À la mémoire de l’enseigne de vaisseau Pierre Jaillard

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Nous désirons encore une fois faire mémoire de notre oncle Pierre Jaillard, officier de marine disparu lors du torpillage du Léon-Gambetta par un sous-marin autrichien en Adriatique le 27 avril 1915.

Pour compléter les souvenirs familiaux déjà parus dans la Gazette [n°s 7-10. - NDLR.], nous avons choisi une approche qu'on trouvera peut-être impersonnelle.

D'une part, pourquoi l'Autriche ? et pourquoi l'Adriatique ? Quel est ce théâtre d'opérations inhabituel ?

D'autre part, comment ce drame s'est-il déroulé ? Qu'en ont dit les témoins ? les rescapés français ? l'agresseur autrichien ? les états-majors ?

Voici donc un essai historique à la recherche de l'implication de l'Autriche en Adriatique, suivi de documents inédits très émouvants provenant des archives militaires françaises et autrichienne sur l'événement du 27 avril 1915.

Henri JAILLARD.

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L'Autriche et l'Adriatique

L'Adriatique, pendant plusieurs siècles, a été une chasse gardée de la république de Venise. Celle-ci a bien profité des croisades pour développer son commerce avec le Levant et pour créer des escales sur ces routes : Zara, Spalato, Raguse, Cattaro, Durazzo, Corfou en Adriatique, et des escales en Grèce byzantine. Tout le commerce et toute la navigation en Adriatique sont contrôlés par la cité des doges. En 1630 encore, l'Autriche demande à Venise une autorisation pour un trajet d'Espagne vers Trieste, mais en 1700, l'âge d'or de Venise est passé. La ville est sur son déclin.

1713. Le traité d'Utrecht termine la guerre de succession d'Espagne, sépare en deux l'empire unifié par Charles Quint deux siècles auparavant, et attribue le royaume de Naples et la Sicile à l'Autriche des Habsbourgs.

Subitement, l'Autriche, pays tourné vers l'Allemagne (Charles VI est empereur du Saint-Empire) et vers le Danube (l'empereur est roi de Hongrie depuis 1687), doit assurer, sans la flotte espagnole, ses liaisons maritimes avec son nouveau territoire italien.

C'est le premier rendez-vous avec l'Adriatique.

[Liaison entre l'Autriche et ses territoires italiens]

L'Autriche n'a pas de marine, ni marchande ni de guerre, et n'a qu'une étroite fenêtre sur l'Adriatique : Trieste.

Pourtant, dès 1717, l'empereur ose défier Venise en déclarant la liberté de navigation en Adriatique.

Il organise sa ville de Trieste, modeste port de pêche et de cabotage. Il installe une administration du port et de la ville, favorise l'implantation du commerce par des particuliers nationaux ou étrangers, accorde des exonérations fiscales, crée le "franc", favorise la création de la Compagnie orientale pour le commerce, construit la route vers Vienne par le col du Semmering, enfin, avec l'aide des Anglais, construit un arsenal qui achève en 1733 deux navires de ligne, une frégate et des galères.

La ville, très italianisée, se peuple d'Allemands, de Grecs, de Croates, de Slovènes, et ouvre des consulats dans des ports méditerranéens.

Le commerce de Trieste augmente progressivement et, en 1782, atteint 70% de celui de Venise, qui s'inquiète de voir son trafic vers l'Allemagne et l'Autriche détourné par sa voisine.

Même si Naples revient dès 1734 aux Bourbons d'Espagne, l'Autriche a découvert la mer.

La Révolution française et le Premier Empire amènent un bouleversement durable.

Bonaparte termine sa campagne d'Italie en 1797 par la soumission de la république de Venise.

Venise et ses territoires dalmates, durant quelques années attribués à l'Autriche, sont finalement occupés par les Français pour former "Provinces-Illyriennes" avec des territoires autrichiens de Croatie et avec la république de Raguse, soumise en 1806.

Mais les Français n'ont pas la supériorité sur mer. Une flotte russe occupe Corfou, Durazzo, Cattaro, se pose en protectrice des Monténégrins et dispute sans succès Raguse aux Français.

Les Anglais sont aussi très actifs, dans les îles où ils établissent des bases de ravitaillement. C'est pour attaquer l'une d'elle à Lissa qu'une petite flotte française partie d'Ancône leur livre un combat malheureux le 12 mars 1811.

Les Russes repartis, les Anglais occupent Corfou et les îles Ioniennes durablement.

1815. À la paix de Vienne, l'Autriche obtient la totalité des conquêtes provisoires du Premier Empire : Venise et ses dépendances dalmates, et Raguse, c'est-à-dire que ses côtes vont de l'embouchure du Pô à Cattaro. Elle est la puissance adriatique.

C'est le deuxième rendez-vous avec l'Adriatique.

[Puissance autrichienne en Adriatique]

L'Autriche dispose maintenant de trois ports, Venise, Trieste, Fiume, mais tout est à réorganiser.

Venise, ruinée en 1815, compte néanmoins 100.000 habitants. Son arsenal est remis en état et débute ses constructions. Le commerce reprend vers l'Adriatique et le Levant et même vers l'Amérique par la création en 1839 de la Société commerciale vénitienne. Son port est déclaré "franc", mais il reste dans l'ombre de Trieste, qui lui est préféré.

Également port franc, Trieste renoue ses relations terrestres vers Vienne, et sur mer profite à fond de la nouveauté de la navigation à vapeur. Des Triestins fondent, en 1835, une compagnie de navigation à vapeur, le Lloyd autrichien, avec 10 vapeurs achetés en Angleterre, qui sont 61 en 1851, faisant du Lloyd la principale compagnie méditerranéenne. On peut parler de flotte commerciale triestine.

L'Adriatique en 1912.

Le général Radetzky comprend l'intérêt militaire de ces vapeurs marchands en cas de besoin et construit un arsenal qui sera prêt en 1861.

Les capitaux viennois arrivent. Trieste se construit, s'embellit et compte 40.000 habitants en 1840.

Fiume, tourné vers la Hongrie par sa province de Croatie, se développe aussi mais reste moins important, son trafic étant local.

[Unité italienne]

En Italie, le Risorgimento travaille les esprits. L'Autriche, gardienne de "l'ordre Metternich", réprime rapidement la révolte d'Ancône contre le pape en 1831, mais en 1848, elle subit à Vienne même la vague des révolutions et met plus d'un an à reprendre Venise, érigée en république par Manin, car sa marine, dont les équipages sont en majorité italiens, n'a pas pu être utilisée pour le blocus de la lagune.

Dans le même temps, les Piémontais entrent en guerre pour soutenir les révolutionnaires de Milan, mais sont battus à Novare (1849) par Radetzky. Mais les deux adversaires savent que ce n'est qu'une trêve.

L'Autriche réagit. La marine est réorganisée par un amiral danois, le corps des officiers est germanisé, les équipages comportent davantage de Slovènes et de Croates fidèles aux Habsbourgs, le littoral est organisé en trois provinces pour mieux s'opposer aux revendications "irrédentistes" de Mazzini, sur Trieste, l'Istrie et Zara, ville à grande majorité italienne ; la rade de Pola commence à être utilisée aux dépens de Venise.

De fait, les Sardes, soutenus par les Français, attaquent une deuxième fois en 1859. Sur mer, les Autrichiens utilisent les vapeurs pour des transports de troupes et la France bloque un moment les ports de Pola et de Cattaro. La décision se fait sur terre à Solferino, entraînant la perte de la Lombardie.

Et très rapidement, en 1866, une troisième fois l'Italie entre en guerre, moins pour soutenir la Prusse, que pour "ériter" la Vénétie promise par François-Joseph à Napoléon III pour prix de sa neutralité. La flotte italienne entreprend in extremis après Sadowa une attaque contre l'île de Lissa à partir d'Ancône. Mais l'amiral Tegetthoff appareille, de Pola, avec une flotte inférieure en nombre, et défait l'escadre italienne.

Cette bataille de Lissa n'a aucune conséquence politique puisque la Vénétie est remise à l'Italie malgré sa défaite à Custoza, mais son retentissement est immense dans une période de transitions technologiques : coque en bois ou en fer, propulsion à voile ou à vapeur, roues à aubes ou hélices, artillerie latérale (sabords) ou axiale. L'Autriche avait montré la supériorité des coques en fer, de son artillerie, et surtout, de l'entraînement et du moral de ses équipages.

1866. L'Autriche a ses côtes réduites de Trieste à Cattaro et a désormais en face d'elle le royaume d'Italie unifié, de Venise à Brindisi.

C'est son troisième rendez-vous avec l'Adriatique.

[L'Autriche face à l'Italie]

Battue à Sadowa, l'Autriche perd la présidence de la Confédération germanique au profit de la Prusse et est rejetée vers le sud : en 1867, c'est l'établissement de la double monarchie "Hongrie". Le poids de la Hongrie augmente et entraîne une poussée vers les Balkans.

Malgré la perte de Venise, l'Autriche bénéficie du prestige de Lissa, et domine l'Adriatique. Elle se découvre une vocation maritime et s'attache d'abord à améliorer ses ports.

Trieste est son débouché privilégié.

Son activité, sans être comparable à celle de Marseille ou de Gênes, fait un bond considérable, favorisé par l'établissement de la ligne de chemin de fer vers Vienne par le col du Semmering (1854) et par le percement du canal de Suez (1869).

D'importants travaux de modernisation sont entrepris avec des crédits privés puis avec des grandes banques viennoises : création de deux ports, de trois grands bassins protégés par cinq môles, création de plusieurs chantiers de construction navale pour la marine marchande et pour la marine de guerre.

La navigation est regroupée en deux compagnies : l'une, la Lloyd autrichienne, vers l'Adriatique, la Méditerranée orientale, l'océan Indien par Suez ; l'autre, l'Austro-americana, avec des lignes régulières vers la Méditerranée occidentale, l'Amérique du Nord et du Sud, alors lieux d'immigration.

La ville s'agrandit de bâtiments majestueux de style viennois ; sa population très cosmopolite mais en majorité italienne atteint 226.000 habitants en 1910.

C'est la grande époque de Trieste, le grand port de l'Adriatique.

[Équipement de la côte hongroise]

La Hongrie, désormais politiquement l'égale de l'Autriche, donne tous ses soins à son port de Fiume, qui abrite déjà l'Académie navale austro-hongroise.

Le modeste port ancien est réaménagé pour recevoir la marine de commerce hongroise qui se crée : le cabotage adriatique par la compagnie Ungaro-Croata, les lignes régulières vers l'Angleterre et vers Bordeaux par la compagnie Adria, équipée de vapeurs de construction anglaise, à partir de 1882.

Un chantier privé est repris en 1873 par un ingénieur anglais, R. Whitehead, inventeur en 1866 de la torpille automobile, adoptée rapidement par toutes les marines.

À partir de 1900, le gouvernement équipe le port d'un chantier de construction de gros navires marchands et militaires capable d'achever en 1914 le cuirassé de 20.000 tonnes Szent-Istvan.

Le chemin de fer vers Budapest est achevée en 1873.

L'Autriche avait bien vu la vulnérabilité de Trieste, coincée au fond du golfe et contre la frontière vénitienne ; elle décide de faire de Pola, disposant d'une belle rade à la pointe de l'Istrie, un port militaire.

Le port de pêche de 1.000 habitants en 1846 est, en 1913, une ville de 50.000 habitants. Un arsenal est construit, complété par des ateliers, des entrepôts, des casernes, un dépôt de munitions, un hôpital, une cale sèche (1883). Le commandement militaire s'y installe en 1913.

La rade est protégée par des forts et des batteries de gros calibres, et plus tard par des filets anti-sous-marins. La voie ferrée sur Trieste est achevée en 1887.

La côte dalmate, découpée et montagneuse, avec de multiples îles, ne facilite pas les communications terrestres ; le cabotage est donc très important de Trieste et de Fiume vers Zara, la plus grande ville (9.200 Italiens et 3.500 Croates), mais aussi vers Sebenico, Spalato et Raguse.

Les bouches de Cattaro, magnifique ensemble de trois baies intérieures séparées par des détroits, mais à proximité immédiate du Monténégro, sont fortifiées, et Castelnuovo, à leur débouché, est aménagé en base avancée.

[Rivalité avec l'Italie]

L'Italie de son côté, a mis un certain temps pour redonner sa place à Venise, défavorisée dans sa période autrichienne, d'autant plus que dans la période 1860-1866, Cavour avait commencé à transformer Ancône en base navale.

Les liaisons terrestres sont à réinventer, vers l'Allemagne par la nouvelle ligne du Brenner (1867), vers la plaine du Pô et vers la France (tunnel du Mont-Cenis, 1870) puis vers la Suisse (Saint-Gothard et Simplon).

L'arsenal est remis en activité et le commerce reprend lentement : le cabotage est concurrencé par l'établissement du chemin de fer de Venise à Brindisi et la flotte marchande se compose encore longtemps de voiliers avant d'adopter la vapeur.

Cependant, plusieurs compagnies de navigation sont créées pour les liaisons vers le Levant et vers l'Amérique.

La concurrence avec Trieste est difficile : en 1913 sont passés par Suez 100 vapeurs italiens contre 224 autrichiens.

Car désormais, les deux puissances vont chercher la suprématie en Adriatique. L'Italie regarde vers toutes les anciennes possessions vénitiennes en Dalmatie et vers l'Albanie, entretenant un "édentisme" parfois agressif. L'Autriche est de plus en plus impliquée dans les Balkans et veut protéger sa côte de la poussée serbe et des envies italiennes, et la prolonger vers le sud.

Le vainqueur de Lissa, l'amiral Tegetthoff, soutenu par l'archiduc Ferdinand-Maximilien, modernise la flotte, élimine les bateaux en bois, fait construire des navires à casemate à artillerie principale vers l'avant, inspirés des "monitors", batteries flottantes utilisées pendant la récente guerre de Sécession. Mais la mort de ces deux hommes ralentit l'effort, d'autant que l'Italie reste très inférieure sur mer et que donc la dépense est jugée excessive. Cela conduit à une politique réduite à la défense des côtes contre un débarquement, qui sera reprise par la doctrine française de "Jeune École", en faveur dans les années 1880-1890 : des petites unités armées des nouvelles torpilles seraient suffisantes pour garder les côtes et tenir en respect les grosses unités désormais inutiles et coûteuses, pendant que des croiseurs légers et rapides seraient chargés des actions lointaines.

L'entrée de l'Italie dans la Triple-Alliance ou "Triplice" (Allemagne, Autriche, Italie), en 1882, par dépit d'avoir été devancée en Tunisie par la France, favorise aussi ces replis des armements autrichiens.

[Course aux armements navals]

Pendant ce temps, l'Italie se ressaisit et, de 1873 à 1880, aidée par l'ingénieur novateur Brin, construit une flotte de 16 navires de guerre de fort tonnage, sans voilure ni éperon, dotés d'une artillerie de gros calibre groupée en tourelles. Mais ces constructions dépendent des fournitures anglaises et françaises pour l'acier, les machines, les plaques de blindage et les canons. Aussi, en 1884 sont fondées les Forges et Aciéries de Terni, qui ont un rôle moteur dans l'autonomie industrielle italienne.

L'Italie a repris de l'avance mais elle doit répartir ses armements sur deux mers, et l'arsenal de Venise, jugé trop près de la frontière, délaisse petit à petit la construction des grosses unités au profit de La Spezia, et se spécialise dans les réparations.

D'ailleurs, la doctrine navale change dès avant 1900 : c'est désormais celle de l'affrontement massif et décisif de grosses unités, qui sera confirmée en 1905 par le désastre russe de Tsoushima. Les grandes puissances maritimes européennes, Angleterre, France, rejointes par l'Allemagne, reprennent une course aux armements avec des programmes de dizaines de cuirassés.

En Autriche aussi, deux hommes pensent que, malgré la Triplice, l'Italie reste l'adversaire et qu'il est temps de réarmer : l'archiduc François-Ferdinand, neveu de François-Joseph et héritier depuis la mort de Rodolphe à Mayerling (1889), et l'amiral Montecuccoli, marin expérimenté. Tous deux ont l'influence nécessaire pour bousculer l'immobilisme de l'empereur François-Joseph, faire voter les budgets militaires par les deux royaumes, activer les industries métallurgiques de Moravie et de Bohême (Skoda à Pilsen) qui fabriquent les blindages, les tourelles, les canons et les projectiles.

Les chantiers de Trieste, de 1889 à 1908, mettent en chantier 7 cuirassés et plusieurs croiseurs.

Mais en 1906 est lancé en Angleterre le Dreadnought, qui surclasse tous les navires existants par son tonnage (18.000 tonnes), son blindage, son artillerie homogène de gros calibre en tourelle (10 canons de 305 millimètres ; portée : 20 kilomètres), sa vitesse (20 nœuds) grâce à une machine à turbine ; son nom devient générique d'une nouvelle catégorie de cuirassés.

Sans attendre, toutes les marines alignent sur lui leurs nouvelles constructions. L'Autriche construit 4 cuirassés type Dreadnought de 20.000 tonnes, armés de 12 canons de 305 millimètres en 4 tourelles triples, qui seront terminés en 1914 : les Viribus-Unitis, Tegetthoff, Prinz-Eugen et Szent-Istvan.

L'Italie, en 1914, dispose de 8 cuirassés anciens et de 6 cuirassés Dreadnought.

[Alliance de circonstance]

Entre les deux "alliées ennemies", la convention navale de 1912 de la Triplice répartit les missions : à l'Italie la Méditerranée occidentale et l'attaque des transports de troupes françaises d'Algérie vers la France, à l'Autriche l'Adriatique et les approches des Dardanelles et du canal de Suez contre les Russes et les Anglais.

L'Autriche, forte de ses cuirassés tout neufs, a donc l'ambition de sortir de l'Adriatique et d'être une puissance méditerranéenne : c'est une menace pour la Triple-Entente (France, Angleterre, Russie), qui de son côté définit les responsabilités : à l'Angleterre la mer du Nord, à la France la Méditerranée.

"Alliées ennemies", car malgré la Triplice, la méfiance est souvent hostilité. L'Italie aide les mouvements "irrédentistes" dans les territoires autrefois vénitiens de population et de culture italienne. Par le Monténégro libéré des Turcs depuis 1878, et son port nouvellement créé d'Antivari, la Société vénitienne essaie de capter le commerce balkanique en concurrence avec les Autrichiens de Cattaro, et l'Autriche redoute de voir l'Italie occuper les deux rives du canal d'Otrante.

Dans les Balkans, les guerres et les traités se succèdent, l'Empire ottoman se réduit province après province. L'Autriche occupe la Bosnie-Herzégovine en 1908, l'Italie arrache la Tripolitaine et Rhodes en 1912 et est tentée de prendre pied en Albanie ; la Bulgarie, la Serbie et la Grèce se disputent la Macédoine turque. La Serbie, forte du soutien de la Russie, protectrice des Slaves et des orthodoxes, cherche un accès à l'Adriatique et occupe un moment Durazzo. Autriche et Italie, pour une fois d'accord, lui barrent la route en participant à l'établissement d'une Albanie indépendante (1914).

Mais l'affrontement avec la Serbie a quand même lieu malgré la menace russe.

En 1914, le cuirassé autrichien Viribus-Unitis conduit le prince héritier François-Ferdinand à des manœuvres en Bosnie, mais c'est son cercueil qu'il ramène après son assassinat à Sarajevo par un étudiant pro-serbe (28 juin 1914) : c'est la guerre.

La cascade des alliances étend le conflit, Triple-Alliance contre Triple-Entente.

Mais l'Italie estime que, l'Autriche étant l'agresseur, son alliance ne s'applique pas, et elle se déclare neutre, tandis que les deux croiseurs allemands Goeben et Breslau, déjà mis en place à Pola en application de la convention de 1912, canonnent Bône et Philippeville dès le 4 août et se réfugie chez les Turcs, hâtant leur entrée en guerre.

[Guerre navale franco-autrichienne]

L'Autriche-Hongrie se trouve dans une situation imprévue : sa flotte constituée pour combattre l'Italie, alliée de circonstance, doit affronter seule les deux marines les plus puissantes d'Europe.

Aussi, l'amiral Haus replie ses grosses unités à Pola, hors de portée des navires anglais de Malte et surtout de la 1re armée navale française de l'amiral Boué de Lapeyrère, qui, appareillant de Toulon, gagne l'Adriatique.

Il maintient des croiseurs, des torpilleurs et des sous-marins à Cattaro, rendu plus sûr après la neutralisation des canons monténégrins qui menaçaient une partie des bouches.

La flotte française, très offensive, pénètre en Adriatique en de multiples raids pour ravitailler les Monténégrins, détruire des phares et des sémaphores sur les îles, bombarder les défenses de Cattaro et en bloquer la sortie.

Le croiseur autrichien Zenta est coulé, mais le 18 août et le 3 novembre, le croiseur cuirassé Jules-Ferry évite de justesse des torpilles. Le 2 septembre, le Léon-Gambetta, le 16 octobre et le 3 novembre, le Waldeck-Rousseau échappent à des torpilles devant Cattaro et dans le canal d'Otrante. Le 21 décembre, le cuirassé Jean-Bart est touché par une torpille et parvient à regagner Malte pour réparations.

Les sous-marins autrichiens basés à Cattaro rendent très dangereuse l'Adriatique pour les navires de surface. Contrairement aux opinions des états-majors, ils montrent qu'ils sont, mieux que les torpilleurs, les meilleurs vecteurs de la torpille et à même d'interdire la mer aux grosses unités. Les 6 petits sous-marins de 1914 sont renforcés par des sous-marins allemands plus évolués arrivant par train en pièces détachées, puis par des équipages allemands.

[Croisière française dans le canal d'Otrante]

Devant ce risque trop grand, et les grosses unités autrichiennes restant à l'abri, la flotte française se retire de l'Adriatique et en organise le blocus au niveau du canal d'Otrante.

Mais en raison des neutralités italienne et grecque, il faut opérer depuis Bizerte ou Toulon, ou de Malte avec le soutien de la Navy.

La distance, les veilles par tous les temps, jour et nuit, la vigilance continuelle contre les risques d'attaques des torpilleurs et des sous-marins basés à Cattaro, usent le matériel et éprouvent les équipages. Sans compter les trajets vers les ports amis pour le charbonnage ; la consommation de charbon nécessite rapidement des rotations de cargos à partir de Cardiff ; car de nombreux navires de tous tonnages participent à cette garde : croiseurs, torpilleurs et même cuirassés.

C'est en participant à cette garde que, le 27 avril 1915, de nuit, au large du cap Santa Maria di Leuca, le croiseur cuirassé Léon-Gambetta (amiral Senès) est torpillé par un sous-marin autrichien parti de Cattaro (commandant von Trapp) et coule avec la plus grande partie de son équipage.

Le barrage est plusieurs fois modifié, reculé, amélioré, rendu plus efficace et en partie fixe par des filets anti-sous-marins tendus entre des petits navires et des chalutiers, doublé en profondeur par des croisières de torpilleurs et de chasseurs de sous-marins, survolé par des ballons captifs.

Cette garde si monotone remplit sa mission : le blocus du gros de la flotte autrichienne, comme, dans le même temps, le blocus de la mer du Nord contraint la flotte allemande à l'inaction après les batailles indécises de Dogger Bank et du Jutland.

Mais par sa seule présence, la flotte autrichienne de Pola rend l'Adriatique dangereuse aux Alliés et retient des navires qui ont fait défaut aux Dardanelles au printemps 1915.

[Supériorité navale autrichienne en Adriatique]

Alléchée par le traité de Londres du 26 avril 1915 qui lui promet Trieste, Fiume, Zara et Valona, l'Italie entre en guerre le 23 mai 1915.

Ce n'est pas une surprise pour l'Autriche : la nuit même, l'amiral Haus fait sortir sa flotte de Pola et de Cattaro, bombarde Ancône, son port et la voie ferrée, par les 305 des cuirassés, coule deux torpilleurs à Manfredonia par les croiseurs et rentre sans perte pendant que des hydravions lâchent des bombes sur Venise.

Les Autrichiens montrent qu'ils peuvent frapper partout en Adriatique, mais il leur faut économiser le stock de charbon de Trieste ; aussi les sorties des grosses unités doivent-elles être réduites, et les opérations navales sont dorénavant le fait de petites unités. Celles-ci sont utilisées pour poser ou draguer des mines, pour protéger les convois de transport de troupes et de ravitaillement, le long de la côte dalmate jusqu'à Cattaro et bientôt au-delà car sur terre, pendant l'hiver 1915, les Serbes sont en déroute et retraitent vers le Sud.

En avril 1916, l'évacuation de 180 000 combattants et civils serbes par les Alliés, par les ports de Durazzo et de Valona, nécessite plusieurs centaines de vapeurs de toutes sortes protégés par 70 navires de guerre. Ces transports vers Corfou, Bizerte et Salonique ne sont pas gênés par les Autrichiens.

Les Italiens prennent conscience de la vulnérabilité de leurs ports et de leur côte : leurs croiseurs se mettent à l'abri à Venise tandis que les unités françaises s'installent à Tarente.

Une tentative d'occupation d'une île, combinée à un bombardement de Raguse le 18 juillet 1915, se solde par la perte de deux croiseurs italiens torpillés par des sous-marins autrichiens.

À leur tour, des sous-marins français pénètrent en Adriatique et l'un d'eux, le Curie, en attaquant Cattaro, se fait prendre dans un filet anti-sous-marin.

L'Adriatique, mer étroite, est aussi adaptée aux vedettes lance-torpilles développées par les Italiens, suivis par les Autrichiens.

Le 15 mai 1917, trois croiseurs rapides et deux torpilleurs autrichiens attaquent le barrage, coulent 14 chalutiers porteurs des filets du barrage et échappent aux poursuivants alliés.

[Défaite autrichienne]

Comme dans la plupart des armées, en 1917 et 1918, la longueur des hostilités, les privations alimentaires et l'inaction, surtout sur les grosses unités, provoquent des mutineries de certains équipages croates à Cattaro et à Pola, mais elles sont vite réprimées sans violence.

En revanche, la sujétion en matériel et en personnel à l'égard de l'Allemagne cause un malaise parmi les cadres, accentué par la rapide promotion de l'amiral Horthy, un Hongrois, et par sa nomination à la tête de la marine. Celui-ci, pour redonner du moral aux équipages, monte une vaste opération visant les gros navires du barrage le 9 juillet 1918 avec des croiseurs rapides de Cattaro soutenus par des cuirassés de Pola, mais le cuirassé Szent-Istvan, plus lent et à la traîne, est aperçu par une vedette lance-torpilles italienne et coulé ; croyant son plan déjoué, Horthy fait rentrer sa flotte.

Mais l'issue du conflit se décide encore une fois sur terre : la percée du front autrichien à Vittorio Veneto le 29 octobre 1918 entraîne des mutineries à Pola.

Le même jour, profitant de la décision de l'empereur Charles Ier du 17 octobre transformant l'empire en fédération d'États nationaux, la Croatie se sépare de la Hongrie.

En conséquence, le gouverneur hongrois de Fiume laisse la ville aux Croates et l'amiral Horthy remet la flotte de Pola aux nouvelles autorités de Zagreb.

Deux jours plus tard, deux hommes-grenouilles italiens réussissent à pénétrer dans les défenses relâchées de Pola et coulent le Viribus-Unitis, symbole de la puissance navale autrichienne.

L'armistice italo-autrichien est signé le 3 novembre.

Les Italiens se saisissent aussitôt des territoires promis par le traité secret de Londres : Trieste, Pola, toute l'Istrie, mais, de la côte dalmate, devant les protestations des Croates, elle ne gardera que la ville de Zara et deux îles au traité de Rome de 1925.

Fiume est occupée en 1919 par la marche de Gabriele D'Annunzio.

L'Autriche-Hongrie est démembrée au traité de Saint-Germain-en-Laye le 10 septembre 1919 : l'Autriche réduite n'a plus d'accès à l'Adriatique.

Un nouveau chapitre adriatique s'ouvre, mais cette fois sans l'Autriche.

Henri JAILLARD.

 

Nota. - L'amiral Horthy sera "régent" de Hongrie de 1920 à 1945, et le commandant von Trapp refusera l'Anschluß, émigrera aux États-Unis, et créera sa chorale familiale, sujet du film La Mélodie du bonheur.

Enfant, j'ai toujours été intrigué et attiré par la maquette du Léon-Gambetta que bonne-maman gardait dans une petite vitrine dans la salle à manger de l'île Barbe. Elle m'avait dit qu'elle lui avait été donnée par un matelot du Léon-Gambetta.

 

Croiseur cuirassé Léon-Gambetta.
Déplacement : 12 500 tonnes.
Équipage : 850 hommes dont 32 officiers.
Armement :
4 canons de 190 millimètres en deux tourelles doubles axiales,
12 canons de 164 millimètres en 6 tourelles doubles latérales
et 14 pièces de 47 millimètres en sabords.
 
Pierre Jaillard commandait la tourelle de 160 tribord arrière.

 

 

 

 

H.J.

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Archives militaires françaises

Voici les documents provenant des archives militaires françaises. Les commentaires sont inutiles. Notons toutefois l'attention portée au sort de l'enseigne de vaisseau Jaillard et la mention de sa mère Constance Jaillard allant interroger les survivants.

H.J.

 

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Perte du croiseur Léon-Gambetta

[Rapport à] Monsieur le Ministre de la Marine, [Victor Augagneur]

Paris (cabinet du Ministre)

Courbet, en mer, 5 mai 1915.

Monsieur le Ministre,

La perte du croiseur cuirassé Léon-Gambetta, que je n'ai connue que le 27 à 7 heures du soir par télégramme de Rome, s'est produite dans de telles conditions qu'il m'a été impossible de vous donner aussitôt des renseignements [fondés] sur autre chose que les télégrammes de l'ambassade de Rome, qui ont d'ailleurs dû vous être adressés directement.

Aujourd'hui, après avoir questionné le contre-amiral de Gueydon, qui a son pavillon sur le Waldeck-Rousseau, et interrogé par télégramme les commandants des bâtiments présents sur la croisière au moment du sinistre, je ne possède encore pas de renseignements précis, mais je sais que le Gambetta occupait le secteur le plus occidental de la croisière Leuca-Dukato. Il m'est impossible de dire quelles sont les raisons qui ont conduit le contre-amiral Senès à se tenir à cette heure de nuit dans le voisinage immédiat du cap Leuca, mais je suppose que c'est son désir de rendre la surveillance de cette zone plus efficace encore étant donné l'intérêt que je lui avais signalé qu'il y avait à ne pas laisser échapper les navires de guerre autrichiens pouvant tenter une sortie de ces côtés.

[Instructions en vigueur]

Mes instructions télégraphiques du 20 avril (télégramme n° 1896 ; annexe n° I ci-jointe) lui disaient en effet : "'A NOUVEL ORDRE, VEUILLEZ ETABLIR CROISIERE DE FAÇON A SURVEILLER TRES ATTENTIVEMENT LIGNE LEUCA-PAXO ET PLUS PARTICULIEREMENT ENVIRONS LEUCA. UNE TENTATIVE ESCADRE ENNEMIE SUR TARENTE EST POSSIBLE. JE ME TIENS PRET A INTERVENIR DANS CES PARAGES. INFORMEZ-MOI DE TOUT INCIDENT. ACCUSEZ RECEPTION." et celles du 22 avril (télégramme n° 2027 ; annexe n° I) : "ETABLISSEZ CROISIERE SURVEILLANCE LEUCA-DUKATO ET VEUILLEZ ENVOYER UN CROISEUR SE RAVITAILLER NAVARIN, OU IL PRENDRA MES ORDRES, ET PRIER AMIRAL DE GUEYDON REPLACER CHARNER, BRUIX SOUS LES ORDRES BOUCLIER."

Or, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le télégraphier, les instructions écrites en date du 28 décembre et plus particulièrement en vue de cette croisière Leuca-Dukato (annexe n° III ci-jointe) recommandaient au chef de la croisière de patrouiller pendant le jour en remontant fréquemment jusqu'à la limite nord des secteurs mais de se tenir en principe sur le parallèle de 39°, c'est-à-dire à 43 milles au sud du cap Leuca, pendant la nuit.

Le contre-amiral de Sugny, chef de la 1re division légère et en réalité de la croisière elle-même, dans un télégramme daté du 9 mars (annexe n° IV ci-jointe), prescrivait de reprendre la croisière par secteurs conformément à ces instructions du 28 décembre, tandis qu'un ordre du contre-amiral Senès daté du 12 avril (annexe n° IV ci-jointe) n'infirmait en rien leurs prescriptions, qui avaient été communiquées à tous les bâtiments de la croisière.

Il n'y avait donc à mon sens aucune raison de les considérer comme abrogées et je suis bien convaincu que c'est ainsi que l'appréciait le contre-amiral Senès lui-même, puisque dans son ordre du 12 avril, il limite bien les secteurs par méridiens - sans faire toutefois aucune allusion au parallèle de 39° - tout en reproduisant par ailleurs les indications générales sur l'organisation de la croisière telles qu'elles étaient fixées par mes instructions du 28 décembre.

Enfin, dans son télégramme n° 424 du 22 avril (annexe n° II ci-jointe), le dernier adressé par lui à ses bâtiments au sujet de la croisière Leuca-Dukato, il se borne à dire : "CAP SANTA MARIA-DUKATO SERA PARTAGEE EN QUATRE TRONÇONS AU LIEU DE CINQ." Sans autre commentaire.

De tout cela, il résulte pour moi que l'amiral Senès considérait bien l'ordre du 28 décembre comme toujours en vigueur, mais que des raisons spéciales, et que probablement il était seul à connaître, l'ont conduit à y déroger, ce qui était d'ailleurs son droit étant donné l'initiative complète que lui laissait ce même ordre, qui ne prescrivait qu'en principe d'adopter pour la nuit le parallèle de 39°.

C'était d'ailleurs d'accord avec le contre-amiral de Sugny que ces instructions avaient été rédigées, et dans le but bien précis d'établir que les bâtiments de croisière n'étaient pas tenus à s'exposer dans la nuit aux coups des torpilleurs ou sous-marins ennemis pouvant fréquenter le canal d'Otrante.

[Circonstances du torpillage]

Comment et dans quelles conditions le Gambetta a-t-il été frappé, nous ne le saurons exactement qu'après interrogatoire des survivants, auquel le Jurien-de-La-Gravière doit procéder aujourd'hui même, mais si l'on s'en rapporte aux informations venues de Rome, il l'aurait été par un sous-marin qui aurait lancé deux torpilles contre lui, et dans des conditions d'autant plus favorables que, d'après le contre-amiral de Gueydon, la nuit était d'une clarté extraordinaire et la mer complètement calme.

Quant à la vitesse, qui, au dire de l'attaché naval à Rome, était de 8 nœuds, je ne peux jusqu'ici la contrôler, mais je suis surpris de la voir aussi réduite alors que, par un ordre daté du 12 avril (annexe n° IV), le contre-amiral Senès prescrit aux bâtiments d'éviter de prendre une allure inférieure à 10 nœuds, pendant le jour, il est vrai, mais étant donné la valeur technique incontestée de cet officier général, il me paraît bien improbable qu'il ait toléré par une nuit aussi claire une allure en contradiction avec ses idées.

Le télégramme de Rome ajoute que le bâtiment aurait disparu en dix minutes et que 136 personnes seulement auraient été sauvées ; ce fait paraît en principe bien surprenant, étant donné l'état de la mer, et ne peut s'expliquer que par la suppression instantanée du fonctionnement de la t[élégraphie] s[ans] f[il], qui n'a pas permis au malheureux navire de prévenir ses voisins, car à une vingtaine de milles de lui à peine se trouvait le Waldeck-Rousseau, et tout près de ce dernier, une escadrille de torpilleurs pouvant donner 28 à 30 nœuds de vitesse.

Le Waldeck-Rousseau avait en effet reçu ce même 26 avril à 3 heures de l'après-midi le télégramme suivant du Gambetta, et en conséquence s'était porté en avant pour occuper le poste indiqué : "- WALDECK-ROUSSEAU ETANT LE PLUS RAPPROCHE DE FANO, JE VOUS SERAIS RECONNAISSANT DE PRESCRIRE A CE CROISEUR D'ETRE DEMAIN MATIN AU JOUR PRES DE CETTE ILE POUR SOUTENIR, LE CAS ECHEANT, LES TORPILLEURS EN RECONNAISSANCE. LE VICTOR-HUGO NE BOUGERA PAS. VEUILLEZ M'ACCUSER RECEPTION." (Annexe n° II.)

C'est donc à ce déplorable concours de circonstances que nous devons de n'avoir pu atténuer le nombre des deuils qui frappent tant de familles.

Votre télégramme n° 4369 du 29 avril a trouvé l'armée navale dans le deuil, mais les termes dans lesquels il était rédigé nous ont montré qu'en partageant notre douleur, vous aviez aussi comme nous une foi profonde dans le succès que chacun, je puis vous le déclarer, recherchera avec d'autant plus d'ardeur et de dévouement que les épreuves passées auront été plus cruelles.

Par mon télégramme n° 2185 du 2 mai répondant à votre télégramme n° 4550 touchant aux visites qui auraient pu être effectuées par le Léon-Gambetta dans la journée du 26, je vous ai fait savoir que ce croiseur n'avait arraisonné aucun bâtiment le 26, car il avait l'habitude d'en informer chaque fois le vice-amiral commandant supérieur ou moi-même.

Il en a été probablement de même dans la nuit du 26 au 27, mais un officier de ce croiseur avait visité dans l'après-midi du 25 le vapeur Barletta, porteur de soufre, de bois et de pétrole, se rendant à Brindisi.

Au sujet de ces visites, je ne doute pas que le contre-amiral Senès ait pris toutes précautions pour éviter dans la limite du possible les surprises et conséquences inhérentes à ce genre d'opérations particulièrement délicates, et se soit conformé en tous points à ce même ordre du 28 décembre rappelant que les visites devaient être réduites au temps minimal et signalant que les bâtiments de commerce pouvaient être accompagnés par des sous-marins le jour ou des torpilleurs la nuit.

D'ailleurs, le Barletta se rendant à Brindisi n'a probablement pas eu, même en lui prêtant de mauvaises intentions, le temps nécessaire, je crois, pour que l'attaque du sous-marin soit la conséquence de sa visite.

À mon avis, la rencontre, si elle n'a pas été absolument fortuite, est la conséquence de cette série de nuits claires et de temps calmes, qui a dû encourager les sous-marins à sortir de leurs habitudes qui jusqu'ici les avaient maintenus dans l'intérieur de l'Adriatique.

[Enseignements pour la croisière]

Quoi qu'il en soit, nous avons reçu là une dure confirmation de leur nouvelle vitalité et j'ai considéré comme un devoir urgent de modifier sur certains points le genre de croisière et de ravitaillement aussi bien des cuirassés que des croiseurs et même des torpilleurs. C'est ainsi que j'ai prescrit aux croiseurs de se tenir en permanence au sud du parallèle de Ghérogambo, sauf au moment où ils effectueront des raids à grande vitesse que je considère comme indispensables à l'entrée ou même à l'intérieur de l'Adriatique, accompagnés ou non de quelques torpilleurs.

Les sous-marins, dont le centre de ravitaillement, jusqu'à aujourd'hui à Navarin, me paraît trop en l'air par suite du manque de moyens de protection de la passe et du port, ont désormais Malte comme base, tout comme les grands croiseurs, qui depuis déjà plusieurs jours charbonnent dans ce port.

Les torpilleurs eux-mêmes verront leur base se modifier, et enfin les cuirassés, que la belle saison nous permettra j'espère de ravitailler au large, éviteront à l'avenir de se montrer sur les côtes du Péloponnèse et à plus forte raison de l'archipel Ionien. D'ailleurs, je me propose de vous adresser très prochainement un plan général des nouvelles dispositions à prendre et qui vous permettra de vous rendre un compte exact de la situation des unités de l'armée navale, dont l'état matériel et moral est, je crois pouvoir l'affirmer, toujours excellent.

[Vice-amiral Augustin BOUE DE LAPEYRERE.]

[Commandant en chef la 1re armée navale.]

 

PS : Enfin, je vous confirme mon télégramme n° 2225 du 4 mai répondant à la question posée par le Département au sujet des collets de sauvetage : "N'AVAIT PAS REÇU COLLETS DE SAUVETAGE. LE CONTINGENT COMPRENANT 2.240 COLLETS NOUS EST ARRIVE LE 19 AVRIL SANS ETRE ANNONCE, PAR LE SAINT-LOUIS, ET J'AI AUSSITOT DONNE L'ORDRE DE LES REPARTIR ENTRE LES TORPILLEURS ET SOUS-MARINS. 17 134 COLLETS ARRIVES MALTE PAR CARGO EGYPTIAN-PRINCE ONT DEBARQUE 28 AVRIL. 3.000 DEVAIENT ETRE EXPEDIES PAR 1RE OCCASION AUX DARDANELLES ET LE RESTE EST EN COURS DE REPARTITION EN COMMENÇANT PAR LES CROISEURS. WALDECK-ROUSSEAU, QUE J'AI VU LE [ILLISIBLE], M'A APPRIS QU'IL AVAIT LES SIENS."

 

Service historique de la Marine, cote SSG 3.

 

µ

[Conduite des Italiens]

[Rapport] à Monsieur le Vice-amiral [Augustin Boué de Lapeyrère,]

commandant en chef la 1re armée navale

1re armée navale

Jurien-de-La-Gravière, le 6 mai 1915.

Amiral,

J'ai l'honneur de vous rendre compte de la mission que j'ai effectuée à Syracuse [le 4 mai 1915. - NDLR.] conformément à vos ordres.

Entré dans ce port avant le jour, à cause du voisinage possible d'un sous-marin ennemi signalé à Taormina, je me mis en rapport avec l'agent consulaire, qui m'apprit l'arrivée dans la nuit du consul de Palerme [Henry Rodde, consul de France en Sicile. - NDLR.], venu pour visiter et interroger les survivants du Léon-Gambetta. Je rendis visite à cet agent diplomatique, qui se chargea d'obtenir du général commandant d'armes la permission de voir les survivants internés dans la caserne de la localité. Mais à cause des sentiments gallophobes de la société de la ville et pour éviter toute manifestation, il nous fut recommandé de séjourner peu de temps à la caserne [sic. En fait, à l'agence consulaire de France à Syracuse. - NDLR.]. Je m'y rendis en civil avec l'agent consulaire et le consul général, qui avait eu assez de difficultés pour obtenir l'autorisation d'emmener à l'agence consulaire les gradés et hommes qui avaient des dépositions intéressantes à effectuer. Je leur exposai d'abord que j'étais chargé de leur exprimer la peine causée au Commandant en chef par la perte de leur bâtiment et sa satisfaction de voir un certain nombre d'entre eux échappés à la perte du navire, dont il désirait connaître tous les détails.

L'événement peut se résumer ainsi :

Vers minuit trente, le Léon-Gambetta faisait route au nord-est à 6 nœuds ; c'était sa vitesse habituelle de croisière de nuit, tandis que le jour, il marchait à 10 nœuds en effectuant de fréquents changements de route.

Le lieutenant de vaisseau Roussel et le mécanicien principal Lonay étaient de quart.

Le bâtiment se trouvait entre 15 et 20 milles au sud de Leuca, tous feux masqués. Aucun arraisonnement n'avait eu lieu depuis la veille au matin, où l'on avait visité deux navires italiens à destination de Brindisi (un de ces navires était l'Adriatico).

Vers 12 h 30, une première torpille frappait à bâbord dans le compartiment des dynamos, défonçant le pivot de la tourelle de 16, l'eau envahissait les chambres des maîtres, la lumière s'éteignait immédiatement et le fonctionnement de la t[élégraphie] s[ans] f[il] était arrêté.

Quelques secondes après, une seconde torpille atteignait la machine bâbord et l'eau envahissait les deux autres machines, qui étaient aussitôt évacuées. En quelques minutes, la bande atteignait 30°. Le commandant, comprenant qu'il était impossible, à cause de la bande inquiétante et de l'absence de lumière, de redresser le bâtiment, ordonnait de faire monter l'équipage sur le pont à tribord. L'amiral, parvenu sur la passerelle, ordonnait de dessaisir les embarcations, de les mettre à la mer et d'évacuer le bâtiment ; il recommandait le calme.

Ce fut alors une lutte d'un quart d'heure : les embarcations se renversaient, glissaient, se brisaient sur les panneaux et les cheminées, blessant et tuant du monde. Les officiers, parmi lesquels les gradés citent MM. Puech, Lesparda, et en particulier M. Lefevre, se dévouaient pour cette besogne. Deux embarcations seulement pouvaient être lancées à la mer : un canot et la vedette de l'amiral. Le canot recueillait 108 hommes ; la vedette, lancée par l'inclinaison, était escaladée par les hommes qui déjà à la mer nageaient autour du navire ; 3 officiers dans ce cas prenaient place dans la vedette : le capitaine de frégate Heraud, le lieutenant de vaisseau Dubois et le mécanicien principal Lonay ; mais, le nombre des arrivants augmentant et dépassant peut-être 150, disent les témoins, la vedette coulait.

L'inclinaison du bâtiment augmentait toujours ; les tourelles de bâbord plongeaient dans l'eau, qui, atteignant le pont, s'engouffrait dans les panneaux. Le bâtiment chavirait vingt à vingt-cinq minutes après avoir été atteint. Pendant que le canot chargé de 108 hommes s'éloignait avec quelques avirons dans la direction du cap Leuca, que l'on distinguait grâce à la lune, les survivants s'accrochaient aux épaves, qui étaient nombreuses. À mesure que les heures s'écoulaient, les moins robustes se laissaient glisser quand leurs forces les abandonnaient. Au petit jour, le lieutenant de vaisseau Fay et l'enseigne Amette, qui partageaient la même épave que le premier maître canonnier Le Gall, disparaissaient en lui disant adieu.

Plusieurs fois pendant la nuit, le lendemain matin et quelques heures avant l'arrivée des torpilleurs italiens, c'est-à-dire pendant douze heures environ, le sous-marin autrichien venait en surface et naviguait au milieu des cadavres, à toucher les survivants sans leur porter le moindre secours.

Le canot arrivait au sémaphore de Leuca entre 7 et 8 heures du matin ; le guetteur sémaphorique téléphonait à Tarente et à Brindisi, secourait les naufragés, ainsi que ses hommes, il se dépouillait de ses vêtements pour les vêtir ; de l'avis de tous, sa conduite fut admirable.

Les torpilleurs italiens arrivaient sur les lieux à 2 heures de l'après-midi, recueillaient une quarantaine de survivants et une soixantaine de corps, dont celui de l'amiral Senès.

Sur le désir exprimé par le consul de Palerme, il fut établi un procès-verbal signé par les gradés qui donnèrent ces renseignements et contresigné par nous.

La présence sur les côtes est de Sicile d'un sous-marin autrichien, signalé le 2 mai à Taormina, paraît confirmée par plusieurs témoignages. L'imagination sicilienne l'avait même vu le matin de mon arrivée dans une baie à 4 milles au nord de Syracuse. J'ai fait patrouiller toute la journée des canots à vapeur sans qu'ils découvrent aucun indice. Cependant, il est possible qu'un sous-marin ait pris comme base de ravitaillement une baie voisine de Syracuse. La société de cette ville est nettement gallophobe. Les propriétaires et le personnel des hôtels sont allemands, sept navires allemands y sont réfugiés, dont un, chargé de pétrole, est mouillé au milieu de la baie et peut très aisément faire porter dans le voisinage pendant la nuit quelques tonnes de pétrole. Il y a donc possibilité pour un sous-marin ennemi d'avoir dans les environs de cette ville un centre de renseignements et de ravitaillement. Les petits voiliers ou vapeurs partant de ce port à destination de l'entrée de l'Adriatique doivent être également particulièrement surveillés.

Capitaine de frégate J[ules] DOCTEUR.

Commandant le croiseur Jurien-de-La-Gravière.

 

Service historique de la Marine, cote SSG 3.

 

µ

[Torpillage et engloutissement du Léon-Gambetta]

[Rapport] à Monsieur le Capitaine de vaisseau [Benoit,] commandant le Courbet

1re armée navale

Section spéciale

Cuirassé Courbet

Le 3 juin 1915.

Commandant,

Désigné par le commandant en chef pour interroger les survivants de l'équipage du Léon-Gambetta, j'ai pu reconstituer ci-après assez exactement les différentes phases du torpillage et de l'engloutissement dans la mer de ce croiseur, perte qui a amené la mort de tant de vaillants officiers et marins.

[Torpillage et tentative de sauvetage]

Le croiseur faisait route depuis minuit au nord-est à 6 nœuds. Le phare de Santa Maria di Leuca était visible à 15 milles environ par le travers à bâbord. On devait à 4 heures du matin reprendre la vitesse de 10 nœuds avec changements de route tous les quarts d'heure. Le temps était très beau. Il y avait beau clair de lune, la mer était plate. L'équipage était aux postes de veille, tourelles et pièces de 47 armées.

À minuit quarante, deux torpilles frappent le bâtiment à bâbord à cinq secondes d'intervalle au plus :

Deux gerbes d'eau jaillissent à bâbord plus haut que les cheminées et retombent sur le pont.

Le commandant André sort tout habillé de la chambre de veille située sur la passerelle et se précipite à bâbord avec les officiers de quart. On ne voit aucun sous-marin. Le bâtiment prend sur le coup une bande de 15°, qui s'accentue rapidement.

Le commandant fait téléphoner aux machines de redresser le navire avec les ballasts ; les machines ne répondent pas.

L'amiral Senès, qui était couché dans ses appartements, arrive en chemise sur la passerelle, suivi de M. Chédeville, un aide de camp.

L'amiral et le commandant font donner l'ordre par téléphone au poste de

t[élégraphie] s[ans] f[il] de faire le signal d'alarme SOS. M. Fay, l'aide de camp de service sur la passerelle, leur répond qu'il n'y a plus d'électricité et que les antennes sont tombées sur le pont à la secousse.

"les embarcations à la mer, ordonne le commandant aux gens qui sont sur le pont, et faites du silence."

L'inclinaison atteint 30°, l'eau est à 1 mètre du plat bord, le mât arrière se casse en deux.

Pour essayer d'arrêter la bande, "le monde à tribord" commande encore le commandant ; ce commandement est répété par les officiers sur le pont, et les hommes qui travaillent aux embarcations à bâbord obéissent et grimpent à quatre pattes jusqu'aux rambardes de tribord.

On arrive, à tribord, non sans peine, à dessaisir la chaloupe, que l'on a déchargée de ses légumes ; elle est de suite occupée par une vingtaine de personnes. Sous l'inclinaison, n'étant plus saisie, elle sort de ses chantiers en y laissant toute sa quille et s'écrase contre la cheminée n° 3, tuant et blessant nombre d'hommes.

La vedette du commandant (un white insubmersible), placée plus sur l'avant de la chaloupe, subit le même sort ; elle roule sur le panneau du carré des officiers supérieurs en y laissant sa chaudière et va s'effondrer contre la tourelle centrale de 16 bâbord.

Quelques hommes jettent à l'eau tout le bois qu'ils trouvent sous la main, caillebotis, avirons, planches.

La bande augmente, l'eau atteint le pont à bâbord, la catastrophe est inévitable et proche.

[Sauve-qui-peut]

À tribord, déjà, plusieurs hommes se placent sur la cuirasse, quelques-uns sont déjà à l'eau. "enfants, tâchez de vous sauver !" Ce fut le dernier commandement fait par le commandant.

La baleinière de sauvetage, hissée sous l'Y de tribord, a ses garants genopés mais on coupe le garant de l'avant et l'avant de la baleinière se brise sur la cuirasse, écrasant plus de 20 hommes qui comptaient monter dedans au passage. L'arrière est amené un instant après.

Un youyou mis à l'eau se crève et chavire.

Une plate coule sous le poids de 6 hommes.

Au sauve-qui-peut, on retourne aux embarcations de bâbord. La baleinière 2, logée dans le canot 2, est lancée par-dessus la rambarde mais se remplit en tombant sur le côté.

Le canot 2 chavire tout seul contre la rambarde, se crève le flanc sur les angles des chantiers ; mais 8 hommes réussissent à le faire basculer par-dessus la rambarde et, plus heureux, il tombe d'aplomb et flotte. Tous ceux qui sont auprès de lui dans l'eau ou à bord sautent dedans ; on recueille 7 avirons, un seau, une boîte en bois ; il n'a plus de gouvernail, il fait de l'eau ; on le vide, on bouche les nables avec des morceaux du mât de pavillon, on obture les trous de bâbord avec des tricots ; le canot s'écarte du bâtiment qui va couler, passe près des bouées de sauvetage de l'arrière qui éclairent la mer, recueille 108 personnes [quand le nombre maximal réglementaire est 50. - NDLA.] et les porte péniblement jusqu'au phare de Santa Maria di Leuca, où il arrive vers 8 h 30 du matin.

Au sauve-qui-peut, un cri s'élève de la passerelle : c'est "la France !" et tous ceux qui luttent sur le pont pour leur existence se dressent un instant et crient trois fois de toutes leurs forces "la France !"

Chacun cherche le meilleur endroit pour aller à l'eau, beaucoup s'y jettent de bonne heure, craignant les remous. Un officier leur recommande de ne pas se presser.

Le commissaire principal Deligny fume une dernière cigarette sur le pont arrière avec le plus grand calme.

Les mauvais nageurs suivent la cuirasse à tribord et vont vers l'arrière, qui paraît se relever, d'autres gagnent la quille à roulis, mais beaucoup glissent sur la carène humide et tombent à l'eau.

[Engloutissement]

Au bout de huit à neuf minutes, le Gambetta flotte la quille en l'air et les trois hélices hors de l'eau, et un seul homme reste à son bord, le quartier-maître canonnier réserviste Le Blouch ; il n'est pas très bon nageur et espère que le bâtiment pourra flotter ainsi quelque temps. Mais l'avant s'enfonce rapidement ; Le Blouch saute à l'eau, il voit la cage de l'hélice centrale disparaître pour toujours avec un faible remous. Depuis le torpillage, il ne s'était pas écoulé dix minutes. À ce moment tragique, un nouveau cri de "la France !" sortit de la poitrine de tous les survivants.

Le capitaine d'armes Grall, qui s'était jeté à la mer tout habillé, entonna le couplet patriotique :

"pour la patrie,

"'est la mort la plus belle…"

Plus de la moitié de l'équipage avait pu monter sur le pont avant la disparition du bâtiment, 108 hommes avaient pris place dans le canot 2, on peut estimer à près de 200 le nombre de ceux qui cherchaient dans l'eau un appui pour sauver leur vie.

La vedette de l'amiral flottait indemne avec un pied d'eau seulement dans la machine ; ce fut le point de ralliement de beaucoup. Mais l'espoir des occupants fut de courte durée ; les efforts faits par quelques-uns pour empêcher son envahissement furent vains ; on repoussa les nageurs à coups de gaffe, à coups de poings.

Malgré cela, la vedette surchargée s'abîma dans les flots, et plus de 30 hommes disparurent en même temps, soit sous le capot de la machine, soit cramponnés les uns aux autres. Les espars, le bois, les mâts, les avirons, les bouées de sauvetage heureusement ne manquaient pas sur l'eau. Les soutes à munitions éventrées avaient envoyé à la surface des morceaux entiers de liège, des planches de lambrissage ; chacun trouva son flotteur et l'abandonna souvent pour un plus gros ; 15 hommes se trouvent bientôt accrochés sur un madrier de but en sapin long de 5 mètres, mais la pièce de bois roule sur elle-même sous des efforts mal répartis et chaque fois c'est un corps qui s'enfonce et ne reparaît plus.

[Survie dans l'eau]

Cependant, on se prête appui mutuellement. Les plus habiles, les plus forts unissent leurs efforts, entrecroisent des avirons, des madriers, rassemblent des planches, des cages à poules ; on peut alors avoir le buste hors de l'eau et on a moins froid.

Le jour se fait, on se voit d'assez loin, mais, rari nantes, le froid, la congestion, la fatigue, les crampes en ont fait disparaître beaucoup.

Le sous-marin autrichien est toujours là ; on voit la moitié de son capot ; son périscope passe au milieu des épaves. Il contemple son œuvre et attend une seconde proie. Heureusement, aucun croiseur ne vient. Quand, à 2 h 30 de l'après-midi, les deux torpilleurs de Brindisi, les n° 33 et 36, arrivent et retirent de l'eau 27 héroïques survivants de ce drame, le sous-marin est toujours là en faction.

Les dépositions dépeignent assez pour qu'il soit inutile d'y revenir les souffrances de ces malheureux restés dans l'eau plus de treize heures sans perdre espoir. Ils vont jusqu'à recueillir les morceaux de pain et de biscuit qui flottent pour calmer leur faim.

On voit que si le physique de ces braves est solide et résiste à toutes les épreuves, leur moral reste aussi très haut ; pas une défaillance ; les hommes soutiennent leurs officiers, ils secouent leurs voisins qui sont près de succomber, les ramènent à la surface. Tel ce capitaine d'armes Grall, auquel le petit aide de chauffe Tutein doit la vie. Il l'a soutenu évanoui contre lui pendant la dernière heure et jusqu'à l'arrivée du torpilleur. Ce même capitaine d'armes est resté à l'eau tout habillé. Il n'a pas abandonné son carnet de rôle, ce qui nous a fourni une liste exacte de l'équipage.

Les torpilleurs Indomito et Intrepido de Tarente arrivent peu après les 33 et 36. Ils recueillent encore 2 hommes vivants sur une épave et retirent de l'eau 58 cadavres, qui sont reconnus et enterrés à Castrignano (la liste est jointe au dossier).

[Pertes humaines]

En résumé :

Au total, 137 survivants.

Pertes : *** plus 32 officiers.

L'amiral arriva sur la passerelle aussitôt, sans avoir pris le temps de s'habiller.

Le commandant donna les ordres de circonstance, fut admirable de calme, et sut faire exécuter ses ordres sur le pont jusqu'à la dernière minute. Il se tenait à la rambarde de la passerelle tribord et se laissa couler avec son bâtiment sans prendre soin de se déshabiller.

Le commandement fut parfaitement secondé.

Les officiers furent à la hauteur de leur tâche, donnant à l'équipage le plus magnifique exemple de calme et de sang-froid. Les hommes admirèrent leur dévouement. Ils ont éclairé avec leurs lampes de poche les différentes échelles donnant accès sur le pont, et grâce à ce moyen de fortune, tous les hommes valides après les explosions purent monter aux embarcations sans bousculade ni cris.

Deux officiers furent sans doute bloqués dans leur chambre et ne purent arriver sur le pont : M. l'enseigne de vaisseau Jaillard et l'aumônier Julian.

Tous les autres aidèrent à la mise à l'eau des embarcations, opération devenue rapidement impossible à cause de la bande et à cause du manque de pression aux treuils.

Aucun officier ne fut sauvé. Il faut l'attribuer à ce que leur résistance physique était moins grande que celle des hommes ; M. Bourgine, enseigne, n'est mort que vers 11 heures du matin.

[Enchaînement des faits]

L'extinction de la lumière électrique fut instantanée, soit que les compartiments des dynamos aient été envahis à la première explosion, soit que les chaudières et les collecteurs de vapeurs situés dans les rues de chauffe 1, 2, 3, 4 aient été crevés par la seconde explosion.

Il n'est revenu personne de ces différents compartiments ; les chaudières de l'arrière se vidèrent aussitôt, pendant que les trois machines stoppaient.

Pour quelques-uns, ces explosions ressemblèrent à un coup de canon de 16. Certains furent projetés hors de leur hamac. La mâture fouetta, les étais du mât arrière cassèrent, l'antenne de t[élégraphie] s[ans] f[il] tomba, la cheminée n° 2 s'ouvrit à la hauteur de la cuisine de l'amiral.

L'eau envahit assez lentement la machine bâbord par la cloison avant qui s'était disjointe et le personnel eut le temps de monter sur le pont. Les deux autres machines et tout l'arrière furent indemnes.

Le groupe des soutes de 16 de bâbord avant reçut le choc, on sentit l'éther sur le pont et dans les entreponts, mais les munitions n'explosèrent pas.

On entendit du pont les munitions des parcs tomber sur les parquets quand la bande fut forte. Aucun obus n'explosa.

Les chefs des tourelles de 16 tribord avant et milieu communiquèrent avec les hommes qui se trouvaient près des pivots et leur donnèrent l'ordre de monter ; ils répondirent qu'ils allaient monter, mais comme il fallait passer par les soutes et par le faux pont, aucun ne parvint en haut.

Un homme de quart dans le compartiment de la barre à bras put se sauver.

Les entreponts n'étaient pas munis d'éclairage de fortune.

Les portes de communication de tribord du premier faux-pont étaient fermée. Mais toutes celles de bâbord étaient ouvertes pour assurer les communications ; cette disposition accéléra la perte du croiseur.

L'éclairage de fortune des chaufferies était mal assuré, ou ne fonctionnait pas.

Il n'y avait plus que 500 tonnes de charbon environ. Le croiseur terminait sa croisière vingt-quatre heures après et devait aller se ravitailler ; il a dû à cette circonstance de flotter quelques minutes de plus.

Dans le panneau milieu, le plus utilisé par l'équipage pour monter sur le pont, l'échelle tribord de l'entrepont ainsi que les échelles correspondantes du haut (prescriptions de combat) avaient été démontées pour faire passer les drisses de signaux de combat, et beaucoup d'hommes durent aller au panneau arrière ; d'autres tombèrent dans le vide. Enfin, les échelles du côté bâbord, mal tenues, tombèrent à la bande, et bien des hommes durent monter sur le pont par les hiloires du panneau.

 

Telle fut, Commandant, l'agonie du Léon-Gambetta.

Si cette perte a entraîné celle de beaucoup de camarades et de beaucoup de braves marins, elle nous laisse pleins de réconfort, car en voyant la belle conduite de cet équipage qui sent son bâtiment s'effondrer sous ses pieds, on est fier de commander à de tels hommes et on peut compter sur eux.

Capitaine de frégate MOYRET.

Officier adjoint.

[Annotations]

Transmis à Monsieur le Contre-amiral, chef d'état-major d'armée.

Courbet, le 3 juin 1915.

Le capitaine de vaisseau, commandant BENOIT.

 

Ce rapport, que je transmets au Ministre à cause du grand intérêt qu'il présente, se passe de commentaires à mes yeux. Il montre avec quel courage se sont conduits nos officiers et nos équipages, et ce cri répété de "Vive la France" indique dans quel esprit tous ces braves ont fait le suprême sacrifice de leurs existences.

[Vice-amiral Augustin BOUE] DE LAPEYRERE.

[Commandant en chef la 1re armée navale.]

 

Service historique de la Marine, cote SSG 3.

 

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[Demande de la croix de guerre pour Pierre Jaillard]

[À Victor Augagneur, ministre de la Marine]

Lyon, le 24 octobre 1915.

Monsieur le Ministre,

Je sais que vous avez été saisi d'une demande d'attribution de la croix de guerre à tous les officiers de marine disparus avec le Léon-Gambetta et cités à l'ordre du jour pour leur héroïsme.

Cette récompense, je viens la solliciter pour mon fils : Pierre Louis Marie Jaillard, enseigne de vaisseau, qui faisait partie de l'état-major du Léon-Gambetta.

Dans le rapport du capitaine de frégate du Courbet, il est dit que "l'enseigne de vaisseau Jaillard fut probablement bloqué dans sa chambre et ne put arriver jusque sur le pont." Je me permets de mettre en doute cette assertion : mon fils faisait le quart à la télégraphie sans fil et nul doute qu'il n'ait été surpris par la mort à son poste, héros obscur, accomplissant son devoir avec la tranquille bravoure des âmes fortement trempées.

Ses chefs ont connu ce que valait cet enfant de vingt ans, digne héritier d'une famille de soldats : son père était chef d'escadron d'artillerie, son second frère, jeune saint-cyrien de la promotion de "Croix du drapeau", tous deux victimes de la catastrophe de chemin de fer de Melun, alors qu'ils allaient à l'école Saint-Cyr, à leur devoir… C'est le troisième que je donne à la France, et le dernier fils qui me reste vient de s'engager à 17 ans…

Je suis lyonnaise comme vous, Monsieur le Ministre, et je puis dire avec orgueil que la patrie doit quelque chose aux miens : mon frère aîné, le colonel Goybet, commande une brigade en haute Alsace, le second (mutilé de guerre) un régiment dans les Vosges, le troisième une section d'autos projecteurs. Tous trois ont été récompensés de leur sang versé au grand jour des champs de bataille ; mais croyez-vous que les braves qui dorment dans l'Adriatique après neuf mois d'une campagne périlleuse toujours, puis abandonnés (on pourrait le crier bien haut !) à l'heure où ils pouvaient devenir la proie facile de l'ennemi qui les guettait depuis si longtemps, croyez-vous que ceux-là n'ont point mérité cette croix que les miens paient de leur sang et moi de mes larmes ?

Ce geste, Monsieur le Ministre, vous honorera devant l'histoire qui a déjà enregistré le cri sublime de ces héros, et je viens, au nom des épouses et des mères en deuil, vous supplier de le faire…

Veuillez recevoir, Monsieur le Ministre, l'expression de mes respectueux sentiments.

Constance JAILLARD-GOYBET.

[Annotation]

Répondu le 29 octobre 1915.

 

Service historique de la Marine, cote CC 7 4e moderne 45/2.

 

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[Les derniers moments de Pierre Jaillard]

[Rapport à Victor Augagneur, ministre de la Marine]

Groupes de canonniers marins

Toul[on], le 31 décembre 1915.

Monsieur le Ministre,

D'après le rapport du capitaine de frégate Moyret, désigné par le commandant en chef de l'armée navale pour interroger les survivants du Léon-Gambetta, l'enseigne de vaisseau Jaillard, bloqué dans sa chambre, n'aurait pu arriver sur le pont.

Ce renseignement doit être tenu pour inexact : le premier maître fusilier Grall, ainsi qu'en témoigne sa lettre ci-jointe, déclare qu'après le commandement fait à l'équipage de se porter à tribord, il a vu l'enseigne de vaisseau Jaillard et l'élève commissaire Bunoust causant avec beaucoup de calme auprès de la tourelle de 16 cm, non loin, par conséquent, du panneau auprès duquel le commissaire principal Deligny se faisait remarquer également par son attitude impassible.

Mme Jaillard (mère), étant allée au 5e dépôt pour interroger les survivants à leur retour en France, a reçu d'un matelot la déclaration suivante qui corrobore celle du premier maître Grall. "J'ai vu M. Jaillard, M. Bunoust et, je crois, M. Liasse, à l'arrière du bâtiment au moment où, après avoir poussé le cri : "Vive la France !", une voix de la passerelle a crié : "Sauvez-vous, mes enfants !" Ils étaient très calmes tous les trois, près les uns des autres ; ils causaient."

Il est donc établi que l'enseigne de vaisseau Jaillard et l'élève commissaire Bunoust ont, dans ces instants tragiques, donné, comme le commissaire principal Deligny, l'exemple du calme le plus admirable.

Comme lui aussi, ils semblent avoir négligé toute tentative pour se sauver, puisqu'on ne rapporte plus rien d'eux que cette attitude d'une sérénité si édifiante, alors que le navire très incliné était sur le point de chavirer.

Faisant appel à votre bienveillant esprit d'équité et de souci d'honorer la mémoire de tous les marins morts bravement, j'ai l'honneur de vous demander de faire citer ces deux jeunes officiers à l'ordre de l'armée navale, comme l'a été très justement M. le commissaire principal Deligny et pour les mêmes motifs que lui.

Cette mesure équitable ajouterait aux annales de gloire de notre marine et serait un véritable bienfait pour les familles si douloureusement éprouvées de ces deux nobles victimes du torpillage du Léon-Gambetta.

Je vous prie d'agréer, Monsieur le Ministre, les assurances de mon profond respect et de mon entier dévouement.

Contre-amiral AMET.

Commandant supérieur des groupes de canonniers marins.

[Annexe]

À Monsieur le Contre-amiral Amet

Seddul Bahr [actuellement Seddülbahir, Turquie. - NDLR.],

le 17 décembre 1915.

Amiral,

Je m'empresse de rendre réponse à votre lettre datée du 27 novembre par laquelle vous me demandez de vous fournir les quelques renseignements que je connais au sujet de M. l'enseigne de vaisseau Jaillard.

Amiral, lorsque l'ordre fut donné par le commandant de faire passer tout le monde à tribord, j'avais été moi-même jusqu'à sur la plage arrière du navire, et c'est en remontant sur le front que je voyais auprès de la tourelle de 16 centimètres tribord arrière M. l'enseigne de vaisseau Jaillard ainsi que M. l'élève commissaire Bunoust. Ils causaient ensemble et ils avaient l'air d'être bien calmes tous les deux. C'est alors qu'on fit mettre à la mer les embarcations. Il y avait sur le pont plusieurs officiers. M. le commissaire principal Deligny était auprès du panneau milieu et fumait encore une cigarette. Je partais ensuite sur le spardeck pour rejoindre le commandant en second et donner la main aux canots qui étaient dessus. À un moment donné, on avait dit de jeter à la mer tous les morceaux de bois ainsi que les planches qui servaient au but. Mais malheureusement, le moment devenait de plus en plus critique. C'est alors qu'on donna l'ordre de "Tâchez de vous sauver !"

Je suis, Amiral, votre très dévoué serviteur.

 

 

 

 

Premier maître fusilier Jean-François GRALL.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Service historique de la Marine, cote SSG 3.

 

 

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Citation à l'ordre de l'armée navale

Pierre Louis Marie Jaillard

enseigne de vaisseau du Léon-Gambetta

Alors que son bâtiment torpillé deux fois était sur le point de sombrer, a donné l'exemple du calme le plus admirable et, faisant le sacrifice de sa vie pour permettre à un plus grand nombre des hommes de l'équipage de prendre place dans les embarcations, a été englouti avec son bâtiment.

Journal officiel du 23 février 1916.

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Archives militaires autrichiennes

Les derniers documents proviennent des archives de la marine de guerre autrichienne, transmis sous forme de photocopies de documents originaux de 1915 : télégrammes de service et rapport du commandant (traduction : Christian Jaillard et Pierre Chevallier).

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Rapport de croisière

Au Commandant de la 5e division de l'armée impériale et royale à Gjenovic, [Alexandre Hansa]

Sous-marin SM5

Res. n° 7

Gjenovic, le 29 avril 1915.

Je présente ici au Commandant de la 5e division de l'armée impériale et royale le rapport de ma mission effectuée sur le sous-marin SM5 du 24 au 27 avril de cette année.

Le 24 de ce mois à 4 heures du matin, j'ai quitté le golfe de Cattaro avec l'ordre de pousser le plus au sud possible pour rechercher l'ennemi.

[Premières rencontres avec le croiseur ennemi]

J'avais choisi cette heure de départ pour passer le détroit d'Otrante de nuit, tout en naviguant à l'économie avec une seule machine ; en effet, d'après différentes informations, un croiseur ennemi inspectait là assez souvent la nuit les bateaux à vapeur. J'avais l'intention, à partir de là, de prendre une route parallèle à la côte de Corfou, à une distance de 20 milles marins, pour rester ensuite quelque temps à la hauteur de Paxos et éventuellement guetter les forces ennemies allant vers Lefkimos ou en venant. Je voulais ensuite répéter la même manœuvre devant le phare de Dukato, parce que là aussi des bateaux ennemis pouvaient être trouvés en chemin vers Astako.

Ayant mis le cap au sud, je passai le phare d'Otrante par une légère brise de nord-ouest à 11 heures du soir, à une distance de 10 milles marins, et je mis là le cap au 130. Horizon brumeux, lune au sud-ouest.

À 23 h 45, un navire est brièvement apparu à contre-lune. D'après la silhouette, ce devait être une goélette franche.

À 4 heures et demie du matin, nous avons repéré Fano, obliquement à nous. La houle de sud-est qui régnait jusqu'alors se calma et le sous-marin put naviguer à partir de 6 heures avec l'écoutille principale ouverte.

Le 25 à 9 h 45, nous aperçûmes une colonne de fumée à tribord en oblique. Je mis l'équipage aux postes de combat et suivis, avec mes deux moteurs à essence, une route à peu près parallèle à celle du navire, afin de déterminer sa vitesse. L'écart se réduisit lentement, si bien que nous déduisîmes une vitesse d'environ 10 nœuds. Je m'écartai alors un peu de ce bateau. À 10 h 30, quand nous aperçûmes les mâts, je plongeai et pris une trajectoire d'attaque, naviguant sans périscope. La mer était lisse comme un miroir, ce qu'on peut imaginer de pire pour une attaque de jour. Le navire, que je reconnus comme étant du type Victor-Hugo, dut m'apercevoir aussi peu après, bien que je n'aie hissé le périscope que peu de temps pendant cette attaque. Le croiseur m'échappa par sa manœuvre, décrivant à toute vapeur un grand arc de cercle autour de moi, et reprit enfin à 12 h 09 sa route initiale à environ 140° vers le cap Dukato. Durant l'attaque, je n'ai pas réussi à m'approcher à moins de 4 000 mètres de l'ennemi. Dans sa manœuvre, le croiseur se présenta maintes fois à moi à l'oblique, m'offrant ainsi l'image que j'avais aperçue la nuit précédente près du cap d'Otrante et qui m'avait fait croire à une goélette : les deux groupes de cheminées m'étaient alors apparus comme des voiles. La route que reprit le croiseur après l'attaque, qui allait du cap Santa Maria di Leuca à Dukato, me persuada que c'était le même croiseur que j'avais pris la nuit pour une goélette, et qu'il n'était en sentinelle que la nuit, retournant le jour à Astako.

[Deuxième tentative d'attaque et nouvelle reconnaissance]

Je décidai donc de me rapprocher de Santa Maria di Leuca et de tenter d'attaquer le croiseur la nuit suivante. Je naviguai cap au 290, à 20 mètres de profondeur vers le milieu du golfe de Tarente. Lorsque je fis surface, à 7 heures du soir, aucun ennemi n'était plus en vue. Je naviguai alors tout en rechargeant un des moteurs, par vent de nord-ouest de force 3 ou 4, vers le cap Santa Maria di Leuca, qui fut en vue vers 11 heures du soir.

Le 26 à 0 h 45, un navire tous feux éteints apparut devant la lune basse, au repère 260°. Le ciel était couvert de nuages sombres rapidement poussés par le vent. La nuit était trop sombre pour pouvoir se diriger au périscope en plongée. Je décidai donc d'attaquer l'ennemi avec deux tonnes de poussée. Il me montrait son flanc et je reconnus un croiseur de type Victor-Hugo. Je mis d'abord le cap sur lui pour vérifier sa direction, car sur ce type de navire, on distingue à peine la poupe et la proue. Il gouvernait au sud-est, et donc déjà vers Dukato. Je pris une trajectoire d'attaque, mais je restai en arrière : même sur une route parallèle à la sienne et avec toute la puissance de mes deux moteurs, je ne pus le rattraper, car il allait trop vite.

À 2 heures du matin, je dus abandonner la poursuite. Le croiseur paraissait retourner à Astako. Je décidai de rester tout le jour arrêté, hors de vue de la côte, attendant la nuit suivante pour chercher de nouveau cette sentinelle.

Je passai la matinée à recharger les batteries, à contrôler les torpilles, à compléter les réserves d'air et à refaire le joint d'un couvercle de cylindre.

À 2 heures de l'après-midi, je fis une reconnaissance vers la côte entre Otrante et Santa Maria di Leuca, sans trouver d'ennemi, et repartis me poster hors de vue de la terre.

À 5 heures de l'après-midi apparurent au nord cinq colonnes de fumée ; je plongeai aussitôt et me dirigeai à toute allure vers la côte. Je reconnus bientôt cinq contre-torpilleurs français de type Carabinier, quatre de front derrière un chef de file, distants de 500 mètres entre eux. Ils avançaient à environ 30 nœuds, parallèlement à la côte. Une attaque était exclue, car la route de l'ennemi passait trop loin de moi pour qu'elle réussisse.

Après la disparition de la flottille, je plongeai et stoppai à 12 milles marins à l'est-nord-est du cap Santa Maria di Leuca.

[Torpillage du croiseur ennemi]

Je raisonnais alors ainsi. La première nuit, j'avais vu le croiseur à hauteur d'Otrante, la nuit suivante à hauteur de Santa Maria di Leuca, les deux fois à environ 10 milles marins de la terre, et le matin en route vers Dukato. Le croiseur semblait donc prendre son poste de sentinelle à l'un de ces deux points, pour retourner au lever du jour vers le cap Dukato. Je devais essayer de mettre le croiseur à contre-lune, restant moi-même plus difficile à déceler dans la partie sombre de l'horizon. Comme la lune devait être au sud à 9 heures et demie du soir, je décidai de me tenir jusqu'à 9 heures et demie du côté de la terre et au nord de la route de nuit du croiseur, et après 9 heures et demie au sud et du côté de la pleine mer. Durant la première partie de la nuit, pendant que je naviguerais au nord du secteur que j'avais choisi, l'ennemi devait se diriger vers la côte. Dans la seconde partie de la nuit, où j'avais décidé d'aller vers le sud, il devait déjà approcher de la côte, mais toujours à contre-lune.

En conséquence, je partis cap au nord à 7 heures du soir à 7,5 nœuds, virai vers l'est à 20 h 30 et vers le sud à 9 heures. À 23 h 40, je repérai Santa Maria di Leuca au nord-ouest et restai toutes machines arrêtées.

Le 27 à 0 h 10, l'ennemi apparut par l'ouest, à contre-lune, comme je l'attendais. La lune était aux trois quarts pleine, entourée de quelques nuages, l'horizon dégagé à l'ouest.

L'équipage aux postes de combat, je partis vers l'ennemi de toute la puissance de mes deux moteurs électriques, jusqu'à ce que je puisse reconnaître le croiseur à l'œil nu. Il me présentait son côté tribord à angle aigu. Je pris ma trajectoire d'attaque, l'ennemi à 60° bâbord, plongeai et conduisis mon sous-marin à l'attaque au moyen du périscope. À une distance de 3.000 mètres, le croiseur vira à tribord à environ 4 nœuds. Je virai lentement à bâbord, jusqu'à ce qu'il me présente son propre flanc bâbord. Arrivé à 400 à 500 mètres de l'ennemi suivant le cap 180°, je lançai les torpilles tribords contre le groupe de cheminées arrière à 0 h 32, puis dix secondes plus tard les torpilles bâbord contre le groupe de cheminées avant. Je vis le sillage des torpilles dans la bonne direction à 150 mètres environ, m'écartai à tribord et entendis vingt-cinq secondes plus tard la première détonation, un coup bref et sourd, puis peu après la seconde, de même. Le sous-marin ne fut presque pas secoué. L'équipage poussa spontanément un hourra. Je fis aussitôt introduire les deux torpilles de réserve dans les tubes, et je dirigeai le sous-marin vers le sillage de l'ennemi pour observer sa gîte, au cas possible où il aurait fallu lancer une torpille supplémentaire. Cinq minutes après le lancement, le croiseur gîtait d'environ 35° à bâbord. Près du groupe de cheminées arrière, une sombre colonne de fumée s'élevait sur l'horizon jusqu'à la hauteur des mâts. Je m'avançai à tribord du croiseur. Sur le pont, je vis une lumière se déplacer rapidement, mais tout le reste du bateau restait dans l'obscurité, puis peu après, à l'arrière du navire qui coulait, deux chaloupes à l'eau avec des lumières. À 0 h 41, neuf minutes après le lancement des torpilles, le croiseur avait coulé. À l'endroit du naufrage, je vis à ce moment-là cinq chaloupes à l'eau, dont deux agitaient des lumières.

Je fis alors surface et mis le cap sur la pointe Ostro avec mes deux moteurs. Je ne pouvais penser à sauver l'équipage, parce que je devais craindre la présence des contre-torpilleurs dans les environs, et parce que la surcharge due au poids des rescapés aurait rendu impossible tout trajet en plongée. Les cinq chaloupes devaient de toute façon suffire à recueillir les probables survivants.

À 6 heures du soir, j'entrai dans le golfe de Cattaro.

[Satisfecit à l'équipage]

L'application sans faille de toutes les procédures, seule garantie du succès, la discipline exemplaire de l'équipage, l'exécution exacte et calme de tous les ordres, nécessairement donnés en une rapide succession, sont au crédit de l'officier en second, le lieutenant de vaisseau Hugo, baron von Seyffertitz, qui a montré, en toute circonstance, un grand sang-froid et un caractère réfléchi.

L'attitude de l'équipage, aussi bien des pointeurs de tir que des autres sous-officiers, fut en tout point exemplaire et au-delà de tout éloge.

[Georg, chevalier VON] TRAPP, m.p.

Lieutenant de vaisseau impérial et royal

[À la suite]

Commandement de la 5e division impériale et royale

Res. n° 715

Au commandement de la flotte impériale et royale

Pola

Gjenovic, le 29 avril 1915.

La mission a été très bien conduite. En particulier, l'exacte prévision du comportement du croiseur ennemi par le commandant, ainsi que l'attitude exemplaire de l'équipage, doivent être particulièrement soulignées.

Les propositions de distinctions suivent.

Une copie de ce rapport a été envoyée au ministère impérial et royal de la Guerre, section de la Marine.

Alexandre HANSA, m.p.

Contre-amiral impérial et royal

Pour copie conforme :

Gjenovic, le 29 avril 1915.

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in La gazette de l'île Barbe n° 62, automne 2005

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