Chagrin pour Dullin

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Charles Dullin en ferait-il une scène ? Le plus grand homme de théâtre français du XXe siècle piquerait-il une colère en voyant ce qu’est devenue sa maison natale, au hameau du Châtelard ? Dans le bourg tranquille de Yenne, c’est le sujet qui fâche. Bien au-delà de l’avant-pays savoyard, il relance la question que se posent toutes les communes dont le patrimoine est associé à des personnages célèbres. À qui appartient la mémoire d’un grand artiste, quand elle s’attache aux lieux qui ont nourri son imaginaire et son talent.

" C’est Yenne, la dent du Chat, les tours du vieux château, son oncle bohême et artiste, tout ce monde qui l’influença, tout ce matériel humain de Savoie, que Dullin métamorphose pour nous dans ce vieux théâtre de Montmartre. Et c’est en quelque sorte ce Châtelard transposé qui, à travers Charles Dullin, nourrit notre jeunesse, " écrit Jean-Louis Barrault en 1953, quatre ans après la mort du comédien et metteur en scène.

Voitures désossées et épaves en tous genres accueillent le visiteur qui se hasarde aujourd’hui dans la cour de la ferme. En face, c’est une série de bidons entreposés par le carrossier de la commune avant qu’il ne quitte les lieux pour installer son atelier dans la zone industrielle.

L’hiver, les voisins se plaignent de la hauteur du fumier et des rigoles de purin qui traversent parfois la petite route. Une partie des bâtiments sont en effet loués à des éleveurs. " Et alors ! C’est une ferme, non ? J’ai connu Dullin, et j’ai vu comme il aimait les gens de la terre. De son temps, il y avait des tas de fumier de chaque côté de l’entrée. Quand il y a des bêtes, comment voulez-vous faire ? " tranche Clotilde Dupasquier. L’âge n’a pas policé son franc-parler, ni la fougue avec laquelle elle défend le droit des terriens à disposer de leur propriété. Elle habite depuis 1938 dans cette ferme.

" Mes enfants sont nés ici et la maison leur appartient, même s’ils n’y vivent pas. C’est vrai que ces carcasses font un peu désordre, mais un camion doit venir les débarrasser depuis des semaines, " poursuit la grand-mère de l’épouse du carrossier. Elle trouve le monde moderne devenu bien intolérant. " À notre époque, ça se passait plus simplement. Les gens aiment bien la campagne, sans ses désagréments. "

Avec les premiers touristes, Annie Colleur a recommencé son cycle de visites du bourg. " Je parle toujours de Charles Dullin et des lieux qu’il a fréquentés. Mais je suis embarrassée quand ils veulent aller voir sa maison natale. Je n’admets pas que l’on puisse laisser une plaque évoquant sa mémoire juste au-dessus d’une rangée d’épaves ! " s’emporte la guide du patrimoine. " Le Châtelard serait pourtant un site idéal pour évoquer l’ambiance dans laquelle Charles Dullin a vécu. "

L’esprit des lieux. " Ma vocation théâtrale est faite de toutes ces imaginations qui ont peuplé mon enfance. Elle s’est construite en dehors de moi. Je la dois aux poètes, à mon vieil oncle, à Philippe, aux chemineaux, à la nature des paysages, à mille et mille choses étrangères au théâtre, " écrivait le créateur du théâtre de l’Atelier, le maître de Louis Jouvet, Jean-Louis Barrault, Madeleine Robinson ou encore Jean Vilar.

Dullin a sa place, inaugurée le 22 juillet 1951. Il a aussi son collège, son grand prix de théâtre… sa carrosserie. Mais le temps joue contre lui. Ils sont une poignée à tenter d’entretenir le souvenir de son œuvre et de ses liens avec le Châtelard. " Nous sommes inquiets pour l’avenir de ce patrimoine. Chaque fois que l’on monte là-haut, on a le cœur à l’envers. Nous n’osons pas en parler avec les propriétaires, tout en pensant que ce lieu serait idéal pour organiser des rencontres culturelles. Mais qui serait prêt à l’acheter ? " s’inquiète Anne Simon, une passionnée de théâtre et d’histoire locale, membre du comité savoyard Charles-Dullin.

Dullin aventurier et saltimbanque, après avoir failli devenir prêtre comme le voulait sa mère. Nourri des mots de paysans, de colporteurs et d’artisans qui le regardaient partir tenter sa chance à Paris. Sa vie est un roman d’aventures. La saga d’un homme brûlé par la passion du théâtre au point de mourir sans le sou.

Une telle destinée mérite mieux qu’une simple plaque accrochée au-dessus d’épaves de voitures.

Jacques Leleu
(avec Roland Richard).

Le Dauphiné libéré,

n° 17615, 3 juillet 2001, p. 2.

 

 

Des épaves de voitures accueillent le visiteur. L’hiver, les voisins se plaignent des tas de fumier. Clotilde Dupasquier, l’habitante des lieux, trouve que " cela fait un peu désordre, " mais que le monde moderne est devenu bien intolérant. " J’ai connu Dullin et j’ai vu comme il aimait les gens de la terre, " confie-t-elle en nous montrant la fenêtre de sa chambre.

In La gazette de l'île Barbe n° 46 

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