Gérard Souzay raconte

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Écrire, peindre et dessiner

Puisque vers nous le temps inexorable avance
Faisons grandir amour, courage et bienveillance.

Lorsque je pris ma retraite, je commençai à donner dans toutes les universités possibles (Paris, Londres, partout en Amérique, en République argentine, en Espagne, en Allemagne, en Autriche, au Japon, etc.) des cours d'interprétation et de techniques vocales, ce que je continue à faire.

Mais ce qui fait de moi un homme heureux, malgré mon âge, c'est la peinture, le dessin et l'écriture.

En 1955, j'étais chez des amis en vacances à Antibes, où se trouve, comme vous le savez, le musée Picasso. J'admirais entre autres les peintures de Nicolas de Staël. Or, je ne sais pourquoi, sa mort prématurée, qui fut bien un suicide, me troubla beaucoup et me fit commencer spontanément à dessiner et à peindre.

Il faut vous dire que dans toutes les capitales où j'avais chanté, je n'avais jamais manqué l'occasion d'y visiter les musées. Je compris peu à peu que ce qui me fascinait le plus, c'était l'art abstrait, et depuis ce jour, je me mis passionnément à tracer des formes, à aimer les couleurs.

Peu à peu, avec l'aide de mon merveilleux assistant Shuichi Takano, lui-même très doué pour les arts, un style nouveau naquit, dont le mérite est de ne ressembler à aucun des peintres plus ou moins contemporains.

De plus, il se trouve que des maladies m'ont souvent obligé à rester dans de tristes chambres d'hôpital où j'eus beaucoup de temps pour réfléchir, et j'ai tâché de bien employer cette solitude.

J'ai déjà fait paraître deux livres mélangeant des idées plutôt philosophiques et des dessins abstraits : Sur mon chemin et les Vagues du silence.

Actuellement, je dicte mon troisième livre, celui que vous lisez en ce moment.

Si j'ai décidé de donner comme titre à ce petit livre Gérard Souzay raconte, c'est qu'en fait, ce livre varié et improvisé ne décrit pas une histoire à sujets précis, mais laisse mon imagination vagabonder dans plusieurs directions.

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Au cours d'une interview

[Mélodie française et lied allemand]

Un journaliste m'interroge :

- Monsieur Souzay, beaucoup vous considèrent comme le grand spécialiste de la mélodie française.

Je réponds :

- Oui, c'est vrai, mais je dois vous dire tout de suite que le mot spécialiste ne peut pas me convenir; car ma nature est essentiellement versatile. Ce que j'ai aimé dans mon métier, ce fut de chanter des œuvres de périodes différentes, dans des langues différentes. Si cela vous satisfait, je pourrais vous dire que je me considère spécialiste de ce que je chantais au moment où je le chantais !

- Vous qui chantiez beaucoup de lieder, pourriez-vous me dire quelle est à votre avis la différence entre mélodie française et lied allemand ?

- Je vous réponds qu'il y a entre ces deux genres de musique les différences qui existent entre l'art allemand et l'art français. La France est voisine de l'Allemagne, mais ces deux pays sont musicalement opposés. J'ose dire que la musique allemande est pour les Allemands une véritable religion, tandis qu'en France, elle est surtout un grand plaisir. J'ai l'impression, si vous voulez, que la musique allemande m'embrasse sur le front et la musique française… dans le cou.

L'interviewer demande si les Français ont un esprit nettement moins romantique.

- Ce n'est qu'une généralité, mais c'est plutôt vrai.

- Eh bien, parlez-nous dès maintenant du romantisme.

- Vous savez, il y a des compositeurs classiques et romantiques dans les deux pays, France et Allemagne. Ce n'est pas cela qui diffère, c'est plutôt chez les Français une musique plus claire et plus sensuelle, chez les Allemands une musique plus romantique et plus profonde. Je réalise, en vous disant tout cela, que les explications trop rapides sont souvent trop "énérales". Je soutiens, en tout cas, que de tout temps, c'est-à-dire depuis que la musique existe, il y eut des compositeurs à nature romantique, et que je trouve un peu facile de mettre entre deux dates l'éclosion et la fin de la musique romantique. J'ajoute qu'il y a, à mon sens, deux formes de musique romantique : celle que l'on peut appeler grandiose (Wagner, Berlioz, etc.) ; l'autre musique romantique étant plus intime. Je pense en particulier à la musique qu'écrivaient Chopin et Liszt pour le piano, Schubert et Schumann pour le chant. Je ne suis pas du tout méchant, mais je voudrais tout de même dire ceci : quand j'écoute de la musique de Chopin, même au comble de la virtuosité, j'entends toujours de la musique, tandis que lorsque j'entends la grande virtuosité de la musique de Liszt, je ne peux m'empêcher de penser que Liszt semble parfois préférer le piano à la musique…

- Parlons maintenant du répertoire vocal, dans lequel Schubert et Schumann sont d'incontestables phares.

- Je vais simplement dire mon impression : ce sont là deux génies essentiels dans toute l'histoire de la musique. Or, je ne peux préférer l'un ou l'autre. Je dirai seulement ceci : musicalement parlant, Schubert est plus pur, Schumann est plus chaud.

[Musique et interprétation]

- Ne vous êtes-vous jamais considéré comme un grand interprète ?

- Pas du tout, pour la simple raison que je n'aime pas le mot interprétation et que je lui préfère le mot identification. Voyez-vous, l'interprétation consiste à rajouter des nuances, des tempi, des idées personnelles, toutes sortes de choses qui, inévitablement, ont tendance à "" plus ou moins la musique. Je veux dire qu'il y a danger dès que l'on rajoute des nuances inventées (souvent excessives), c'est-à-dire en quelque sorte placer l'interprète devant la musique. Bien sûr, il est aussi irrationnel d'être sans imagination créatrice et de se mettre de ce fait "ère la musique". Peut-être n'aimerez-vous pas que je vous dise ceci : on ne doit jamais, voyez-vous, être artificiel. Être artificiel ou snob, c'est le contraire de ma nature. D'ailleurs, j'ose vous dire ceci : ce n'était pas moi qui faisais chanter la musique, c'était plutôt la musique qui me faisait chanter. Mais je ne prétends pas que ma vérité soit universelle. Il est bon et naturel que la musique diffère sous l'impulsion de sensibilités différentes (cela est vrai aussi pour les rôles de théâtre) mais je vais terminer néanmoins en donnant un conseil : "musique !", ou encore "Ne prétendez pas que vous servez la musique (fausse modestie), mais tout simplement, identifiez-vous à elle : vivez la musique ! Vivez le texte !"

Permettez-moi d'ajouter ceci : on me demande souvent d'expliquer un chef-d'œuvre. Je ne sais alors que répondre, sinon que, pour moi, la plus belle chose dans l'art, c'est ce qui demeure inexplicable. Un exemple : prenons une belle rose parfumée ; si on me demande d'expliquer son parfum et la rose elle-même, je vais me mettre à détruire sa beauté. Les parfums que l'on fabrique, on peut dire en quoi ils consistent, fleur par fleur, parce qu'ils sont le résultat de senteurs chimiquement assemblées. Par contre, le parfum d'une rose garde son mystère, puisqu'on ne sait comment et pourquoi il existe. Or la rose elle-même pose un problème : on ne peut faire autrement qu'enlever les pétales peu à peu, décrire leur forme et leur couleur, et laisser pour finir une tige triste, laide et sans parfum. En voulant trop bien faire, en voulant expliquer la rose, on l'a tuée.

Cette rose était un chef-d'œuvre. D'une part on n'a pas dévoilé le mystère de la fleur, au contraire, on l'a simplement profanée, comme on profane, en voulant l'expliquer, tout chef-d'œuvre.

[L'évolution d'une voix]

- Monsieur Souzay, si ce n'est pas trop indiscret, je voudrais comprendre ce que le public a remarqué, à savoir une certaine évolution dans votre voix.

Je réponds :

- Il est vrai que ma voix a pas mal évolué ; je vais vous dire pourquoi. Lorsque j'avais 20 ans, je m'amusais à chanter en privé avec mon accompagnatrice, Jacqueline Bonneau-Robin, une musicienne rarissime. Je l'appelais "fée du piano". Jacqueline et moi avons même commencé ensemble ma carrière à l'étranger.

Maintenant, revenons à ma voix ; elle était belle, de qualité quand j'avais 20 ans, mais plutôt légère, et je chantais alors uniquement des mélodies françaises. Je crois que je chantais alors d'une façon poétique et sensible, mais à mon sens, je considérais alors qu'une carrière de chanteur n'est complète que si elle aborde à la fois le concert et l'opéra. Mon rêve était de chanter le rôle de Pelléas et je me battais avec la tessiture aiguë du quatrième acte. Un jour, l'idée me vint d'aller exposer mon problème au superbe Golaud d'alors, Henri Etcheverry. Je pris des leçons avec lui, non pas en essayant d'améliorer l'aigu de ma voix, mais en solidifiant le médium et le haut médium (je pouvais ainsi être à mon aise sur deux octaves, du sol grave au sol aigu). Il m'apprit à développer ce qu'on appelle en France "creux" de ma voix, à donner à cette voix des racines profondes, si j'ose dire, en respirant très bas et en étant sûr de ne pas chanter guttural. En posant ma main sur ma pomme d'Adam, je faisais descendre celle-ci dans le cou pour être sûr que le larynx descendait et y restait lorsque je chantais. Peu à peu, je sentis une différence très nette, tant à la rondeur du son qu'à sa projection en avant. Etcheverry me fit beaucoup travailler les récitatifs des opéras de Mozart, avec une sonorité nouvelle, plus percutante et plus libre. Je pus alors envisager certains rôles du répertoire d'opéra et ces rôles furent ceux que j'ai interprétés pendant une dizaine d'années, me consacrant alors autant à l'opéra qu'au concert. Ces rôles étaient Orfeo de Monteverdi, Orphée de Gluck, Golaud de Pelléas et Mélisande, Almaviva de Le nozze di Figaro de Mozart, Don Giovanni de Mozart, Méphisto de la Damnation de Faust de Berlioz et enfin Lescaut de Manon de Massenet.

J'eus d'ailleurs la joie d'enregistrer Manon avec le magnifique ténor Nicolaï Gedda et la stupéfiante et admirable Beverly Sills.

Je dois dire que j'ai fait une très longue carrière, gravitant autour du monde grâce au fait que j'ai toujours refusé des rôles qui ne convenaient pas à ma voix.

- Gérard Souzay, voudriez-vous nous dire le nom du professeur qui vous a le plus appris ?

- La vie.

Gérard SOUZAY.

in Gérard Souzay raconte, fables, dessins, dialogues et rencontres, Archimbaud, Paris, 2000.

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In La gazette de l'île Barbe n° 58

automne 2004

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