La bicyclette rouge

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Istres, mercredi 29 juin 1932, 8 heures du matin. C’est le grand jour ! L’aboutissement de toute une vie ! En compagnie de trente-trois condisciples, je franchis la porte de l’école " du Bout d’Istres ". Dans la cour, chacun, paradant, affiche un air détaché, riant et plaisantant. Mais nous avons tous le cœur battant et le ventre serré malgré les encouragements de M. Rey, notre maître. D’ailleurs, s’il dissimule son anxiété derrière un sourire quelque peu figé, il est dans le même état d’angoisse que les trente-quatre gamins qu’il présente au certificat d’études.

Grand, mince, la moustache bien taillée, les cheveux un peu argentés, séparés en leur milieu par une raie impeccable, il va de l’un à l’autre, masquant dans son dos la fébrilité de ses mains. Durant toute une année, il s’est acharné à inculquer dans nos petites têtes les notions de base de notre instruction. Lui, il savait tout ! Et son ambition était qu’à chaque fin d’année scolaire, " ses enfants " réussissent leur " certif. ". Car il prenait une peine extrême, ce brave homme (brave au sens où nous le concevons, nous, les Méridionaux), juste mais aussi sévère quand cela devenait nécessaire. Nous écoutions béatement ses leçons d’histoire de France qu’il avait le don de métamorphoser en une merveille et prodigieuse épopée.

Mais revenons à notre 29 juin. Sous le regard volontairement réservé et impassible d’un surveillant en costume noir et chemise blanche cravatée d’une lavallière assortie au violet de la décoration académique ornant le revers de son veston, nous subissons les épreuves de dictée et de calcul classiques (volumes et robinets, trains avec horaires, distances et vitesses, afin d’évaluer notre capacité de réduction des unités et des fractions).

À onze heures et demie, le surveillant, soupçonneux et méfiant tout au long de la matinée, retrouve son sourire en ramassant nos copies et, nous libérant pour le déjeuner, nous précise bien que nous n’en sommes qu’à la moitié de notre calvaire…

[Un oral solitaire et redoutable]

Reprise à 13 heures 25. Ce n’est pas sans appréhension que nous entrons en classe pour nous soumettre à cet oral, solitaire et redoutable face à l’infinité des questions que peut inventer un inspecteur, surtout quand il est d’Académie !

Par exemple en géographie : " citez les rivières françaises affluents du Rhin " — ou " citez cinq États d’Europe, leurs nombres d’habitants et leurs capitales " — ou " citez les préfectures des départements de la Seine-Inférieure, de la Vendée, de la Loire, ainsi que leurs différentes sous-préfectures… "

Et en histoire : " citez les dates de réunion de trois états généraux, les décisions prises par le dernier et leurs conséquences " — ou " citez quatre écrivains et quatre artistes du xviie siècle " — ou " citez les gouvernements successifs, dans l’ordre, entre 1789 et 1848. "

Par l’appel alphabétique, José Ibanès me précède, et au moment où il sort, j’entends une voix peu amène m’ordonner d’entrer. Après tout, étant là pour ça, autant me présenter d’un air assuré ; et je me trouve devant un monsieur dont l’aspect ne correspond nullement à l’intonation de ses cordes vocales. Petit et plutôt fluet, sans doute pour mieux influencer le candidat, debout, il va et vient sur l’estrade, une main enfouie dans sa poche, l’autre frottant son menton. S’arrêtant brusquement, il me fixe un instant (pour me jauger) et dit : " Jeune homme, voulez-vous me parler de Richelieu et de Mazarin ? Évoquez tout ce que vous savez les concernant : dates, fonctions, guerres, réalisations et plus si vous pouvez. " À son expression, il me semble plutôt satisfait de mes réponses, mais enchaîne aussitôt : " Parlez-moi de la Garonne : où prend-elle sa source, sa longueur, où elle se jette, quel est son débit, son régime, et enfin, quels sont les départements traversés par son cours ? " Le fil de mes réponses le dirige lentement vers sa chaise puis, s’attablant, il inscrit deux notes sur une feuille et me congédie sans autre commentaire.

À peine ai-je le temps de reprendre mon souffle, qu’un surveillant m’introduit dans une classe où une imposante maîtresse m’invite à me présenter et entre dans le vif du sujet : " Voulez-vous me réciter la fable de M. de la Fontaine intitulée "le Renard… (aïe, il y en a plusieurs et je n’en connaît que deux) et la Cigogne". " Ouf ! C’est la bonne. Mais attention, c’est le moment de suivre les préceptes et recommandations de M. Rey : " Ne pas ânonner ; mettez-y du cœur, comme si vous racontiez une belle histoire à votre maman. " Pour le moment, le récit du bec, du vase, de la langue et de l’assiette se déroule facilement et… " Merci ; et maintenant, passons au chant. " Ça y est, c’est la catastrophe !!! Je le savais bien que cela arriverait un jour. Ce bon M. Rey avait usé ses talents et sa patience, mais en vain, à tenter d’éduquer mon oreille et de discipliner mes cordes vocales. Le programme scolaire lui imposait de nous enseigner le chant et le solfège, mais je crains bien de ne pas, en ces matières, lui avoir donné les satisfactions qu’il était en droit d’attendre en récompense de ses efforts. (Il m’en est toutefois resté quelque chose puisque, soixante-dix ans plus tard, je me souviens de mon instituteur battant la mesure avec une petite baguette, réussissant tout de même au bout de six mois à obtenir cette approximative mélodie : mi, sol, do ; mi, sol, do ; si, la, sol, fa, mi, ré, do-o.)

Ah oui ! Cette maîtresse, avec ses lunettes chevauchant le bout de son nez, a dû flairer mon désarroi, car, d’un air affligé et condescendant, elle laisse tomber : " Chantez, si vous le pouvez, le deuxième couplet de la Marseillaise, mais prenez votre temps ! " Heureusement, je sais ; mais entre savoir et pouvoir ! Si je m’en tire avec un " 1 ", j’aurai de la chance. Et j’entonne. Moi, y mettant tout mon cœur, je m’entends chanter mieux que jamais, mais les traits de mon auditrice se contractent de plus en plus. Oh ! que ses oreilles doivent souffrir ! Aussi, tant pour abréger son martyre que pour esquiver ma finale, qu’elle doit redouter autant que moi, elle me remercie poliment, stoppant ainsi, enfin, nos tourments réciproques…

[La dernière leçon de morale de M. Rey]

Vers 18 heures, présidant l’aréopage qui nous domine du haut de quelques marches, un imposant monsieur à rosette violette proclame les résultats : " Audibert : reçu ; Cornille : reçu ; Ibanès : reçu ; Jaillard : reçu avec mention "bien"… " La tête me tourne ; je me sens devenir grand, plus grand que les autres. Mais mes yeux croisent le regard de M. Rey. Et dans cet échange muet, je reçois sa dernière leçon de morale : " Ne te crois pas plus fort que les autres. Tu vois, moi, je suis tout autant heureux et fier pour tes camarades que pour toi. J’ai pris la même peine pour instruire Paul que Louis, André que Jacques et que toi, mais me consacrant un peu plus aux moins doués afin de donner les mêmes chances qu’à toi de réussir leur vie. Sois modeste. La vie se chargera bien, mais avec tes efforts personnels, de te grandir si tu le mérites. "

Merci, M. Rey. Si j’étais resté en Istres, j’aurais aimé être votre ami. Et que vous fussiez le mien.

En récompense de cette réussite, mes parents m’offrirent la plus magnifique bicyclette rouge (de course) que la Terre ait jamais porté !

Julien [Jaillard].

Dis-moi, n° 10, été 2002.

P.S. : créé en 1882, le certificat d’études primaires a été supprimé le 29 août 1989.

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  In La gazette de l'île Barbe n° 50

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