La peste de 1628-1629

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Les notes précédentes de Benoît Faure-Jarrosson mentionnent des Jaillard de Chaponost victimes de l’épidémie de peste (alors dite " mal contagieux ") de 1628-1629, dont l’évolution à Chaponost fait l’objet du texte suivant. Voir aussi, notamment :

– sur les ravages de l’épidémie à Lyon et sur le dévouement des Lyonnais : père Grillot, jésuite, Lyon affligé de contagion, Lyon, 1629, repris in Dominique Meynis, Grands souvenirs de l’Église de Lyon, Librairie générale catholique et classique, Lyon, 1886, Ve époque, chapitre II, p. 275-290 ;

– sur l’organisation administrative et médicale de lutte contre la peste au xviie siècle à Lyon : Marcel Grozelier, " Lyon en 1630 ", in Fragments d’histoire médicale, 1904, cité in Jacques Borgé et Nicolas Viasnoff, Lyon : vingt siècles de chroniques surprenantes, Balland, mars 1982, p. 141-154.

La peste a décimé le Lyonnais en 1564, 1577, 1582, et de façon quasi endémique à partir de 1628, avec des recrudescences en 1629, 1631, 1638, 1642, jusqu’en 1643, année où le consulat de Lyon voua la ville à la vierge Marie et où la peste fut éradiquée de la région.

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La terrible peste qui ravagea notre contrée pendant les années 1628 et 1629 n’épargna pas Chaponost. Malheureusement, les registres paroissiaux de cette période n’existent plus, et il est impossible de dénombrer exactement les victimes de ce fléau. Toutefois, les actes notariés d’une part [Minutes de Me Guillaume Saunier, a[rchives] d[épartementales du] Rh[ône], série 3 E 73, 74 et 75, passim, aux dates indiquées. — NDLA.], les registres du Bureau de santé de Lyon d’autre part, en révélant quelques noms, nous font surtout connaître d’intéressants détails de mœurs.

L’une des premières victimes fut, sans doute, Anthoine Comba, dict piro, l’un des consuls pour 1629, " mais bien tôt décédé du mal contagieux ". La tutelle de ses enfants fut confiée à son collègue Jehan Féraud l’aîné ; mais deux filles au moins suivirent leur père dans la tombe : Augustine, avant Noël 1628, et Christine, vers la fin janvier 1629. Au printemps, Claude Carrière est atteint en pleines fenaisons ; il meurt sans avoir pu " recueillir et mettre au point l’herbe maresche ou foing " du pré sis à Charmanon, qu’il louait à noble François Laurencin, chanoine des églises Saint-Just et Saint-Paul. Celui-ci, un an plus tard, compensera un peu cette perte en diminuant 15 livres sur le louage du pré à sa veuve, déjà remariée à Anthoine Font.

Mais rapidement la contagion s’étend, et plusieurs familles sont très durement éprouvées : Claude Ponsset meurt avec sa femme et trois enfants ; de même, le notaire Anthoine Régnier, sa femme Marguerite Gobier, et leur fils Anthoine. Pierre Poyte voit mourir son père, sa femme et ses enfants. Anthoine Comba, dict catra, succombe ainsi que son fils Guillaume et trois autres de sa maison. Citons encore Pierre Chamby, François Pyot et Marguerite Fayetton, femme de Jacques Boyvert. Au total, vingt-cinq victimes connues, mais combien d’autres à jamais ignorées !

On imagine volontiers l’atmosphère de crainte qui dut se répandre sur le village, sans jamais cependant tourner à la panique, à ce qu’il semble. Les archives notariales nous permettent de reconstituer quelque peu le climat de ces années terribles.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés et, aussitôt, leurs maisons mises en quarantaine. Sans doute était-on moins sévère qu’à Lyon, où le chirurgien était suivi d’un serrurier pour happer les maisons des malades, et pour les déhaper et rehaper lorsqu’on emmènera le malade. À Chaponost, où point n’était question d’emmener les malades à l’Hôtel-Dieu, le problème le plus urgent était de trouver une personne de bonne volonté qui se vouât, moyennant finances évidemment, au service des contagieux. Et c’est là que le notaire entrait en scène pour un contrat en bonne et due forme.

Son écritoire en bandoulière, maître Saunier se présente le jeudi 26 juillet 1629 au domicile de Michel Villecourt, qui vient d’être atteint et suspect de contagion. Mais il se garde bien de pénétrer dans la maison, et reste sur le chemin, cependant que le malade fait son apparition à une fenêtre, pour assister, de loin, à la rédaction du contrat par lequel il promet de payer, en deux fois, à Noël et à Carême-prenant, une somme de 60 livres à Guette Gendeyrat, veuve de Pierre Balme, pour le servir bien et fidellement, aussy ses enfants, domestiques et tout son ménage, jusqu’à Noël prochain. Plusieurs témoins assistent à cet engagement : les frères Jacques et Philibert Pélisson, et Benoist Villecourt, lesquelles parties n’ont touché sur le papier pour être suspects de mal contagieux.

D’autres cas semblables nous sont parvenus. C’est une femme de Saint-Didier-au-Mont-d’Or, Jehanne Pusion, qui se met au service d’Anthoine Comba, dict catra, et de sa famille pendant qu’ils furent atteints de maladie contagieuse. Le mal fit des ravages dans cette maison, et la brave femme dut, tour à tour, enterrer cinq corps et nettoyer la maison et les meubles y estant. Le tout pour 16 livres ; encore ne reçut-elle qu’à Noël 1632 les 11 livres et les 3 bichets de bled-seigle, mesure de Chaponost, qui lui restaient dus.

C’est encore Julienne Henry, de Chaponost, qui reçoit, le 20 avril 1632 seulement, de Pierre Poyte, 45 livres à elle promises pour servir feu Benoist Poyte, son frère, pendant le temps qu’il fut atteint de contagion dont il décedda, et pour l’aider à nettoyer les meubles du défunt, en la maison du notaire royal soussigné, où il était grangier.

Le même Pierre Poyte avait déjà payé 60 livres, le 14 avril 1630, à Nicolas Montagnon, maître-maçon et charpentier de Chaponost, pour avoir par le dit Nicolas Montagnon et Claudine Montagnon, sa fille, servy le dit Pierre Poyte pendant qu’il a été suspect de contagion, nettoyé et reblanchi la maison d’iceluy Poyte, dans laquelle son père, sa femme et enfants sont décédés.

Souvent, malgré la terreur du mal, les voisins se viennent en aide, autant qu’ils le peuvent. Ainsi, le 19 août 1629, Antoine Peyrachon, qui a survécu à la maladie, donne 22 livres à Pierre Fayeton et à ses enfants pour le bien qu’ils lui ont fait et à sa famille pendant qu’ils ont été malades de la contagion. Déjà, le 6 août, il avait payé 11 livres 16 sols à l’hôtelier de Chaponost, Étienne Reynier, pour vin, pain et autres denrées à luy délivrées et fournies pendant que le dit Perrachon et sa famille ont été affligés du mal pestilencieux. Charles Arthaud, lui, avance de l’argent à plusieurs reprises (39 livres au total) à Philippe Pélisson, pendant qu’il est suspect de contagion. Il n’est pas jusqu’aux citadins qui essaient de soulager les pauvres malades : sieur Claude Garnier, marchand bourgeois à Lyon, fait plusieurs fois le voyage de Chaponost exprès pour apporter des médicaments, hélas ! inutiles, à Marguerite Fayeton. Il est vrai qu’il se fera rembourser 18 livres pour la peyne et vaccations et fournitures de médicaments ; mais il saura attendre six ans que le pauvre veuf soit solvable.

Malgré tous ces dévouements, le mal prend tellement d’extension que les consuls doivent engager un ou deux hommes, spécialement chargés d’enterrer les morts et de désinfecter les maisons. Hospitalliers, tel était leur nom officiel ; mais, dans son langage imagé et pittoresque, le paysan les appelait volontiers corbeaux. Le métier, s’il était bien payé (60 livres), comportait des risques. Et Anthoine de la Mure, qui, le 24 décembre 1628, recevait quatre livres pour avoir enterré Augustine Comba, semble bien avoir lui-même succombé peu de temps après. Car, le 27 janvier 1630, Pernette Chamarier, sa veuve, reçoit, après procès, de Regnaud Morellon, receveur des tailles en 1628, la somme de 16 livres 15 sols en escus d’Itallie et monnoie blanche, pour reste, fin et entier payement des 60 livres dues pour le service fait par le dit La Mure au lieu et paroisse de Chaponost, où il se fust affermé pour hospitallier. Le 23 septembre 1629, c’est à Jean Ramières, corbeau ou hospitallier de Chaponost, que Jean Ponsset paie 6 livres, pour avoir nettoyé la maison où Claude Ponsset était décédé du mal contagieux, sa femme et trois de leurs enfants, et encore celle des héritiers feu Claude Décombes où sa femme décéda.

En quoi consistait ce nettoyage ? Essentiellement à parfumer les maisons et à les blanchir à la chaux. Le 14 août 1629, les consuls s’adressent au Bureau de la santé à Lyon et requièrent leur vouloir octroyer un parfumeur pour faire désinfecter les maisons infectées : et ils avancent eux-mêmes l’argent nécessaire. Le 23 septembre, Nicolas Montagnon, maître-maçon et charpentier de Chaponost, reçoit 24 livres tournois pour avoir abondamment nettoyé et blanchi deux maisons avec chaux blanche et colle, duquel compte 3 livres 15 sols sont pour parfung achepté par deux diverses fois, en conséquence de l’injonction à luy faicte par les consuls.

Il ne semble pas que, à cette époque, Chaponost ait possédé un médecin, un chirurgien, comme on disait. Tout au plus savons-nous que Jacques Pélisson fut pensé et servi, lui et sa famille, pendant que sa maison fut affligée de contagion, par messire Jacques Decorzelles de la Vallet, maître-chirurgien à Lyon, et que celui-ci n’obtint pas le supplément d’honoraires qu’il réclamait. Plus heureux, ou plus puissant, honnête Claude Bodier, maître-chirurgien de Brignais. N’arrivant pas à se faire payer par l’hôtelier de Chaponost, Étienne Régnier — dont le père, la mère et le frère étaient morts malgré ses soins —, maître Bodier lui intenta, auprès du juge de Chaponost, un procès qu’il gagna. Et le 16 août 1634, à Brignais, dans le logis où pend pour enseigne la croix-blanche, Étienne Régnier paie 90 livres, en déduction de plus grande somme en laquelle il a esté condempné envers maître Bodier pour avoir pensé et médicamenté ses parents pendant qu’ils furent attaincts de malladie contagieuse dont ils décéddarent.

Nous sommes mieux renseignés sur les médecins qui composaient à Lyon le Bureau de la santé, et qui veillaient sur l’hygiène de la ville d’une façon très sévère [Registres du Bureau de la santé (a[rchives] mun[icipales de] Lyon, GG 22). — NDLA.].

Commencée à Lyon le 25 juillet 1628, la contagion y cessa plus vite que dans les campagnes. Aussi durent-ils se prémunir contre les suspects de contagion et interdire l’entrée de la ville aux villageois des environs, et jusqu’à plus de cent kilomètres à la ronde. Le 26 juillet 1629, le Bureau prenait l’ordonnance suivante :

" Les commissaires, ayant plu à Dieu par sa bonté infinie retirer son fléau de dessus cette ville par la cessation de la maladie contagieuse dont elle a été affligée si extraordinairement, nous avons contribué tout notre soin à faire parfumer et désinfecter toutes les maisons, lieux et endroits qui avaient été infectés du venin de la maladie, tellement qu’à présent cette ville est nette et exempte de toute infection, et toutes choses rétablies en si bon état que nul ne fait difficulté de venir séjourner, fréquenter et exercer toutes sortes d’affaires et commerces. Mais nous avons eu plusieurs avis très certains que les habitants des villages et lieux circonvoisins sont affligés de la dite maladie, scavoir Sainte-Foy-lès-Lyon, Chaponost, Socieu, Chazey, Charly, Dardilly, Anse, L’Arbresle, Pontcharra, Tarare et Violey. "

Et de protester parce qu’on les laisse entrer sans exécuter les ordonnances, et qu’ils prétendent venir d’ailleurs :

" Ce qui est de très dangereuse conséquence à raison de la conversation qu’ils peuvent avoir avec ceux de cette ville. À quoy estant besoin de pourvoir pour obvier que le mal qui nous vient de quitter ne se glisse de nouveau et vienne à pulluler en cette ville, ce qui serait retourner au déplorable estat de misère dont nous ne faisons que de sortir :

" Nous avons fait et faisons défense à tous les habitants de quelque qualité et condition qu’ils soient, des lieux et villages susnommés, ainsi que de Montbrison, Feurs, Saint-Étienne-de-Furan, Saint-Chamond, Rive-de-Gier, Le Puy, Thiers, Mascon, Villefranche, Grenoble, Valence, Vienne, Colombier, Saint-Vallier, Tain, Tournon et Viviers, de se présenter aux portes de cette ville, ny aux chaisnes des embouschures de la rivière de Saône, du boulevard Saint-Jean et d’Esnay, ny aux portes du Rosne, pour y entrer, converser et fréquenter en quelque sorte que ce soit, avec ou sans certificats, à peine d’être harquebusez et punis comme infectieux publics. "

Si elle calma la terreur des Lyonnais, cette ordonnance sévère, qui interdisait tout commerce avec Lyon, menaçait de peser lourdement sur les habitants de Chaponost, et peut-être encore plus sur les bourgeois lyonnais, qui vivaient avant tout des produits de leurs domaines campagnards [" Cette ambition des bourgeois de devenir propriétaires ruraux donnait à la vie lyonnaise un aspect particulier ; ils vivaient avant tout des produits de leurs domaines : farine, légumes, fourrages pour les chevaux, huile, vin, bois, volaille et gibier suffisaient à l’entretien de leur maison pour toute l’année. Aussi se préoccupait-on spécialement de la facilité et de la franchise des transports entre la campagne et la ville pendant les mois d’automne… " (Kleinclausz, Histoire de Lyon, I, 490). – À plus forte raison, en temps d’épidémie ! — NDLA.]. Aussi, dès le mardi 7 août, monsieur Grollier, prieur de Saint-Irénée et seigneur de Chaponost, se présentait-il au Bureau pour prier la compagnie vouloir lever l’interdit faict aux habitants d’entrer en cette ville, ce qui fut fait, moyennant de sages précautions :

" A été ordonné que sera fait un rôle des malades infects et suspects, et des quarantains étant au lieu dit, et des maisons qui auront été parfumées, lequel rôle sera signé par les sieurs Terrier et Meynin, lesquels feront résidence actuelle à Chaponost, et sera le dit rôle baillé et apporté au Bureau de huit jours en huit jours, et moyennant ce, permis aux habitants de Chaponost d’entrer en cette ville, et y apporter, vendre leurs denrées avec certificats signés des susnommés ou l’un d’eux, qu’ils ne sont malades, infectz, ni suspects, ni leurs denrées en les maisons demeurant parfumées, le tout jusqu’à ce qu’autrement soit ordonné, à peine où il s’en trouverait aucuns entrés en cette ville sans certificat, d’être harquebusés, et de l’amende de 50 livres, pour laquelle les contrevenants seront exécutés en leurs biens, et applicable le tiers au dénonciateur, autre tiers aux nécessités de la santé de cette ville. Et sera publié au prône de l’église à ce que nul n’en prétende cause d’ignorance. "

Ainsi fut fait, et, dès le mardi suivant, nous voyons Terrier et Meynin présenter à Lyon le rôle des malades depuis peu et celui des maisons infestées, et réclamer un parfumeur. Le 21 août, ils signalent une nouvelle maison, et reviennent encore le 28. Plus rien ensuite avant le 25 septembre, peut-être parce que, à Lyon, le mal s’est repris dans quelques maisons. Dès le 23 août, le Bureau de santé signale que les gens sont malades de fièvres malignes pour avoir mangé de mauvais fruits, ou pour s’être baignés en la rivière. Comme le mal pourrait se convertir en venin de contagion, et pour ne retomber dans nos misères passées, après en avoir mûrement délibéré et pris l’avis du sieur Marcellin, docteur médecin, l’un de nous, les commissaires interdisent formellement de laisser entrer à Lyon aucun concombre, chous cabus, raisins, melons, pesches, alberges, champaignons et potirons. Et si quelqu’un se baigne désormais dans la rivière, il encourra la peine du fouet. On redouble de précautions aux portes de la ville contre les faux certificats, on interdit de louer, sous-louer, relouer aux gens du dehors ; on défend à ceux de la ville d’aller aux vendanges au dehors. Enfin, l’on multiplie les processions : le 29 août, ce sont les pénitents blancs qui vont des Cordeliers aux Minimes ; le dimanche 9 septembre surtout, c’est une procession générale pour la santé publique, avec présence de monsieur d’Halincourt, de tous les corps de la ville, et une grande affluence de peuple.

Il ne semble pas que l’épidémie ait duré beaucoup plus longtemps. Terrier et Meynin viennent encore présenter le rôle des maisons contaminées les 13 et 30 octobre suivants ; ils en profitent pour prier les commissaires de les remplacer par Antoine Reynier, notaire royal, et Jean Morellon.

Enfin, le 5 décembre 1629, les médecins de Lyon publient un manifeste de santé qui met un terme au cauchemar vécu depuis dix-huit mois.

Chanoine Joseph Jomand.

Archiviste diocésain.

Chaponost en Lyonnais, chapitre IX,
éditions Emmanuel Vitte, Lyon, 1er trimestre 1966.

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in La gazette de l'île Barbe n° 54

Automne 2003

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