Crises intertropicales

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Octobre 1992

Le bac avance péniblement vers la rive, tracté le long dun câble reliant les deux bords. Jai les yeux fixés vers cette rive et ses promesses de calme, de paix, de douceurs. Je jette de temps en temps un coup dil vers lautre côté, celui doù je viens. Je guette une agitation anormale, des cris, des tirs, mais tout est calme. Sur le bac, ma voiture tangue au gré des mouvements du fleuve Cavalla, les hommes suent en actionnant le treuil qui nous fait glisser doucement vers la Côte-dIvoire. Deux jours que je fuis Zwedru au Libéria pour me réfugier en Côte-dIvoire, attendre que lorage passe : « cest juste pour quelques jours », « je reviendrai », « gardez bien la maison », « ne craignez rien. » Dire cela, cest reconnaître le danger quil y a à rester.

La Côte-dIvoire représente pour moi labri, le hâvre où je pourrai enfin me détacher petit à petit de la tension qui mhabite depuis des mois à vivre en brousse, dans un monde où la seule règle est lincertitude. Je vais donc laimer, puisquelle maccueille et mabrite.

La découverte de ce pays commence par une rive boueuse, des gendarmes nonchalants et compréhensifs, une piste à travers les plantations de palmiers à huile qui débouche sur locéan : Tabou, petite ville, petit port, une paillote sur la plage où siroter une bière glacée en regardant les pêcheurs revenir de mer, glisser sur la grand-vague formée par la barre pour séchouer sur la plage, immédiatement entourés par les femmes qui se chargeront de vendre le poisson rapporté. Cest un plaisir simple mais tellement profond ! je ris, je souris, je me sens si léger ! Cette simplicité, cest un bonheur immédiat.

Après cette pause, direction San Pedro, la grande ville, le port construit pour lexportation des matières premières : le bois, le caoutchouc, le café, le cacao et lhuile de palme. Cest aussi lun des plus grands bidonvilles dAfrique de lOuest. De chaque côté de la route, une forêt dantennes pousse au-dessus dun marais de cabanes en bois.

Jy croise un compatriote qui minvite à sa fête danniversaire. Chez lui, je croise Nathalie.

Larrivée à Abidjan a quelque chose de surnaturel : des mois de brousse, de pistes, de forêts mont fait oublié la Ville. Je me perds dans les échangeurs, les bretelles, les ponts de ces autoroutes traversant cette ville que je ne connais pas. Lautoroute finit pourtant par me déverser dans le quartier que lon mavait indiqué lors de notre dernière communication radio, et que je ne cherchais plus : Biétry. Jy retrouve des collègues dune autre organisation qui maideront à installer une base en Côte-dIvoire pour mieux répondre à la situation que jai laissée au Libéria.

Jy retrouve aussi Nathalie pour ne plus nous quitter.

Ensemble, nous avons visité les régions côtières. De Tabou à Sassandra, la côte est découpée, la forêt tapisse le fond de larges baies, la plage est étroite, écrasée entre la mer et la forêt. À mi-chemin entre Abidjan et Harper, nous nous y retrouvons pour de grands weeks-ends, les pêcheurs nous proposent le riz cuit dans de leau de coco, et la langouste et le mérou quils viennent de ramener du large. En allant vers la frontière ghanéenne, du côté de Bassam, la plage est large, les vagues la battent à grand bruit, les embruns font pourrir le bois des paillotes à lombre des cocotiers. Nous aimons nous échapper de la ville pour un déjeuner, une journée au frais.

[Glissement dans la crise]

La Côte-dIvoire, jy suis allé si souvent ! et pourtant, nous ny avons habité que quelques mois en 1992 et 1993, puis cétait la base arrière lorsque je suis retourné au Libéria, puis plus tard, le passage obligé pour se rendre en mission à Monrovia ou Freetown. Et enfin, le « retour » en 2002, notre emménagement à Abidjan quelques semaines avant le début de la crise qui dure toujours, notre départ précipité encore une fois et les brefs séjours depuis.

Jai pu observer le glissement de la Côte-dIvoire entre nationalisme, xénophobie, aveuglement et ambition personnelle de ses dirigeants. Une partie de la population, frustrée par le manque de développement, la pauvreté, labsence de vision et despoir, est prompte à senflammer à la moindre rumeur, à la première annonce, au discours plus agressif et accusateur, à la démonstration de force de ses militaires. Le pouvoir est à celui qui fera croire aux jours meilleurs. À lui de sy maintenir jusquà ce quon le chasse.

Maintenant, la situation de ni guerre ni paix profite à certains qui en tirent de gros bénéfices. Le pays est riche, ce ne sont plus les multinationales seules qui font des profits, mais surtout lentourage des pouvoirs, le « légitime » et lautre, le rebelle. Pas didéologie mais encore une fois, la satisfaction de lambition personnelle au détriment de la population.

Lorsque je racontais en Côte-dIvoire les horreurs qui se passaient dans le pays voisin, tout le monde massurait en secouant la tête que jamais pareille chose ne se produirait ici. Pourtant, les mécanismes sont les mêmes, la manipulation dune population appauvrie est chose facile lorsquon sait appuyer aux endroits sensibles. Il ne sagit pas de tribalisme, pas de religion, mais un grand soupçon que le voisin vous en veut, quil sen sort à vos dépends, que limmigré vous vole votre terre, votre pain. Le responsable de vos problèmes, cest lautre. Lautre, cest dabord létranger, puis celui du Nord ou du Sud du pays, puis celui de lautre tribu, lautre clan, lautre village, lautre quartier, lautre famille. Difficile de vivre ensemble quand on vit de plus en plus mal.

De là où nous sommes maintenant, nous entendons souvent des nouvelles inquiétantes de la Côte-dIvoire. Pourtant, quand jy vais, jai limpression darriver dans un pays normal, les gens sont à leurs affaires, se déplacent, travaillent, font leurs courses, les marchés débordent dans les rues, la ville est pleine dactivité. Au bout dun moment pourtant, on commence à percevoir les anomalies dans un tableau bien connu : on ne croise presque plus de familles européennes, seuls quelques hommes blancs pressés, des véhicules des Nations unies, de larmée française. Des hélicoptères survolent la ville à basse altitude, les rues se vident plus rapidement le soir, les maquis sont désertés la nuit. Quand on voyage à lintérieur du pays, les nombreux barrages de militaires, de police, de gendarmes, des douaniers, des milices rendent les déplacements interminables. Nous entendons des récits de massacres dans lOuest du pays.

Nous y retournerons, nous retrouverons nos amis, puisquils ne sont pas tous partis, la famille de Nathalie, ces endroits que nous aimons. Les enfants ne connaissent pas la Côte-dIvoire ; nous leur ferons découvrir pour que ce pays aussi devienne le leur.

Philippe Jaillard.

Retour de pêcheurs à Tabou.

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 in La gazette de l'île Barbe n° 66, automne 2006

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