La Côte-dIvoire représente pour
moi labri, le hâvre où je pourrai enfin me
détacher petit à petit de la tension qui mhabite
depuis des mois à vivre en brousse, dans un monde où la
seule règle est lincertitude. Je vais donc laimer,
puisquelle maccueille et mabrite. La découverte de ce pays commence par une
rive boueuse, des gendarmes nonchalants et compréhensifs, une
piste à travers les plantations de palmiers à huile qui
débouche sur locéan : Tabou, petite ville, petit
port, une paillote sur la plage où siroter une bière
glacée en regardant les pêcheurs revenir de mer, glisser
sur la grand-vague formée par la barre pour séchouer
sur la plage, immédiatement entourés par les femmes qui
se chargeront de vendre le poisson rapporté. Cest un plaisir
simple mais tellement profond ! je ris, je souris, je me sens si
léger ! Cette simplicité, cest un bonheur
immédiat. Après cette pause, direction San Pedro,
la grande ville, le port construit pour lexportation des
matières premières : le bois, le caoutchouc, le
café, le cacao et lhuile de palme. Cest aussi lun des plus
grands bidonvilles dAfrique de lOuest. De chaque côté
de la route, une forêt dantennes pousse au-dessus dun marais
de cabanes en bois. Jy croise un compatriote qui minvite à
sa fête danniversaire. Chez lui, je croise
Nathalie. Larrivée à Abidjan a quelque
chose de surnaturel : des mois de brousse, de pistes, de
forêts mont fait oublié la Ville. Je me perds dans les
échangeurs, les bretelles, les ponts de ces autoroutes
traversant cette ville que je ne connais pas. Lautoroute finit
pourtant par me déverser dans le quartier que lon mavait
indiqué lors de notre dernière communication radio, et
que je ne cherchais plus : Biétry. Jy retrouve des
collègues dune autre organisation qui maideront à
installer une base en Côte-dIvoire pour mieux répondre
à la situation que jai laissée au
Libéria. Jy retrouve aussi Nathalie pour ne plus nous
quitter. Ensemble, nous avons visité les
régions côtières. De Tabou à Sassandra, la
côte est découpée, la forêt tapisse le fond
de larges baies, la plage est étroite, écrasée
entre la mer et la forêt. À mi-chemin entre Abidjan et
Harper, nous nous y retrouvons pour de grands weeks-ends, les
pêcheurs nous proposent le riz cuit dans de leau de coco, et
la langouste et le mérou quils viennent de ramener du large.
En allant vers la frontière ghanéenne, du
côté de Bassam, la plage est large, les vagues la
battent à grand bruit, les embruns font pourrir le bois des
paillotes à lombre des cocotiers. Nous aimons nous
échapper de la ville pour un déjeuner, une
journée au frais. La Côte-dIvoire, jy suis allé si
souvent ! et pourtant, nous ny avons habité que quelques mois
en 1992 et 1993, puis cétait la base arrière lorsque
je suis retourné au Libéria, puis plus tard, le passage
obligé pour se rendre en mission à Monrovia ou
Freetown. Et enfin, le « retour » en 2002, notre
emménagement à Abidjan quelques semaines avant le
début de la crise qui dure toujours, notre départ
précipité encore une fois et les brefs séjours
depuis. Jai pu observer le glissement de la
Côte-dIvoire entre nationalisme, xénophobie,
aveuglement et ambition personnelle de ses dirigeants. Une partie de
la population, frustrée par le manque de développement,
la pauvreté, labsence de vision et despoir, est prompte
à senflammer à la moindre rumeur, à la
première annonce, au discours plus agressif et accusateur,
à la démonstration de force de ses militaires. Le
pouvoir est à celui qui fera croire aux jours meilleurs.
À lui de sy maintenir jusquà ce quon le
chasse. Maintenant, la situation de ni guerre ni paix
profite à certains qui en tirent de gros
bénéfices. Le pays est riche, ce ne sont plus les
multinationales seules qui font des profits, mais surtout lentourage
des pouvoirs, le « légitime » et lautre,
le rebelle. Pas didéologie mais encore une fois, la
satisfaction de lambition personnelle au détriment de la
population. Lorsque je racontais en Côte-dIvoire les
horreurs qui se passaient dans le pays voisin, tout le monde
massurait en secouant la tête que jamais pareille chose ne se
produirait ici. Pourtant, les mécanismes sont les mêmes,
la manipulation dune population appauvrie est chose facile lorsquon
sait appuyer aux endroits sensibles. Il ne sagit pas de tribalisme,
pas de religion, mais un grand soupçon que le voisin vous en
veut, quil sen sort à vos dépends, que
limmigré vous vole votre terre, votre pain. Le responsable de
vos problèmes, cest lautre. Lautre, cest dabord
létranger, puis celui du Nord ou du Sud du pays, puis celui
de lautre tribu, lautre clan, lautre village, lautre quartier,
lautre famille. Difficile de vivre ensemble quand on vit de plus en
plus mal. De là où nous sommes maintenant,
nous entendons souvent des nouvelles inquiétantes de la
Côte-dIvoire. Pourtant, quand jy vais, jai limpression
darriver dans un pays normal, les gens sont à leurs affaires,
se déplacent, travaillent, font leurs courses, les
marchés débordent dans les rues, la ville est pleine
dactivité. Au bout dun moment pourtant, on commence à
percevoir les anomalies dans un tableau bien connu : on ne
croise presque plus de familles européennes, seuls quelques
hommes blancs pressés, des véhicules des Nations unies,
de larmée française. Des hélicoptères
survolent la ville à basse altitude, les rues se vident plus
rapidement le soir, les maquis sont désertés la nuit.
Quand on voyage à lintérieur du pays, les nombreux
barrages de militaires, de police, de gendarmes, des douaniers, des
milices rendent les déplacements interminables. Nous entendons
des récits de massacres dans lOuest du
pays. Nous y retournerons, nous retrouverons nos amis,
puisquils ne sont pas tous partis, la famille de Nathalie, ces
endroits que nous aimons. Les enfants ne connaissent pas la
Côte-dIvoire ; nous leur ferons découvrir pour que ce
pays aussi devienne le leur. Philippe
Jaillard. in La gazette de l'île Barbe n° 66, automne 2006