, Abbeville, Saint-Quentin et Louviers. Ce volume, véritable guide de l’exportation française, ne passait en revue que les produits de l’industrie lainière en France.

Dans un second volume, paru en 1848, M. Rondot a condensé tous les documents fournis par les quatre délégués commerciaux, MM. Hedde, Renard, Haussmann et Rondot, au point de vue de l’exportation de la Chine. C’est une nomenclature de soixante-dix-sept produits du sol et de l’industrie : leurs noms anglais et chinois, la nature et la provenance de la matière première, les procédés de fabrication, les lieux de fabrication, la description du produit ouvré, son prix, son exportation, le tarif de douane, tout est soigneusement indiqué. C’est un travail énorme qui a été grandement apprécié, car il a été traduit en anglais, en allemand et en russe. On ne saurait joindre une plus profonde érudition à des connaissances commerciales plus étendues. Aussi regardons-nous le volume publié par M. Natalis Rondot comme le complément du volume publié aujourd’hui par la Mission lyonnaise ; il faudra seulement avoir soin, pour la concordance des prix, de remarquer que le taël équivalait en 1848 à 7 fr[ancs] 65, tandis qu’en 1897 il est compté à 4 francs.

Les délégués de 1843 ont accompli leur tâche avec un succès très remarquable, malgré l’exiguïté de leurs moyens d’action dans un pays fermé. Les délégués de 1895 avaient un autre but : c’était, la Chine étant ouverte aux étrangers, d’étudier les voies de pénétration. Ils ont réussi avec un non moindre succès dans leur entreprise.

Cette entreprise arrivait à son heure. Nous en avons le témoignage dans les éloges qui ont été prodigués à la Mission lyonnaise par la presse française et par la presse étrangère, et dans les vives félicitations qui, de tous les pays, ont été adressées à la chambre de commerce de Lyon.

C’est une œuvre qui fait grand honneur à notre ville de Lyon. Aussi, comme Lyonnais, disons-nous merci à tous ceux qui ont contribué à la mener à bonne fin : à notre chambre de commerce, qui l’a conçue, aux chambres de commerce qui s’y sont associées, aux délégués dont l’ardeur n’a jamais faibli, malgré des épreuves souvent bien douloureuses, aux collaborateurs lyonnais, M. Pila, le guide et le soutien infatigable de la Mission, et M. Granié, son sympathique et érudit secrétaire.

L’œuvre est bonne ; elle fait appel à l’activité et à l’énergie de tous ; elle prouve aux commerçants français qu’ils doivent avoir confiance en eux-mêmes, marcher en avant, et rejeter enfin les intermédiaires que depuis trop longtemps notre apathie encourage [Quand on lit les ouvrages publiés en Angleterre, on conserve l’impression que les Anglais, grisés par leurs merveilleux succès à Bombay, à Hong-kong et à Chang-hai, se croient seuls appelés à bénéficier de l’évolution économique attendue dans l’Extrême-Orient. Nous reconnaissons qu’ils ont une hardiesse commerciale et un sens pratique qui nous manquent. Aussi nous recommandons, comme très instructive, la lecture des rapports publiés par la mission que la chambre de commerce de Blackburn a envoyée presque simultanément, d’août 1896 à septembre 1897, dans les provinces méridionales de la Chine, conduits par le consul Bourne, que le marquis de Salisbury avait nommé chef de la mission ; les délégués, partis de Chang-hai, remontent le Yang-tsé, visitent le Se-tchouan, le Yun-nan, le Koui-tchéou, le Kouang-si, et rentrent par Hong-kong. Dans leurs rapports, ils exposent la situation politique, économique et commerciale de chaque ville importante ; ils montrent le rôle que les commerçants anglais pourraient y jouer soit par leurs capitaux, soit par leur activité individuelle, soit par l’utilisation des ressources locales ; ils insistent, enfin, sur la protection tutélaire par laquelle le Gouvernement doit seconder l’initiative du commerce vivement sollicitée. – NDLA.].

L’œuvre est utile : au moment où la Russie s’empare de la Mandchourie et de la Mongolie, où l’Allemagne s’établit dans la baie de Kia-tchao pour exploiter les houilles chinoises destinées à remplacer les houilles japonaises dont la marine a reconnu les inconvénients, où les États-Unis fondent aux Philippines une station pour activer le courant sino-américain dans l’océan Pacifique, la Mission a rappelé que la France asiatique a de merveilleuses ressources pour prendre sa place dans la grande évolution économique de l’Extrême-Orient, les riz et les sucres de l’Indo-Chine, les houilles et les soies du Tonkin, enfin cette splendide baie de Tourane, le futur grand port de la côte orientale de l’Asie.

L’œuvre est patriotique : la Chambre de commerce a donné l’impulsion et a ouvert la voie vers le nouveau monde commercial colonial. Elle a dépensé 250 000 francs pour planter le premier jalon ; on peut compter sur sa haute intelligence des intérêts du pays et [sur] son dévouement au progrès. L’exemple est suivi : à Marseille, le conseil municipal a voté un crédit de 500 000 francs pour la fondation d’un Institut colonial ; à Nantes, M. Charles Roux a inauguré un Institut colonial agricole ; à Bordeaux, on étudie un projet d’Institut des études des pays d’outre-mer.

Réjouissons-nous donc, comme Français, des résultats de la Mission lyonnaise : elle nous fait entrevoir un avenir où le soleil de la France, aujourd’hui voilé en Europe, retrouvera, s’il plaît à Dieu et si nous le voulons, sa chaleur et son éclat dans nos colonies.

Ernest Pariset.

Publication du Bulletin des soies et des soieries, A. Rey, Lyon, 1899.

in La gazette de l'île Barbe n° 41

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