Journal de Delphine Rivet-Bravais

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[La catastrophe ferroviaire de Melun]

Lyon, 6 novembre 1913.

Quelle effroyable catastrophe ! Avant-hier vers 10 heures du soir, près de Melun, il y eut une terrible collision entre le train 2 de la côte d'Azur et un train postier (n° 11). Les deux locomotives dressées l'une contre l'autre sont retombées sur les wagons qui les suivaient et les ont à la fois écrasées et incendiées, carbonisant les malheureux voyageurs. On peut se figurer la scène d'horreur et d'épouvante qui a suivi…

Ce train rapide n° 2, venant de Lyon, emmenait Joseph Jaillard et son fils Charles, qui allait entrer à Saint-Cyr. Ils étaient venus nous voir la veille, gais, en train… Hier, apprenant ce désastre, et ne pouvant obtenir aucune nouvelle, Constance, dévorée d'inquiétude, est partie pour Melun avec M. et Mme Pierre Jaillard. Ce matin, le Nouvelliste est rempli de détails navrants. Il y a des blessés, parmi lesquels ne se trouvent ni Joseph ni Charles, et de nombreux cadavres, une quarantaine, qu'on ne peut même pas identifier tant ils sont carbonisés. Dans les manquants, on cite le Dr Jaboulay, le principal chirurgien de l'Hôtel-Dieu, et hélas ! les deux Jaillard.

Nous sommes atterrés. Cette pauvre Constance qui aimait tant son mari, qui trouvait en lui un si ferme et fidèle appui ! Le voir disparaître ainsi ! Ils formaient un ménage si exemplaire, s'occupant d'élever leurs enfants si religieusement, avec tant de sagesse, de dévouement - et de succès, car tous réussissaient à merveille. On ne retrouvera pas même les cadavres du père et du fils. Comment Constance supportera-t-elle ce malheur ? Ah, que la résignation, la soumission à la volonté de Dieu doivent être difficiles en pareille circonstance ! Que l'on doit avoir souvent sur les lèvres et dans le cœur ce mot : "Pourquoi ?" Pourquoi Dieu a-t-il enlevé ce mari modèle, ce père de famille qui élevait si parfaitement ses enfants, cet homme de bien qui donnait un si bon exemple ?

Deux heures. On n'a reçu encore aucune nouvelle de Constance. Elle doit continuer sans succès ses lugubres recherches.

30 novembre 1913.

Voilà bientôt un mois écoulé depuis cette terrible catastrophe. La pauvre Constance a passé deux jours à Melun à la recherche des cadavres de ces êtres si chers. Mariano, accouru à son appel, a examiné tous ces débris informes, et enfin, il a reconnu ceux qu'il cherchait, non à leur visage défiguré ou écrasé, mais à quelques papiers restés sur leur poitrine. Constance est rentrée à Lyon dans la nuit du vendredi au samedi (7 à 8 novembre) avec les Pierre Jaillard. Les bières ont été transportées à Saint-François dans une tribune transformée en chapelle ardente. La malheureuse femme y a passé ces deux journées.

Le dimanche 9 ont eu lieu à Saint-Bonaventure les obsèques d'un honorable négociant, M. Rouche, et de ses deux filles, tous les trois victimes de l'accident. Il y avait une foule compacte et l'on a lu en chaire une émouvante lettre de Mgr Sevin.

Le lundi 10, une foule considérable pour celles de Joseph et Charles Jaillard : un cercueil noir, un cercueil blanc ! Constance a voulu monter à Loyasse ! Emmanuel est arrivé de Paris le matin, Victor et Pierre Bravais de Chambéry, Max Laure de Nîmes. Des amis de Joseph étaient accourus de Clermont, de Paris, d'Angoulême. Des lettres lui arrivaient de tous les côtés, toutes remplies des témoignages d'estime, d'affection, de reconnaissance pour les services rendus, pour le bien moral effectué. Joseph était non seulement obligeant, dévoué, charitable, mais encore il cherchait à atteindre les âmes. Son fils Charles, lui aussi, était apôtre et exerçait une influence bienfaisante sur ses camarades, sur les enfants du patronage. Pieux et pur, il était, avec ses parents et ses sœurs, monté le 4 novembre à Fourvière, et tous y avaient communié, puis on lui avait souhaité sa fête. Ils étaient donc bien prêts l'un et l'autre à paraître devant Dieu. Ce n'est donc pas eux qu'on plaint le plus, c'est la pauvre mère, et surtout l'épouse, que l'on plaint, car c'est surtout la mort de son mari qui est pour elle la douleur la plus intense, et cette douleur ne s'atténue pas. Si c'était possible, ce serait le contraire. Elle a le regret amer d'avoir engagé les deux voyageurs à changer de voiture, à passer du wagon de queue (qui n'a eu aucun mal) à celui de tête. Elle a le regret d'avoir cédé aux personnes qui l'ont empêchée de considérer ces restes informes, et pourtant, quels affreux cauchemars n'aurait-elle pas eus ! Enfin, la pauvre femme a le cœur broyé. La résignation ne peut venir encore et je l'admire de n'être pas révoltée. J'espère que Dieu accordera à son mari la grâce d'une influence d'apaisement. Il a été toujours très religieux. Depuis la première communion privée de sa dernière fille, il avait fait encore de grands progrès dans la sainteté.

Luisa ne quitte guère sa sœur et partage sa douleur. Elle trouve maintenant que sa mère si regrettée est partie à temps…

7 décembre 1913.

Je n'ai pas vu Constance depuis quelques jours. Elle a dû retourner à Melun voir si, dans les objets recueillis après la catastrophe, elle trouverait quelques débris appartenant à ses deux pauvres disparus.

À suivre…

Mme Théodore RIVET, née Delphine BRAVAIS.

Journal.

 

in La gazette de l'île Barbe n° 62, automne 2005

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