Ma carrière aux Nouvelles Galeries

µ

 

Retoucheuse pendant plus de trente ans aux Nouvelles Galeries de ma bonne ville de Saint-Étienne, j’ai envie de vous conter l’histoire des grands magasins à succursales multiples.

Bien sûr, je commence par le mien !

[La maison mère des Nouvelles Galeries]

Donc, à Saint-Étienne, les Nouvelles Galeries, au 15 de la rue Gambetta, ont été édifiées par l’architecte stéphanois Léon Lamaizaire et inaugurées le 6 avril 1895 ; c’est la maison mère, c’est-à-dire le premier magasin Nouvelles Galeries de France.

Le propriétaire était M. Charles Demoge, dont la fille fut épousée par Nicolas Canlorbe. Ces noms de famille, et bien d’autres, nous étaient familiers, à mes collègues et à moi-même, retrouvant des années plus tard fils, petit-fils, arrière petit-fils, neveux ou cousins aux commandes de notre grand navire (directeurs, sous-directeurs, inspecteurs, etc.). Je crois me souvenir de l’existence de plus de 300 magasins (groupe Galeries Lafayette et Nouvelles Galeries) et 35 000 collaborateurs chargés d’en assurer tous les rouages.

Reflets d’un siècle de mode, d’un siècle de consommation, mes Nouvelles Galeries, sans nostalgie, avec dynamisme, en 1995, ont soufflé leurs cent bougies sous la houlette de M. Bruno Carret, le directeur en exercice à cette époque à Saint-Étienne.

Nos directeurs étant changés tous les quatre à cinq ans, les sous-directeurs et chefs du personnel également assez souvent, cela faisait beaucoup de nouvelles têtes tout au long d’une carrière, si on ajoutait encore les chefs de rayons. Entre chefs et employés, nous formions une grande famille et, de toutes mes trente années, j’en garde de merveilleux souvenirs.

Si nos directeurs changeaient, le magasin évoluait aussi.

Dans les années 1895-1900, le péristyle actuel (partie couverte à l’avant du magasin) était divisé en petits box comprenant chacun une banque où reposait la marchandise (vêtements, tissus, chaussures, etc.). Ces box étaient séparés par des rideaux que l’on tirait le soir, assurant la fermeture (rideaux de grosse toile sombre).

[Une époque presque inhumaine]

À mon arrivée, en 1956, j’ai d’abord connu l’édifice avec un très grand escalier central (aux marches bien cirées et à la rampe magnifique en chêne sculpté) allant du rez-de-chaussée jusqu’au 3e étage. Un grand vide central, couvert en son sommet par une immense coupole vitrée, lui donnait fière allure. Également, de très belles vitrines animées reproduisant contes de fées et de Perrault, fables de La Fontaine, etc. : que de nez d’enfants (mais aussi de parents) sont venus s’écraser contre ces vitrines ! Un collègue liftier assurait la bonne marche d’un ascenseur, et je vous assure qu’il avait grande prestance dans son costume gris gansé d’un liseré bordeaux, casquette assortie et gants blancs, quand, à chaque arrêt, il annonçait de sa voix grave : " 1er étage : layette, vêtements d’enfants, lingerie, sous-vêtements dames, caracos, soutiens-gorge, confection dame. " À sa façon, il contribuait à la vie du magasin.

Cette même époque imposait au personnel féminin tenue noire ou grise, et costume cravate pour les hommes. Notre chef du personnel de ces années-là, très dur, très rigoureux sur le règlement, allait jusqu’à vérifier, même en plein été, si nous portions bien des bas… et si les garçons gardaient bien leurs vestes boutonnées, ainsi que leurs cols de chemises. Également, interdiction de porter le pantalon, même pendant les hivers rigoureux que nous subissions en ces temps-là. Imaginez mes pauvres collègues à leur rayon, grelottant près des portes qui s’ouvraient sans arrêt. C’était presque inhumain !

[Mon atelier de retouches]

De par mon métier, j’avais à faire sans exception à la direction et à l’ensemble du personnel ; je peux dire que tout le monde connaissait Lysette. Pour eux tous, avec clientes et clients, j’ai usé des milliers de kilomètres de fils, des tiroirs entiers de fermetures Éclair, de boutons, de passementeries, de paillettes (suivant les modes), etc. Mais j’aimais mon métier et le faisais avec plaisir.

J’ai changé sept fois d’atelier, allant d’un coin à l’autre du magasin, faisant tous les étages, 1er, 2e, 3e, suivant les transformations.

À mon arrivée, nous étions quatre retoucheuses dames, plus une pour le rayon hommes, et une collègue qui repassait toute la journée les articles pour la vente ou pour les présentations (vitrines et magasin). Donc, cinq en tout, et la gaieté régnait en maîtresse ! Mais au fil des années, je me suis retrouvée seule à l’atelier, distribuant le surplus du travail à des ouvrières à domicile.

Dans les années 1960, la nouvelle direction supprime notre bel escalier de bois : fini notre joli dôme vitré ! Il est remplacé par un escalier de pierre blanche à double révolution (toujours en place aujourd’hui). On abaisse le plafond au niveau du 2e étage, supprimant le 3e à la vente, qui devient appartement pour le directeur (sur la Grand-Rue), ainsi que le cabinet médical, et un adorable atelier pour moi profitant également du grand balcon. À l’arrière du bâtiment, toujours dans ce 3e étage, les ateliers des étalagistes, des peintres, des menuisiers, et enfin des réserves. Je crois me souvenir que seul ce directeur occupa cet appartement ; ses successeurs préférèrent se loger en ville ou dans les alentours. L’appartement libéré devint le fief de la comptabilité. Adieu aussi à l’ascenseur !

[Un défilé de mode]

Ce matin, si les Nouvelles Galeries ont l’air d’une ruche bourdonnante, c’est que cet après-midi, nous avons un défilé de mannequins (femmes et hommes). Je suis mise doublement à contribution, d’abord pendant 48 heures avant le jour J pour ajuster, raccourcir, vérifier boutons et fermetures, repasser et installer sur différents portants les vêtements destinés à chaque mannequin avec chaussures, chapeaux, sac et bijoux correspondants. Cet après-midi, je serai à mon rayon (confection dames, 1er étage) pour m’occuper d’un mannequin. Il faut aller très vite pour qu’entre chaque passage, la toilette suivante soit agréable à regarder, les chaussures bouclées ou lacées, chapeaux, bijoux, tout soit parfait. Chaque salon d’essayage est occupé par une de ces demoiselles avec son habilleuse. Les garçons étaient aussi dans nos salons, mais c’étaient les responsables du rayon hommes qui s’en occupaient.

J’aimais ces manifestations pleines de vie, de couleurs, et les agréables conversations avec ces parisiennes d’une extrême gentillesse. Tout en nous racontant leur vie chez les grands couturiers, elles se faisaient houspiller (parfois gentiment) par leur directrice si elle les surprenait à manger chocolats et gâteaux que, dégustant nous-mêmes, nous leur offrions. Elles restaient en principe trois jours avec deux défilés par jour et logeaient au Grand Hôtel.

[Des périodes mouvementées]

Puis ce fut l’arrivée des escalateurs, l’alimentation descendue au sous-sol, la période des " bonnes affaires " avec une clientèle si impressionnante qu’il fallait un service d’ordre pour régenter tout cela, et pour calmer la frayeur de notre directeur devant sa peur de voir s’écrouler le plancher sous le poids cumulé de la marchandise et des acheteurs. Le tout concentré sur un seul étage… il y avait vraiment de quoi être effrayé ! Il faut rappeler que la concurrence n’existait pas en ce temps-là : nous étions le seul grand magasin avec Monoprix. Par la suite, certains rayons gardèrent leurs " bonnes affaires " sur place, limitant ainsi le danger.

La rentrée des classes, puis Noël étaient aussi des périodes très mouvementées. Mais que le magasin était joli avec toutes ses lumières, ses sapins croulant sous les boules multicolores et les guirlandes, le rayon des jouets immense et varié, sans oublier le Père Noël !

Fêtes, anniversaires, catherinettes, mariages nous donnaient autant d’occasions de petites fêtes entre nous. Mais les plus spectaculaires étaient les remises de médailles, les fins d’années et les départs en retraite. Ces réjouissances, offertes par notre direction le soir après le travail, se prolongeaient tard dans la soirée où, entre chansons et danses, nous dégustions petits fours et champagne. J’ai un très heureux souvenir de la remise de mes médailles. Oui, tous ensemble, nous étions une grande famille et ces jours-là, aucun grade n’existait, notre direction s’amusant et dansant avec le personnel !

[Dernières années de travail]

Un nouveau directeur supprima définitivement l’alimentation. On changea à nouveau les rayons de place et la décoration intérieure. On me donna la charge de trois rayons (dames, hommes et enfants) avec l’aide des ouvrières à domicile, et les dernières années s’écoulèrent avec beaucoup de travail, bien sûr, mais dans la joie et l’amitié.

Enfin, mes collègues plus âgées reprirent leur liberté et ce fut à mon tour de dire " au revoir ", le cœur un peu gros, laissant derrière moi encore beaucoup, beaucoup d’amis avec lesquels j’avais partagé tant de moments intenses. Je ne voudrais pas paraître prétentieuse, mais ce soir du 31 décembre 1986, serrée entre les bras de toutes et de tous, je ne voyais que des yeux pleins de larmes. Les remerciant à ma manière, j’avais composé un petit poème que je leur ai dédié ce soir-là :

Eh oui, Amis, ce soir, c’est la retraite !
J’ai passé parmi vous simplement trente années ;
Directeurs, chefs, collègues, que j’en ai vu, des têtes !
Mais moi, à mes aiguilles, toujours je suis restée.
Que de filles charmant’s sont entrées dans ma ronde :
Cath’rin’, Jacqu’lin’ Daniell’, Christine et Nathalie,
Annie, Noëll’, Michell’, tous les prénoms du monde,
Que je dis doucement d’une voix attendrie.
Aux fêtes de Toussaint, Pâqu’s et d’autres encore,
Quand l’une d’entre vous me disait gentiment :
" Lyse, cette cliente démarre aux aurores, "
Mes doigts se dépêchaient pour fair’ le vêtement.
Jean, tu m’entendras plus te dir’ : " Tu exagères,
Quoi ! C’est pour le patron, et il part à midi !
Et à son pantalon, il lui faut un revers. "
Je tempêt’, je rouspèt’, mais tout l’ monde est servi !
Voilà, j’ai 60 ans, j’ai fini ma carrière.
Je crois sincèrement que je l’ai bien remplie.
Pour les rires, les joies, les pein’s et les colères,
Pour tout ça avec vous, mon cœur vous dit : merci.

Lysette [Jaillard].

Dis-moi, n° 9, hiver 2001-2002.

in La gazette de l'île Barbe n° 49

Sommaire