Lorsque notre distingué
confrère M. Émile Charvériat mourut, le
1er juillet 1904, dans son château de
Varennes, à Quincié, sa mort si prompte et si
imprévue nous causa les plus vifs regrets. Mais son
éloignement de Lyon ne permit guère aux membres de
l'Académie d'assister à ses funérailles.
Puis ces regrets s'accrurent encore
quand nous apprîmes que, par un sentiment de profonde modestie,
que devait partager, quelques mois plus tard, M. Morin-Pons, il avait
interdit qu'un discours fût prononcé sur sa
tombe. C'est ainsi que M. le Dr Vincent,
président de la classe des Sciences, ne put exprimer à
ce moment, au nom de la Compagnie, les témoignages de
sympathie et de regrets qui étaient dus à sa
mémoire et faire l'éloge des travaux qui lui avaient
valu une si juste estime dans le monde savant. Mais M. Charvériat
n'était pas de ceux dont on peut se borner à garder un
pieux souvenir, sans lui adresser un cordial adieu. Il était,
en effet, l'un de nos confrères les plus laborieux et les plus
assidus à nos réunions. Aucun autre ne nous a
témoigné ainsi, à un plus haut degré,
l'intérêt qu'il portait à la
prospérité de l'Académie. Car il savait qu'une
compagnie savante ne peut vivre et prospérer que par le
concours soutenu et dévoué de tous ceux qui en font
partie. Ainsi l'a-t-il pensé toujours pendant sa vie, ainsi
nous l'a-t-il témoigné encore par le legs
généreux de la somme de 3 000 francs qu'il nous a fait
en mourant et qui lui assure toute notre reconnaissance. Si donc un hommage public n'avait pu
lui être rendu, plus d'un motif déterminait la Compagnie
quand elle décida, dans sa séance du 5 juillet 1904,
que le souvenir de la vie et des œuvres de notre regretté
confrère serait conservé dans nos annales. Je fus
chargé alors de remplir cette mission et je l'acceptai avec
empressement. Sans doute, bien nombreux sont ceux qui auraient pu
s'en acquitter plus au gré de vos espérances et de vos
désirs. Mais un sentiment tout personnel m'imposait en quelque
sorte ce devoir. De tous les membres actuels de l'Académie et,
longtemps avant d'être admis, l'un et l'autre, au sein de la
Compagnie, c'était lui que j'avais connu le premier, quand,
à mes débuts, je vins demander mon admission au barreau
de Lyon ; aussi le souvenir que j'avais gardé de nos premiers
rapports m'encourageait encore à lui rendre ce dernier hommage
d'affectueuse estime. Car tel que je l'avais connu à cette
époque déjà lointaine, tel je l'avais
retrouvé au sein de notre Compagnie, toujours plein
d'aménité, toujours empressé à venir en
aide à ceux de ses confrères ayant à profiter de
ses savantes recherches. Assurément, si je n'avais
à présenter ici qu'une simple étude
biographique, ma tâche serait bien courte, car Émile
Charvériat est de ceux dont la vie se confond tout
entière avec les œuvres qui leur sont dues. C'est donc de ses
œuvres que j'ai à vous parler surtout. Né à Lyon, le 25 juillet
1826, c'est au collège d'Oullins, fondé en 1832 par
l'abbé Dauphin, avec le concours des abbés Chaîne
et Lassalle, et devenu plus tard l'école de
Saint-Thomas-d'Aquin, qu'il fit ses études classiques. Et
c'est là qu'il eut notamment pour condisciples : le peintre
Borel, le père Captier et le père Mouton, dominicains.
Ses études achevées, il alla, en 1846, suivre les cours
de la faculté de droit de Paris, où il se lia
étroitement avec deux de nos anciens confrères devenus,
l'un et l'autre, présidents de l'Académie : Paul
Rougier et Léon Roux. Mais, à son retour à Lyon
en 1849, la vie active et mouvementée du Palais ne semble
point l'avoir tenté et il commença modestement à
travailler dans l'étude de son père, notaire d'une
habileté et d'une expérience consommées, qui a
laissé à Lyon le souvenir d'une honorabilité
incomparable. Toutefois, la carrière du notariat ne le retint
pas longtemps. D'autres goûts et d'autres aspirations
donnèrent bientôt à sa vie une autre direction.
C'étaient, d'une part, l'étude de l'histoire et, de
l'autre, les œuvres de bienfaisance. Car, à peine de retour
à Lyon, il était devenu secrétaire adjoint de la
Société de Saint-Vincent-de-Paul, pendant que les
fonctions de secrétaire général étaient
confiées à un autre de nos anciens confrères, M.
Heinrich, dont le souvenir demeure toujours vivant au sein de
l'Académie. Ami d'Ozanam, le fondateur de cette
œuvre de bienfaisance, Heinrich était devenu aussi l'ami
intime d'Émile Charvériat. Et c'est à cette
amitié et aux relations étroites que ce dernier
entretint, à Lyon, avec l'éminent professeur de la
faculté des lettres que nous devons cette Histoire de la guerre de Trente
Ans, son œuvre la plus
importante, qui devait lui obtenir, un jour, l'une des plus hautes
récompenses dont peut disposer l'Académie
française. On a pu se demander, peut-être,
comment Charvériat avait été amené
à aborder un pareil sujet, qui a toujours été
considéré comme le plus embrouillé de tous ceux
que renferment les annales des nations. Mais si laborieux qu'il
fût, son zèle se fût refroidi, sans doute,
bientôt, s'il n'avait été encouragé par
son savant ami. À ce moment, en effet, Heinrich
se livrait à la préparation de son Histoire de la littérature
allemande, dont deux
éditions n'ont pas épuisé le succès. Or,
l'étude de tous les écrivains allemands, prosateurs ou
poètes, poursuivie par Heinrich avec une sagacité
pénétrante, suffit à Charvériat pour lui
révéler les lumières nouvelles que pouvaient lui
fournir les historiens et chroniqueurs allemands dans la
préparation de cette histoire, imparfaitement connue encore,
de la première moitié du XVIIe
siècle. Ainsi est-il parvenu, avec des efforts
inouïs, à jeter des clartés remarquables sur le
tableau de cette longue lutte, qui comprend, comme on le sait, quatre
périodes successives. Comme on le sait aussi, un poète
allemand célèbre, Schiller, dont on vient de
célébrer récemment, en Allemagne, le centenaire
de son décès [sic], a
écrit lui aussi l'histoire de la guerre de Trente Ans, sous
une forme élégante, à la manière des
grands historiens grecs et romains. Mais, de nos jours, cette forme
ne saurait plus suffire pour satisfaire pleinement les
érudits. Or, dans son travail, Charvériat se
révéla un érudit de premier ordre, en puisant
aux sources les plus diverses, pour nous donner une histoire
écrite dans un style plein de sobriété et avec
une netteté dont aucun des historiens ayant abordé le
même sujet n'avait encore donné l'exemple. Aussi a-t-on
pu dire fort justement que "livre était le meilleur tableau
d'ensemble que nous ayons en français de la longue lutte
terminée par le traité de paix de Westphalie"
[M.
Prévôt-Leygonie, professeur à la faculté
de droit de Poitiers,
Biographie de François Charvériat, p. 13. - NDLA.]. Publiés en 1878, les deux
volumes de cette histoire furent présentés, dès
l'année suivante, à l'appréciation de
l'Académie française, qui n'hésita pas, en 1880,
à lui décerner le prix Thiers, de la valeur de 3 000
francs. Ce prix suffisait déjà
pour révéler au monde savant la valeur de l'œuvre de
Charvériat. Mais si grand que fut cet honneur, si
mérité, on se demande involontairement s'il ne jugea
pas aussi flatteur pour lui le témoignage de haute estime que
lui exprimait le secrétaire perpétuel de
l'Académie française, M. Mignet, en lui
annonçant la distinction qu'il avait obtenue. ", lui écrivait-il le 20 mai
1880, l'Académie
française, dans sa séance de ce jour, vient de
décider, conformément à la proposition
motivée de sa commission d'histoire, que le prix Thiers serait
attribué à l'Histoire de la guerre de Trente Ans.
Je me fais un plaisir d'en
donner l'agréable nouvelle à l'auteur de l'excellent
ouvrage dans lequel ce vaste et terrible sujet est si savamment
traité dans toutes ses parties, si habilement expliqué
dans toutes ses phases, si vivement montré sous tous ses
aspects. Je vous fais, Monsieur, mon très sincère
compliment d'avoir écrit un pareil livre et vous prie de
croire que nul plus que moi n'en apprécie les nombreux et
sûrs mérites. "Signé :
MIGNET." Vraiment, ne vous semble-t-il pas,
comme à moi, que l'illustre historien de la Guerre de la Succession
d'Espagne avait retrouvé
dans l'œuvre de Charvériat l'élégance et la
sobriété de style qui distinguent ses propres travaux
?
À
suivre… A. VACHEZ.
Président de
la classe des Lettres
de l'Académie
des sciences, belles-lettres et arts de Lyon.
Notice biographique
lue dans la séance de l'Académie du 6 juin
1905.
A. Rey, imprimeur de
l'Académie, Lyon, 1905. in
La gazette de
l'île Barbe
n° 61, été 2005