Là où les histoires de France, de Guyane
et de la famille Pariset se rejoignent

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Une recherche par auteur sur un site de vente de livres m’a permis de découvrir de nombreux Pariset ayant publié : d’un traité de bonnes manières ou des livres d’histoire de l’art jusqu’à une thèse de mon frère Michel ! le tout proposé chez différents libraires. Parmi ceux-ci, j’ai découvert un libraire hollandais proposant un fascicule intitulé :

 

Note sur la colonisation blanche à la Guyane française,

par M. Pariset, ancien gouverneur de cette colonie.

Imprimerie nationale, mai 1851.

 

Il s’agit bien sûr de notre ancêtre Aimé-André Pariset (normalien, né à Paris l’an III, décédé en 1872 à Boulogne-sur-Seine) [Aimé Pariset était contrôleur en chef de la Marine depuis le 1er mars 1851, après avoir été gouverneur de la Guyane française du 18 février 1846 au 16 mai 1850. — NDLR.].

Vous en trouverez donc la version scannée, travaillée et présentée de la manière la plus fidèle possible à l’original que j’ai donc pu acquérir. Quelques « [sic] » précisent que l’orthographe (ou la faute de frappe !) est telle qu’imprimée sur l’édition originale [Lorsque l’orthographe est correcte à l’époque (accentuation, préfixation de très) ou lorsque le mot est correctement orthographié ailleurs dans le texte, nous avons supprimé cette annotation et, respectivement, modernisé l’orthographe ou corrigé la coquille. Cela ne laisse subsister qu’un seul « [sic] », pour la conjugaison d’échoir à un temps et à une personne déjà désuets du temps de l’auteur. — NDLR.]. Vous trouverez aussi à deux ou trois reprises des [notes de l’éditeur (NDLE)] qui mentionnent des indications ou corrections manuscrites que je penserais volontiers être de la main de l’auteur… ou simplement d’un correcteur !

Il faut reprendre le contexte historique avant de se lancer dans cette lecture. En 1851, nous nous trouvons sous la Seconde République avec Louis-Napoléon Bonaparte comme président de la République. En Guyane, nous nous situons après l’abolition de l’esclavage, proclamée par notre ancêtre, et avant la création du bagne auquel on associe trop facilement le nom de Cayenne. La lecture de cette note nous montrera que la préoccupation de l’ancien gouverneur est bien de développer cette colonie et non d’en faire un lieu de relégation.

Il faut aussi lire ce texte en ayant en éveil toutes nos connaissances sur l’état des sciences à cette époque : sciences sociales, humaines, politiques, économiques. Nous trouverons au fil des pages des notions de médecine qui surprennent (c’est le moins que l’on puisse dire !), des premiers éléments de capitalisme qui étonnent, et des commentaires politiques qu’il n’aurait peut-être plus été possible d’exprimer plus tard sous l’Empire.

J’espère que, malgré les difficultés d’adaptation à la lecture de ce style de publication, vous trouverez autant d’intérêt et de plaisir que moi à cette lecture. Une relecture permet de découvrir toute la saveur d’un texte de cette époque. L’intérêt est bien entendu soutenu par le fait de penser à son auteur comme étant mon trisaïeul ou le parent de l’un de nous tous.

Claude Pariset.

 

P.S. : Dans le carton 49 de FMSGGuy//49, dans les archives d’Aix-en-Provence, il y aurait :

  1829 : mémoire du contrôleur de la marine Pariset sur une colonisation de la Guyane supérieure par des associations de familles libres ;

  1829-1832 : correspondance Jubelin-Pariset sur le projet de colonisation de H. de La Pécaudière (Jubelin devait être le gouverneur de l’époque).

Comme quoi, il tenait déjà à sa colonisation, dès cette époque…

Claude [Pariset].

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Aimé Pariset

Note sur
la colonisation blanche
à la Guyane française




 


Pour beaucoup de bons esprits, la salubrité des pays intertropicaux et la possibilité d’y établir une colonisation de race blanche s’offrent comme un problème qui est loin d’être résolu. On doute que l’Européen puisse s’y livrer aux travaux de la terre, sans que sa constitution s’altère et sans que tôt ou tard toute son énergie et son activité s’épuisent par l’action énervante de la température. Cependant, à l’examen, il semble que cette opinion ne s’appuie pas sur des expériences complètes, sur des faits suffisamment discutés, si même on ne cède pas à la préoccupation d’un ancien ordre de choses, du système économique colonial actuel, dont les bases changeraient nécessairement avec la formation d’une colonie européenne.

[Réussite d’autres colonisations]

Il est remarquable que, lorsqu’il s’est agi de l’immigration en Algérie, les mêmes objections ont été élevées ; or il a suffi de ne pas se laisser aller à ce découragement, d’y mettre de la persévérance, et plusieurs villages de colons militaires ou civils sont aujourd’hui en pleine voie de réussite. Bouf-farick même, au sein de la plaine de la Mitidja, est devenu un séjour parfaitement sain, depuis qu’on y a fait les travaux nécessaires de dessèchement, et qu’on a assuré l’écoulement des eaux qui l’inondaient une partie de l’année ; les environs en sont bien cultivés et les habitants ne se plaignent plus que de l’insuffisance des concessions de terres qui leur ont été faites. Sur cette terre d’Afrique, d’ailleurs, les souvenirs des colonies romaines étaient vivants ; partout la France retrouvait leurs traces, les monuments de leur occupation.

De Carthage au détroit de Gadès, un vaste réseau de villes et de postes militaires couvrait le pays, depuis les bords de la Méditerranée jusqu’aux confins du désert. Antérieurement les Grecs s’étaient établis dans la Cyrénaïque, et le nom de Pentapole nous est resté de cette ligue qui fut assez forte, sur le sol même de la puissance de Carthage, pour s’en faire respecter. Nous les voyons aussi s’étendre plus au sud, dans l’Égypte, à la suite des conquêtes d’Alexandre. Pressés, comme nous le sommes, par les progrès de la civilisation et par l’exubérance de la population, pouvions-nous décliner ces exemples ?

On parle d’insalubrité ; mais si la vallée et le delta du Nil n’étaient pas habités ; si, rendus à la nature sauvage, ils étaient couverts de forêts séculaires et de marécages, comme encore naguère les rives du Mississipi, faudrait-il renoncer à occuper cette contrée fertile, à la défricher, à y porter des cultures, parce qu’on aurait peut-être à subir des maladies pour l’assainir, pour l’approprier aux usages de l’homme ? Cette lutte, on l’oublie trop, existe partout : c’est ainsi qu’ont été conquis les champs qui aujourd’hui se couvrent de moissons dans la Gaule et la Germanie. Les premiers hommes seuls ont pu être placés sur la lisière de steppes ou de bancs de sable avoisinant des cours d’eau, comme il s’en rencontre en Perse et dans l’Asie Mineure, où les travaux préparatoires de la terre n’offrissent pas des difficultés insurmontables à leurs efforts et aux faibles moyens qui étaient alors à leur disposition. Mais quand ils se sont multipliés et que l’industrie s’est développée, alors ils ont eu à s’attaquer à des obstacles proportionnellement plus considérables [C’est l’histoire des capitaux qui se forment, qui s’accumulent et qui permettent de faire, à un moment donné, des entreprises auxquelles on n’aurait pas pu songer plus tôt. — NDLA.] ; mais ils étaient armés : ils ont gagné du terrain de proche en proche, à mesure de leurs besoins, et à mesure que la culture s’étendait dans ces terres neuves, elles sont devenues plus agréables et plus salubres à habiter : tant la Providence répond au travail de l’homme.

Ce n’est pas ensuite que l’ambition, le despotisme, les conquêtes et les violences qui en sont la conséquence, ne détruisent souvent ces résultats. Ainsi il paraît qu’en Égypte, les jeunes Albanais enlevés à leur pays pour composer la garde des mamelouks du pacha et les Circassiennes qui remplissaient leurs harems n’avaient point d’enfants, que cette population, sans cesse renouvelée, ne se reproduisait pas. Mais est-ce là le fait du climat ou du régime ? Est-ce que les Israélites, race analogue à la nôtre, n’avaient pas supporté le climat de l’Égypte et ne s’y étaient pas multipliés ? Partout où la domination des Turcs et de l’Alcoran s’est étendue, que voyons-nous autre chose ? Il en est de l’Égypte comme des contrées anciennement si florissantes de l’Asie Mineure, comme de l’Afrique avec ses six cents villes ; et sous ce régime, les populations ne se reforment pas. Mais est-il juste de conclure du dépeuplement à l’insalubrité, pas plus qu’à l’infertilité des terres ?

Les anciens, plus près de la nature, ne s’arrêtaient pas à ces vaines discussions ; ils agissaient, ils faisaient ce que font les Anglais, qui, pendant que nous nous usons sur nous-mêmes dans des révolutions, dans des luttes de partis, dans des examens sans fin, favorisent l’émigration de leur sol [Il est constaté qu’il sort ainsi, chaque année, de l’Angleterre, 225 000 à 250 000 individus. Lord John Russell en a donné le chiffre à la tribune de la chambre des Communes. C’est l’excédent annuel des naissances sur les décès dans la population du Royaume-Uni. — NDLA.], déportent leurs condamnés, accroissent incessamment leurs colonies et leurs éléments de puissance.

[Adaptation de l’homme aux climats]

Une chose digne d’attention et qui revient à notre sujet, c’est que, dans l’Antiquité, les auteurs qui ont écrit sur la médecine signalent les modifications qui résultent des influences permanentes du sol, de l’atmosphère et de la température sur l’homme, suivant les divers pays qu’il habite, mais sans distinguer l’action particulière que ces circonstances pouvaient exercer sur l’étranger, sur celui qui s’y transportait d’une autre localité : c’était un accident momentané, sans importance dans l’ordre général. Dans l’argument dont il a fait précéder le traité Des airs, des eaux et des lieux, le savant interprète d’Hippocrate, le docteur Littré, en faisant remarquer tout ce qu’on y trouve d’observation attentive et d’une philosophie profonde, se livre sur ces données de l’antique science à des considérations fort élevées. « Influence de l’exposition et des vents, dit-il, sur la production des maladies, influence des eaux dont on fait usage, influence des saisons, enfin influence des climats sur la conformation physique et sur les dispositions morales des hommes : c’est là un ensemble d’actions dont la liaison est pleine d’enseignements… » Non que, relativement au moral et aux facultés de l’esprit, le docteur Littré fasse abstraction de toutes les autres circonstances ; il leur réserve leur part, et notamment avec Montesquieu, celle de la législation et des institutions politiques ; mais on ne peut méconnaître l’action énergique du climat sur les peuples. Puis il ajoute : « Suivant Hippocrate, d’une part, les peuples diffèrent entre eux parce qu’ils sont placés en des compartiments du globe distincts par l’aspect, la configuration et la température ; et, d’autre part, les individus d’un même peuple, qui vit dans une contrée partout semblable à elle-même, n’ont entre eux que des différences peu considérables. Ces deux propositions appartiennent à la même doctrine anthropologique, à savoir que les hommes sont profondément modifiés par le pays qu’ils habitent. Hippocrate se tait ici sur les races dont les modernes se sont, dans ces derniers temps, occupés d’une manière exclusive, et il rapporte tout aux inégalités des habitations. Le point de vue hippocratique mérite une attention particulière… » et, en concordance, il cite à l’appui l’opinion émise par M. Geoffroy Saint-Hilaire : « Pour les races humaines, dit l’habile naturaliste, comme pour les animaux domestiques, les modificateurs sont toujours les circonstances locales, notamment l’habitation, le genre de vie et le régime diététique ; les effets des variations, d’abord dans la taille et dans la couleur, puis dans la proportion et la forme des organes. »

Dans la description de Java par Sir Stamford Raffles, on lit cette observation sur la conformation physique des habitants de l’archipel Indien : « La caisse de la bouche est fort large, même parmi les femmes, » et en note l’auteur ajoute : « Cette conformation de la bouche me paraît un bienfait de la Providence. L’air est plus dilaté aux environs de la ligne que dans la zone tempérée, à cause de l’augmentation du mouvement de rotation de la terre ainsi que de la chaleur perpétuelle. Ces deux motifs rendent ces climats plus supportables que ceux du nord de l’Europe pendant nos étés. Il faut, par conséquent, que l’organe de la respiration soit plus étendu. Cela est si vrai que les Européens ont aux Indes la respiration gênée lorsqu’ils font des mouvements violents… » Est-il besoin de recourir nécessairement à un peuple aborigène de la contrée pour rendre raison de cette conformation chez les individus qui l’habitent ? Ce serait aller contre les données de l’expérience admises depuis des siècles que les habitudes des pères, que même des modifications factices dans certaines parties du corps finissent par se transmettre par la génération. Or, dans les pays équatoriaux, la réverbération du soleil et le grand éclat de la lumière obligent involontairement ceux qui y sont exposés à écarter les narines, à relever les ailes du nez, à cligner des yeux, et de même, par l’effet d’un autre besoin, à élargir, autant qu’il dépend d’eux, l’appareil respiratoire. Ces efforts doivent finir par imprimer une modification dans la conformation et dans les traits du visage qui passera, après un certain temps, aux enfants nés sous l’influence de ces climats, quelque étrangers, d’ailleurs, que leurs auteurs y fussent dans le principe [Volney fait, dans son Voyage en Syrie et en Égypte (tome Ier), une observation analogue. En considérant le visage de beaucoup d’individus de la race copte, il avait été frappé du caractère particulier que ce type affectait : le visage bouffi, l’œil gonflé, le nez écrasé, la lèvre grosse, et il était tenté de l’attribuer au climat. « En effet, dit-il en note, j’observe que la figure des nègres représente précisément cet état de contraction que prend notre visage lorsqu’il est frappé par la lumière et une forte réverbération de la chaleur ; alors le sourcil se fronce, la pomme des joues s’élève, la paupière se serre, la bouche fait la moue. Cette contraction, qui a lieu perpétuellement dans le pays nu et chaud des nègres, n’a-t-elle pas dû devenir le caractère propre de leur figure ? Le grand froid, le vent et la neige opèrent le même effet, et il se retrouve avec ces circonstances chez les Tartares, pendant que, dans les zones tempérées, où cet état n’a pas lieu, les traits sont allongés, les yeux plus à fleur de tête et toute la figure plus épanouie. » — NDLA.]. Déjà, à la Nouvelle-Galles du Sud, « on a cru remarquer dans le développement des membres des jeunes créoles de la colonie quelques rapports avec les formes maigres et élancées des peuplades indigènes, comme dans la pâleur de leurs traits une singulière analogie avec les premiers-nés de la grande famille anglaise dans l’Amérique du Nord » (Blosseville). La chose est trop sensible pour que j’insiste.

De ces faits, de ces observations peut-être serait-on autorisé à conclure que l’homme, être mobile, variable, est apte à se naturaliser dans toutes les contrées, qu’avec le temps sa constitution se modifiera sous l’empire des conditions climatologiques auxquelles il se trouvera soumis, et que partout il lui suffira d’une volonté persévérante et du travail pour réussir à corriger les causes d’insalubrité qu’il pourra rencontrer. Mais on repousse une telle assimilation entre les pays équatoriaux, où il s’agit aujourd’hui de diriger l’immigration, et les localités où étaient établies les colonies anciennes et qui ne s’étendaient guère au-delà du 30e degré de latitude nord. Cependant, au fond, et, en procédant de proche en proche, le principe reste le même.

Ainsi on ne contestera pas que Madère et les Canaries ont été peuplées par les Portugais et les Espagnols qui en cultivent les terres.

Il est de notoriété que, dans un autre hémisphère, les Chinois, sortis en partie au moins d’un climat septentrional, sont aujourd’hui répandus dans tout l’archipel Indien jusqu’au 10e degré de latitude sud, et que dans plusieurs îles, les travaux les plus pénibles et ceux de la culture sont entre leurs mains.

[Travail des blancs et esclavage des noirs]

Mais je reviens à l’Amérique. Lors de la découverte, les Espagnols se portèrent en nombre considérable dans les Grandes Antilles ; de là, avec les immigrants que les richesses du Nouveau Monde ne cessaient d’attirer de la métropole, ils affluèrent sur le continent et dans les vastes empires du Mexique et du Pérou. Or c’est encore cette population qu’on trouve, je ne dirai pas sur les plateaux des Andes, mais vers les rivages de l’Atlantique, à la Côte-Ferme et dans le Venezuela, à la limite des pampas du sud, à Santa-Cruz, partout acclimatée et se livrant à la culture et à l’élève du bétail ; c’est elle aussi qui, au nombre de plus de 600 000 âmes, fait la force et la sécurité de Cuba et de Porto-Rico.

À la suite des Espagnols, les Anglais et les Français vinrent à leur tour tenter quelques établissements dans ces nouvelles régions et ils les placèrent dans les Petites Antilles. Or, de quoi se composaient les premières immigrations de ces peuples ? comment s’exécutaient les travaux ? Au moyen d’Européens engagés. Il faut lire dans le P. Dutertre l’histoire de ces commencements. Alors les traversées étaient plus longues ; on n’avait pas introduit dans le régime hygiénique des bords les précautions qui existent aujourd’hui. Ces hommes arrivaient fatigués par le voyage, par une mauvaise nourriture, souvent malades ; ils échéaient [sic] quelquefois, au débarquement, à des maîtres durs, ou qui n’étaient pas en mesure de leur donner tous les soins que leur état aurait exigés ; et cependant malgré cela, quoique ces colonies naissantes fussent fréquemment troublées par les attaques des Espagnols ; quoique les individus des deux nations qu’une circonstance fortuite avait conduits à aborder sur les rivages opposés de la même île (Saint-Christophe) y eussent porté leur rivalité, qui éclatait en querelles et en collisions, leurs travaux de culture s’étendaient et prospéraient ; on faisait du tabac et d’autres produits, que les navires hollandais venaient acheter ou qu’on expédiait dans la métropole, et il n’y a aucun doute que cette population se fût développée sur ce sol, comme les Portugais à Madère et les Espagnols aux Canaries, et qu’elle eût colonisé les autres îles, la Martinique et la Guadeloupe que nous commencions à occuper, si l’on n’avait imaginé d’aller chercher les nègres de l’Afrique pour les faire travailler en Amérique. L’origine de ce trafic appartient, comme on sait, aux Espagnols, et ce n’est pas en vue de suppléer à l’insuffisance de la race blanche pour la culture des terres que les rois d’Espagne l’autorisèrent, mais comme un moyen de conserver la population indigène que détruisait l’exploitation des mines.

Mais, une fois cette voie ouverte pour se procurer des bras pour leurs travaux, les habitants des colonies ne pouvaient manquer d’y recourir. Ils trouvaient là des sujets plus dociles, plus robustes, qui demandaient moins de dépenses d’entretien, dont, à la différence d’engagements temporaires de courte durée, les services leur étaient acquis d’une manière indéfinie, et qu’ils pouvaient en conséquence réunir en grands ateliers pour se livrer à des entreprises agricoles considérables. Le transport des engagés d’Europe cessa avec ce nouvel état de choses. Ceux que la libération atteignit sur les lieux devinrent économes, régisseurs, quelques-uns même propriétaires, et dès lors il n’y eut plus de place dans la société coloniale pour le paysan breton, normand ou provençal qui aurait désiré faire vivre modestement sa famille, sur une petite propriété, du fruit de son travail [Déjà, dans la note sur l’immigration européenne aux colonies, distribuée par la direction des colonies, on a fait ressortir cette observation : « Les bras européens pouvaient-ils être demandés aux colonies depuis l’avènement de la traite des noirs ? On peut répondre par la négative… La cause de l’état stationnaire de la population blanche aux colonies est normale ; elle réside dans la surexcitation imprimée au développement de la population africaine… Les engagés ont fini, non pas parce qu’ils ont échoué, mais parce qu’ils ont réussi. » Ils avaient fondé les colonies. — NDLA.].

[Influence sociale de l’esclavage]

Pour qu’une société existe, outre les rapports hiérarchiques aux divers degrés : rapports de patronage et de bienveillance de la part des supérieurs, de respect et de déférence au-dessous, il faut encore une certaine communauté d’idées dans chaque classe, des relations d’intérêts et de famille, ce qui fonde la confiance et l’amitié, la douceur du commerce de la vie, un sentiment d’égalité entre les individus ; et il faut de plus que chaque classe ait sa raison d’être dans l’échelle et soit même proportionnellement assez nombreuse. Le résultat confirme ici d’une manière sensible ces données de l’expérience. Une ligne de démarcation profonde avait été établie entre le blanc et le noir esclave. La classe intermédiaire, celle des affranchis, était elle-même tenue dans une position d’infériorité qui devait chaque jour imprimer davantage à l’esclave l’idée de la distance qui le séparait de la caste privilégiée. Que pouvait devenir, au milieu de ces catégories tranchées, l’immigrant européen isolé ? Ne pouvant travailler de ses mains dans un pays où le travail était le fait de l’esclave, rangé, par le sang et par un préjugé que corroboraient les institutions politiques, au-dessus et en dehors de la seconde classe, sans que son éducation et les habitudes de sa vie lui ouvrissent l’accès dans la première, il se réfugiait nécessairement dans le petit commerce des villes ou dans les emplois inférieurs de la police, où on finissait par le voir succomber, la plupart du temps, au découragement ou sous l’action délétère des liqueurs alcooliques et de la démoralisation [Il en aurait été autrement si, à l’avance, il avait été formé sur les lieux une vaste colonisation par la race blanche, pouvant contre-balancer le vice inhérent à l’introduction du travail esclave, comme à Cuba et à Porto-Rico. Ces importantes colonies avaient peu profité de la traite des noirs dans les premiers temps, et pendant près de trois siècles, jusqu’au jour où la Révolution française y jeta une émigration nombreuse de colons de Saint-Domingue. Aujourd’hui encore, ainsi qu’il résulte de la note précitée sur l’immigration européenne aux colonies, « à Porto-Rico, pays moins riche en capitaux et où par conséquent la traite a moins versé sa triste abondance de bras, les faits sont fort remarquables. On compte, dans cette colonie, 1 277 petites plantations de cannes à sucre qui sont cultivées par leurs propriétaires. Sur 414 663 quintaux de sucre qu’elle a produits en 1844, on en comptait 80 000 provenant du travail libre. Sur 357 000 âmes, on ne compte pas moins de 188 869 blancs travaillant aux champs, concurremment avec les nègres. » — NDLA.]. N’est-ce pas même, en partie, pour qui observe attentivement les choses, la cause des maladies et des pertes de nos garnisons aux colonies, les soldats n’y rencontrant pas, comme sur le sol de la mère patrie, une classe de familles analogues à la leur, dans lesquelles ils puissent se créer quelques relations, retrouver les distractions de leur enfance ?

Peut-être objectera-t-on le peu de réussite des essais d’immigrations européennes tentés dans ces derniers temps, après l’abolition de l’esclavage, à la Guadeloupe et à la Martinique ; mais l’influence d’une institution et ses mauvais effets se prolongent inévitablement longtemps encore après qu’on l’a supprimée elle-même : si des propriétaires ont senti l’utilité d’attirer des ouvriers blancs sur leur habitation, à côté d’eux, d’autres habitants, en plus grand nombre, n’ont pas eu recours à ce moyen ; parmi ceux-ci ne cesse pas de dominer le préjugé que l’Européen ne peut se livrer au travail entre les tropiques, préjugé qu’ils ont entretenu pendant longtemps comme flatteur pour leur amour-propre et comme un moyen d’empêcher que des individus de leur classe ne vinssent, ainsi que je l’exprimais plus haut, donner, au milieu de la population noire et de couleur, l’exemple du besoin et d’une déchéance fâcheuse, et ils ne se sont fait faute de proclamer l’insuccès auquel on devait aboutir. Les immigrants eux-mêmes n’ont pas été sans éprouver l’influence du précédent état de choses dans leurs rapports avec les petits marchands des bourgs ou des villes, et en se reportant à ce qui les entourait dans les localités où ils étaient occupés ; car nulle part ils n’étaient très nombreux et ne formaient seuls la force active des habitations, ce qui était déjà un inconvénient pour le but qu’on se proposait ; enfin n’ont-ils pas eu quelques déceptions dans leurs espérances ? On l’a dit. Non pas qu’on ait employé à leur égard des prospectus mensongers, qu’ils aient été victimes de manœuvres déloyales et de la mauvaise foi dans les tableaux qu’on leur a présentés des avantages qui les attendaient aux colonies. On n’a accusé rien de semblable dans leur recrutement ; mais il est évident que des marchés de cette nature prêtent toujours à l’exagération. On tend à sortir d’un état de malaise, et on s’illusionne sur les conditions d’un changement ; puis, quand vient la réalité, on est aussi prompt à se décourager qu’on l’avait été à se laisser entraîner, et comme les hommes dont il s’agit n’étaient que salariés, sans lien qui les attachât au sol, sans perspective de la propriété, ils n’ont plus eu en vue que le rapatriement. Tout cela s’explique naturellement, et ne prouve nullement les inconvénients du climat et des travaux agricoles.

[Famille et propriété à la base d’une colonisation réussie]

Dans mon opinion, la colonisation européenne aurait besoin d’être établie sur d’autres bases. La famille et la propriété devraient en être les premières conditions, et ensuite il faudrait en placer le siège dans une localité telle que, sous le rapport des hommes et des choses, elle fût à l’abri des influences des anciennes opinions coloniales. À cet égard, la Guadeloupe ni la Martinique ne sauraient convenir. La population, d’ailleurs, y est agglomérée sur un territoire restreint, et leur régime agricole et économique se prêterait difficilement à de nouvelles combinaisons. De nos possessions, c’est la Guyane qui me paraîtrait la plus propice. Les terres en sont fertiles, et, en raison de son étendue et de sa proximité de la France, l’immigration serait susceptible d’y prendre toute l’extension qu’on jugerait convenable, en même temps qu’elle serait à portée des secours et de la surveillance du Gouvernement. Quant à la faible population qui s’y trouve disséminée, bien loin d’être un obstacle, elle offrirait, au contraire, un moyen pour l’exécution des travaux et elle tendrait bien plus à s’assimiler aux nouveaux colons qu’elle ne pourrait les inspirer de son esprit.

Là se présente quelque chose de grand et d’important à faire pour la France, et je ne pense pas qu’on soit arrêté par les fâcheuses idées répandues jusqu’à présent sur l’insalubrité de la Guyane française, d’autant que, dans diverses circonstances, on a déjà démontré combien cette impression était erronée. Deux faits surtout avaient contribué à égarer à ce sujet l’opinion : l’expédition de Kourou et la déportation de Sinnamary.

Le département de la marine a donné, dans ses publications, un historique de l’événement de Kourou. On en trouve les résultats ainsi résumés et appréciés dans les notices statistiques sur les colonies françaises : « Le Gouvernement français, voulant réparer la perte du Canada, conçut, en 1763, le dessein de donner un grand développement à la colonisation de la Guyane française ; il se proposait d’y établir une population nationale et libre, capable de résister par elle-même aux attaques étrangères et de servir de boulevard aux autres colonies françaises d’Amérique. Une expédition de 12 000 colons volontaires, de toutes les classes, sortis, pour la plupart, de l’Alsace et de la Lorraine, fut dans ce but dirigée sur la Guyane française. Les îles du Salut et les bords du Kourou les reçurent ; mais le mauvais choix des immigrants, l’oubli des précautions nécessaires pour assurer leur logement et leur subsistance, l’imprévoyance inconcevable qui se montra dans toutes les mesures [Les tentatives étrangères de Guazacoalco et de Santo Tomas de Guatemala ont présenté récemment tous les mêmes faits d’impéritie et d’imprévoyance, et cependant, dans la dernière expédition, le noyau de population européenne jeté au fond du golfe de Honduras par la Compagnie belge de colonisation, une fois la ruine de cette compagnie accomplie, s’est maintenu sur le territoire à l’état de société organisée. En janvier 1848, Santo Tomas, disait-on, était fondé. « C’est-à-dire, explique la note de la direction des colonies sur l’immigration européenne, qu’il y a sous le climat chaud et humide de l’Amérique centrale un établissement européen qui, après avoir traversé des souffrances et des misères de toute nature, vit par lui-même, se livre aux travaux manuels, soit urbains, soit agricoles, qui le font vivre, enfin se comporte comme tous nos petits centres de population dans la vieille Europe. Ce sont ces agglomérations de population qu’il faut nous donner également pour but d’établir à la Guyane, avec le même travail et moins les souffrances par lesquelles celle de Santo Tomas a encore passé. — NDLA.] occasionnèrent la mort du plus grand nombre de ces colons et entraînèrent une dépense en pure perte que l’on n’évalue pas à moins de 30 millions de francs. De ces 12 000 individus, il ne revint en Europe que 2 000 hommes, dont la constitution robuste avait pu résister à l’intempérie du climat et à toutes les misères réunies. Une soixantaine de familles françaises, allemandes et acadiennes, que la mort avait également épargnées, allèrent se fixer entre les rives du Kourou et du Sinnamary, où elles vécurent des produits de leur bétail. Ce fut là tout ce que la colonie retira d’une entreprise qui, mieux conçue et mieux dirigée, eût peut-être placé la Guyane française au premier rang parmi les établissements coloniaux de l’Amérique méridionale. »

Quant à la déportation dont le Directoire frappa, en 1797 et 1798, ses ennemis politiques, d’abord, il faut bien le reconnaître, le but n’en était pas la colonisation ; la distinction importe ; et ensuite, si les effets en furent aussi désastreux, les causes ne sauraient davantage être imputées au climat. C’étaient des membres de nos assemblées politiques, des prêtres, des magistrats, des journalistes, tous hommes habitués à la vie active de la pensée, qui ne succombèrent pas moins au chagrin, au souci de leur éloignement des affaires et du théâtre des événements, au regret de tout ce qu’ils avaient laissé en France et de la rareté de la correspondance de leur famille et de leurs amis, qu’aux privations et aux maladies qu’ils purent éprouver sur les bords des rivières de Sinnamary et de Conanama, où ils avaient été placés. C’est ce qui ressort des récits des déportés de fructidor qui revinrent en France, récits reproduits implicitement dans l’ouvrage publié par M. de Barbé-Marbois sous le titre de Journal d’un déporté non jugé. D’ailleurs, quand on ferait abstraction de l’influence de ces causes étrangères aux localités, peut-on établir aucune assimilation entre des hommes dans la position sociale des déportés et une immigration composée de cultivateurs et d’ouvriers endurcis aux travaux manuels ?

Après l’expédition de Kourou, il faut encore mentionner deux essais de culture à bras blancs tentés sur une plus petite échelle à la Guyane : le premier en 1768 sur la rivière du Tonnégrande, à une dizaine de lieues dans l’intérieur des terres, au-dessus de la rade de Cayenne ; on avait affecté à cette exploitation soixante-dix soldats acclimatés ; et le second sous l’administration de M. de Laussat, en 1821, au moyen de sept familles de settlers des États-Unis, formant un total de 20 personnes : on les avait établies sur les bords du Passoura, petite rivière qui se jette dans le Kourou, à environ cinq lieues de son embouchure. L’une et l’autre de ces entreprises échouèrent. Cela tient à la fois au personnel et au choix des localités :

– Au personnel, d’un côté, pour ce qui concerne les familles amenées des États-Unis, parce qu’elles se composaient d’Irlandais pris, au moment de leur débarquement sur le sol de l’Union, sans qu’on eût pu s’assurer de leur conduite et de leurs habitudes laborieuses, et que bientôt ils s’abandonnèrent à la nostalgie et à la paresse ; ils manquaient de l’énergie nécessaire pour résister à l’isolement où ils se trouvaient, aux premiers dégoûts inséparables d’un établissement nouveau, au milieu d’un pays étranger ; et de l’autre côté, pour ce qui concerne la colonisation militaire de 1768, parce que les fondateurs semblèrent perdre de vue qu’il fallait en première ligne s’appuyer sur la famille ; ils n’exigèrent point que les militaires se mariassent pour faire partie de l’établissement, et ils se privèrent ainsi de la garantie la plus solide pour assurer la cohésion de cette petite société et pour la stimuler au travail et à la bonne conduite. Autre a été l’esprit de prévoyance du maréchal Bugeaud pour les villages militaires en Algérie. On a fait la critique de ces mariages improvisés, et sans doute il y a bien eu des unions mal assorties ; mais un certain nombre a réussi, et dans notre province d’Afrique, les colons militaires forment aujourd’hui, notamment à Beni-Mered, un centre agricole des plus florissants.

[Des localités choisies en bord de mer]

[La mention manuscrite au crayon « NB » est lisible en marge du paragraphe suivant. — NDLE.]

– J’ai dit que l’insuccès avait tenu aussi au choix des localités ; et, en effet, l’éloignement du littoral de la mer était un inconvénient. C’est une erreur de croire qu’en avançant dans l’intérieur de la Guyane, à moins de s’éloigner considérablement, on puisse trouver des terres plus élevées, plus fraîches, et par conséquent plus susceptibles de recevoir des laboureurs européens ; le sol est en général entrecoupé de mornes, de mamelons peu élevés, de ruisseaux, de rivières, qui partout débordent dans la saison des pluies. La chaleur y est plus forte au milieu du jour que sur la côte, attendu que, ces endroits n’étant pas découverts, l’air y circule difficilement ; d’ailleurs, les vents n’y sont plus aussi réglés que dans le voisinage de la mer ; en même temps, l’extrême humidité qui règne dans l’atmosphère amène pendant les nuits, et surtout le matin, un abaissement sensible de température, accompagné souvent de brouillards épais. Sans doute, ces conditions peuvent en grande partie changer sous l’action du travail persévérant de l’homme, mais moyennant qu’on procède avec méthode et de proche en proche. Une île offre sur chaque cap, sur chaque morne, dans son pourtour, un plateau qui peut être déboisé et défriché par un petit nombre d’hommes, et, quand ils s’y sont établis, la vue est dégagée autour d’eux ; l’espace est libre en avant de leur terrain et sur les côtés ; ils ne sont appuyés à la forêt qu’en arrière. Supposons un travail semblable appliqué à un terrain égal dans la Guyane ; la nature sauvage ne l’environnera pas moins de tous les côtés, et la constitution générale de la localité n’en sera pas modifiée. Cette observation indique assez que c’est des bords de la mer qu’il faut faire partir la colonisation et en étendant sa ligne de base autant que possible, sauf à s’avancer progressivement vers l’intérieur, au fur et à mesure des besoins, en défrichant et assainissant simultanément les terres qu’on occupera.

Rien de plus frappant, quant à la nécessité de ce mode d’opérer, que l’exemple de ce qui s’est passé sur la rivière de la Mana : après des explorations approfondies dirigées dans ces parages en 1821 et 1822, un établissement de cultivateurs européens y avait été projeté ; le siège en avait été choisi sur cette rivière, à quatorze ou quinze lieues de son embouchure. On y envoya, en 1823, une expédition composée d’une compagnie d’ouvriers militaires, d’un détachement de sapeurs et d’une cinquantaine d’apprentis orphelins, le tout formant un personnel de 150 à 160 individus, et une année était à peine écoulée que les maladies et les mortalités survenues parmi eux obligeaient à se replier vers la mer, sur les postes d’entrepôt établis au bas de la rivière à l’effet de remiser les vivres et les objets de matériel apportés de Cayenne par les bâtiments, et que les difficultés de la navigation ne permettaient pas de faire remonter immédiatement au poste supérieur. Dès le commencement, l’opinion la plus favorable s’était manifestée à l’égard de celui de ces postes qui était le plus près de l’embouchure : le sol en était formé par un banc de sable s’étendant de la rive gauche de la Mana au Maroni, tout au plus à deux lieues de la mer, dont les brises y arrivaient sans obstacle et sans avoir à traverser des terres noyées et des marécages. C’est là que l’on a fixé la colonisation actuelle de la Mana, et la localité a reçu successivement les trois familles du Jura amenées par M. Gerbet et l’expédition conduite par Mme Javouhey, supérieure générale de la congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, sans que l’on ait eu à en révoquer en doute la salubrité. Cependant ces immigrants ne restèrent pas : le changement survenu dans les circonstances politiques en Europe pendant l’année 1830, le besoin d’économie qui se faisait de plus en plus sentir à cette époque, ne permettaient pas de donner à cette population le développement qu’on avait projeté, par l’envoi de nouveaux colons. La vue de leur petit nombre, l’ennui qu’ils éprouvèrent de cette espèce de délaissement, d’autres causes particulières provenant d’un défaut de choix des individus et, pour ceux qui étaient venus sous le patronage de la congrégation de Saint-Joseph, quelques différends avec Mme Javouhey, les déterminèrent dans leur résolution [Quelques-uns de ces individus se sont établis dans d’autres quartiers de la colonie, et au nombre, il est une famille qui offre un exemple remarquable de la faculté pour les Européens de s’habituer au climat de la Guyane au milieu de tous les travaux de colonisation. Le chef de cette famille, le S[ieu]r Jollivet, était venu avec Mme Javouhey ; il s’est marié à Mana avec une jeune femme de l’établissement. Quand il se sépara de la communauté, en 1836, il se transporta avec sa femme et ses deux enfants sur les bords inhabités de l’Organa, petite rivière à 6 ou 7 lieues à l’est de la Mana. Là, aidé de quelques Indiens, ils se construisit une cabane en bois bruts, couverte en feuilles ; puis sa femme et lui firent un défrichement qu’ils plantèrent en manioc et autres végétaux alimentaires. Ils avaient reçu à cheptel une quinzaine de têtes de gros bétail de Mme Javouhey. Ce fut le commencement d’un établissement qui n’a cessé de prospérer depuis quinze ans. Par leur seul travail, et sans qu’ils aient jamais eu aucun secours extérieur, petit à petit leurs cultures se sont accrues ; le bétail a augmenté au point que, depuis plusieurs années, le S[ieu]r Jollivet cherche à se débarrasser de son cheptel, soit en restituant le bétail qui revient à la communauté, soit en l’achetant. Dans ces derniers temps, il a vendu, chaque année, à Cayenne, de cinq à six bœufs pour la boucherie, dans le prix de 250 à 300 francs. En outre il élève des porcs qu’il place, au nombre de 60 à 80 par an, tant à Cayenne qu’à Mana, au prix de 35 francs en moyenne. Cette famille fait, d’ailleurs, du saindoux, des viandes salées et séchées et une grande quantité de volailles dont elle ne tire pas moins bon parti. Maintenant sa case est remplacée par une bonne maison en charpente couverte en bardeaux. et le S[ieu]r Jollivet s’est mis à la culture des caféiers, dont il a déjà une assez grande quantité de plantes. – Tous les individus de cette famille jouissent d’une excellente santé. Il faut dire cependant que le chiffre des enfants vivants ne répond pas à la fécondité de la mère ; ils ne sont que cinq dont un garçon de dix-sept à dix-huit ans. Cela doit tenir en grande partie à l’isolement où ils se trouvent. Mme Jollivet, dans ses couches, se délivre elle-même. On s’est habitué à se passer des secours des autres ; mais il est sans doute bien des cas où quelques bons offices de voisinage pareraient aux accidents et en préviendraient les suites. — NDLA.], et je crois pouvoir y ajouter aussi une certaine préoccupation de l’anomalie de leur situation à l’égard du régime du travail esclave qui existait dans l’autre partie de la colonie. J’ai visité Mana au commencement de 1828 ; alors les familles du Jura y étaient encore, et l’un des chefs de ces familles arguait, parmi ses motifs de mécontentement, de ce qu’ils ne pouvaient parvenir à l’aisance, acheter un esclave pour se faire servir comme ailleurs. Si l’on fait attention que, d’un autre côté, ces projets de colonisations blanches inquiétaient les intérêts locaux et blessaient les préjugés des habitants qui ne cessaient d’y faire une opposition sourde, on reconnaîtra qu’il était bien difficile d’arriver à une solution favorable au milieu de cette double influence agissant sur les esprits par les points les plus délicats.

[Des projets exécutés avec persévérance]

Aujourd’hui que la complication a cessé, que la question se simplifie, ces projets de colonisation à la Guyane française sont à reprendre. Je dis ces projets, parce qu’en effet ce qu’on se proposait en 1763 par l’expédition du Kourou, et il y a une trentaine d’années, sous la Restauration, par celle de la Mana, est encore ce qu’il faut faire. Les instructions ministérielles aux deux époques disent tout ; les motifs et le but sont encore les mêmes.

« L’intention de S[a] M[ajesté], est-il expliqué dans le mémoire remis à M. Turgot [M. Turgot était envoyé à Cayenne avec le titre de gouverneur général des possessions françaises de la Guyane. — NDLA.] lors de la première entreprise, est d’établir la nouvelle colonie en blancs, tant parce que cette population est plus compatible avec les vues de justice et d’humanité qui animent S[a] M[ajesté], que parce qu’elle est plus propre à procurer à un État un degré de force capable d’imposer. » Et le précis historique, analysant le surplus de ces instructions, ajoute : « L’objet principal n’était ni l’exploitation du sol, ni la recherche de nouveaux produits ou d’un nouveau débouché. On voulait peupler la Guyane parce qu’elle est située au vent des îles françaises du golfe du Mexique, et ainsi très favorablement placée pour leur envoyer un prompt secours, de même que pour agir offensivement au besoin contre les îles anglaises. »

Plus tard, en 1819 et 1822, lorsqu’on reprit le projet de coloniser la Guyane, même pensée. Les instructions du département de la marine s’adressent successivement, à ces deux dates, à MM. de Laussat et Milius, qui furent, l’un après l’autre, commandant et administrateur de ce pays et auxquels remonte l’établissement de la Mana. Les premières portaient : « Tout ce qu’il y a de désirable, en fait de colonisation, se trouverait dans le succès de ce plan : écoulement utile de la population surabondante de la France ; sûreté intérieure et extérieure des colonies ; travail intelligent. »

Dans les autres, on entrait dans plus de développements : « Ne perdez pas de vue, disait-on au gouverneur, que le Gouvernement n’a point la prétention de fonder à la Mana une colonie à sucre. Écartant, au moins aujourd’hui, des combinaisons commerciales qui seraient prématurées, il veut seulement offrir à des familles pauvres et laborieuses une existence qui leur est refusée en France… Deux ou trois heures de travail le matin, autant le soir; les plantes nourricières des tropiques, telles que le maïs, les bananes, l’arbre a pain, le riz sec, peut-être dans la suite le coton, le café, les épiceries et quelques autres plantes d’une culture facile : voilà tout ce qu’on attend des blancs qui s’établiront à la Mana… Point de richesses personnelles pour le colon, point d’avantages prochains pour le commerce : tous ces grands résultats appartiennent à des établissements avancés, et le nôtre va naître… »

Ainsi, premier point, satisfaire au besoin d’expansion de la population de la France, dont l’augmentation devient, à l’intérieur, une source de malaise et d’inquiétude ; second point, fonder sur le continent d’Amérique un établissement qui offre un élément d’avenir et de puissance pour la France ; tel est le parti à tirer de la Guyane par la colonisation et par le développement qu’on peut y donner.

Quant aux moyens d’appeler et de fixer les immigrants, on les trouve également indiqués dans les instructions précitées : concessions de terres et perspective d’assurer la subsistance de leur famille avec un travail modéré ; ce qui exclut les travaux assujettisants de l’exploitation des sucreries, et conséquemment aussi les engagements particuliers, qui ont presque toujours pour objet ces travaux, et qui ne laissent, d’ailleurs, aux ouvriers engagés ni la libre disposition d’eux-mêmes ni le choix de l’emploi de leur temps. Il est à remarquer que tous ceux qui contestent la possibilité du travail à bras blancs dans les régions intertropicales ont toujours en vue la culture du sucre [M. Malouet s’en exprime dans ses mémoires d’une manière très catégorique. Il estime que « l’établissement d’une colonie n’est utile qu’autant qu’elle fournit, par son exportation, un aliment au commerce et à la navigation. Tout homme libre, ajoute-t-il, employé dans la zone torride au travail de la terre, n’en obtiendra que sa nourriture, et ne pourra jamais produire au consommateur aucune marchandise de luxe. Cent villages d’Indiens, de nègres libres ou de paysans établis à Cayenne, ne fourniront pas la cargaison de deux vaisseaux, tandis qu’un seul propriétaire d’esclaves et de manufactures peut en occuper un. » Cette opinion est défavorable, sous un certain rapport, à la colonisation blanche ; mais ce n’est pas l’impossibilité. – Dans un mémoire plein d’intérêt, présenté, il y a quelques années, à la surintendance des finances de Cuba, par le procureur fiscal, sur la colonisation blanche dans cette île, en vue de l’extinction de l’esclavage, l’auteur examine aussi cette question de l’obligation de procéder par de petites propriétés et par la petite culture pour favoriser le développement des familles agricoles introduites d’Europe, et il est conduit à formuler ce sentiment d’appréhension : « Quelle que soit l’extension que l’on donne à ces cultures, leurs produits ne pourront jamais remplacer ceux de la canne, et si l’accroissement de la population blanche ne devait s’obtenir qu’au prix de la perte de cette précieuse production pour l’île, le fiscal hésite beaucoup à croire que les avantages qu’on retirerait de l’immigration pussent compenser, au moins quant à présent, un si grand sacrifice. » C’est un rapprochement qui m’a paru digne d’attention. — NDLA.] ; on en juge par comparaison avec ce qu’on obtenait des noirs. Sous ce rapport, ils ont raison. Le blanc ne saurait supporter, sous ce climat, les mêmes travaux que le noir. Mais est-ce à dire que cette somme de travail soit nécessaire d’une manière absolue ? L’immigrant travaillant pour son propre compte, sous l’empire de l’intérêt personnel et du sentiment de la propriété, suffira à ce qu’exigeront ses besoins. Sa constitution sera modifiée avec le temps par le climat ; elle s’assimilera aux nouvelles conditions de son existence. Il se livrera aux cultures qui peuvent se faire sur une petite échelle, comme le café, le coton, le cacao, les épices. C’est tout un changement du régime agricole et économique auquel on est habitué dans les colonies. Celle-ci n’aura plus en première ligne, comme dans l’ancien système, la destination de fournir, par son exportation, un aliment au commerce et à la navigation, et cependant, avec l’accroissement de la population, naîtront et se formeront aussi dans l’avenir des moyens d’échange sur les lieux, qui amèneront, à leur tour, la consommation des produits du soin et des manufactures de la métropole.

Il faut seulement, de la part du Gouvernement, suite et persévérance dans l’exécution de ses plans ; que chaque année, et pendant le laps de temps qui sera déterminé, on pourvoie à renvoi successif du contingent voulu d’immigrants, de manière à assurer le développement régulier de la colonisation, et à prévenir tout désappointement, toute hésitation dans l’esprit des premiers arrivés, jusqu’à ce que, les résultats étant établis, le courant de l’immigration puisse se soutenir de lui-même.

[Salubrité de la Guyane française]

La Guyane française est saine. On peut lire, dans le Recueil de Victor de Nouvion [Publications de la société d’études pour la colonisation de la Guyane française, n° 4, Paris, 1844. — NDLA.], les opinions des auteurs et voyageurs qui ont écrit sur ce pays.

Tous s’accordent à reconnaître que le climat y est très supportable, et que les Européens y sont à l’abri des maladies qui les éprouvent, en général, à leur arrivée dans les autres colonies. L’épidémie qui vient d’affliger Cayenne ne peut, à cet égard, infirmer les observations de deux siècles. C’est un accident [Il était imprimé « incident » et une surcharge à la plume rectifie ce mot en « accident ». — NDLE.] dans l’ordre habituel des choses [N’a-t-on pas eu le choléra en France, comme dans toute l’Europe au surplus, et deux fois épidémiquement à Paris, à dix-sept ans d’intervalle ? Personne ne pense, sans doute, à accuser pour cela le pays d’insalubrité. La fièvre qui a éclaté à Cayenne régnait déjà depuis deux ans sur les côtes du Brésil. Elle s’était déclarée à Bahia dans le courant de 1848, et de là elle s’est répandue vers le midi jusqu’à Rio Janeiro et à La Plata, en même temps qu’elle remontait au nord. À la fin de 1849, elle avait gagné le Para. Son apparition sur tel ou tel point n’est que la suite de la marche progressive du fléau, comme la chose a lieu dans toutes les épidémies, sans qu’on puisse rien en induire contre l’état sanitaire habituel des localités attaquées. On l’a, d’ailleurs, je crois, qualifiée improprement du nom de fièvre jaune. C’est une fièvre pernicieuse qui, seulement sur les Européens, a pu affecter quelques symptômes spéciaux, présenter quelques accidents analogues à la fièvre jaune ; mais il est à remarquer que cette maladie est particulière aux Européens sous les tropiques, et qu’elle n’atteint jamais les hommes de couleur ni les créoles, tandis que toute la population de la ville de Cayenne a subi l’épreuve de l’épidémie de 1850, presque sans distinction. — NDLA.], une exception qui ne fait que confirmer la règle. Il en est de cette maladie comme des fièvres que l’on vit régner, en 1819 ou 1820, à la fois, dans la Nouvelle-Hollande et dans toutes les îles de l’océan Pacifique du Sud, quoiqu’on ne connaisse, sous ce climat, aucune maladie réellement endémique, et que ces pays soient réputés généralement pour leur parfaite salubrité.

Un tableau comparatif du nombre des décès survenus dans les troupes coloniales, de 1819 à 1847 (vingt-neuf ans), qui a été inséré au Moniteur du 21 décembre 1848, prouve que la Guyane française est de toutes les colonies celle où la perte est proportionnellement la moins considérable ; elle dépasse même de peu la moyenne de la mortalité dans les garnisons de la métropole [Voici les résultats de cet important document statistique. On rapproche les moyennes annuelles des pertes constatées, pour cette période de vingt-neuf ans, de celles éprouvées par l’armée anglaise dans les colonies les plus voisines des nôtres.

Possessions françaises % Possessions anglaises %
Martinique 10,04   Sainte-Lucie 12,28
Guadeloupe 9,63   Dominique 13,74
Guyane française 2,81   Guyane anglaise 8,40
Sénégal 12,13   Sierra-Leone 48,30
Réunion 3,21   Maurice 3,05
Troupes en France 2,00   Troupes en Angleterre 1,70

L’avantage de la Guyane française est incontestable, et les relevés faits, pour 1848 et 1849, sont encore plus satisfaisants : sur un effectif moyen de 723 hommes dont s’est composée la garnison de cette colonie, la première année, il n’y avait eu que 13 décès, soit 1,80 pour 100 ; et, sur 759 hommes, la seconde année, 11 décès, soit 1,45 pour 100. Encore doit-on remarquer que la mortalité signalée à la Guyane comprend les pertes par suite d’accidents, et que les accidents sont fréquents à Cayenne, à cause de la nécessité où l’on est de faire, par eau, tous les mouvements de troupes et de matériel, et de l’imprudence des hommes dans les embarcations. — NDLA.]. Pendant ces mêmes trente années, nous avons vu les militaires travailleurs des compagnies, s’employant auprès des entrepreneurs à Cayenne, soit comme charretiers pour la conduite des voitures, soit à l’extraction des pierres pour les constructions, soit aux déblais et remblais des routes, et le tout sans dommage pour leur santé ; d’autres sont attachés à la culture du jardin du bataillon d’infanterie établi aux abords de la ville, où l’on fait les légumes nécessaires pour la troupe ; matin et soir ces hommes bêchent, sarclent, arrosent ; ils ont dû défricher le terrain, creuser des puits, et l’on n’a pas eu lieu d’observer qu’ils fussent plus sujets aux maladies que ceux qui restaient à la caserne pour les exercices et le service de la place. Au bourg de la Mana, on entretient un petit poste qui n’a jamais de malades, et cependant, en dehors de leur service militaire, les hommes y sont constamment occupés à la culture ou à des transports et travaux de force pour le compte des habitants de la localité [Le fait est cité dans la note sur l’immigration européenne aux colonies en ces termes : « En 1848, l’administrateur de Mana écrit : “Je ne dirai rien au sujet de l’impossibilité de faire travailler les Européens à Mana : les faits contraires parlent trop haut depuis dix-huit mois que les militaires détachés dans ce quartier travaillent chaque jour depuis 6 heures du matin jusqu’à 6 heures du soir, sans autres repos ni précaution que ceux des heures des repas, et de midi à 1 heure.” » — NDLA.]. Or, de Cayenne à la Mana, c’est un même banc de sable continu, qui longe le littoral et qui est partout susceptible de la même salubrité, avec quelques travaux de dessèchement dans les points où il est avoisiné par des flaques d’eau ou des marécages.

[Des précautions d’hygiène]

Le seul soin à prendre, pour y établir des immigrants, sera de choisir, autant que possible, des parties qui aient été travaillées et cultivées depuis longtemps, de manière à ne pas les exposer aux miasmes délétères que les premiers défrichements dégagent dans tous les pays. On sait tous les obstacles de ce genre que la colonisation pénale anglaise a rencontrés à Sydney ; l’herbe même qui poussait, après le déboisement du sol, était nuisible aux bestiaux.

D’ailleurs, quoique Cayenne soit située près de la ligne, le climat y est beaucoup plus tempéré que sa position ne semble l’indiquer. Sur toute la côte, l’atmosphère est presque constamment rafraîchie par l’action des vents généraux de l’est, qui, n’y arrivant qu’après avoir passé sur une vaste étendue de mer où ils se chargent d’un principe salin, modèrent beaucoup la chaleur [C’est l’exposition au vent, et partout dans les Antilles, les quartiers de l’est sont réputés comme les plus sains pour les Européens. De là aussi un autre avantage par rapport aux pays auxquels on pourrait assimiler celui-ci, en raison de ses terres noyées et des cours d’eau qui le sillonnent. En parlant des habitants du Phase, Hippocrate dit : « Autre peuple digne de considération, qui occupe une contrée marécageuse, chaude, humide et boisée… ; pluies aussi fortes que fréquentes dans toutes les saisons… ; habitude de se transporter dans des pirogues faites d’un seul tronc d’arbre, montant et descendant les canaux, dont le pays est partout entrecoupé ; faisant usage d’eaux chaudes, stagnantes, etc… C’est pour cela que les habitants du Phase diffèrent des autres hommes ; ils sont, en effet, d’une haute taille et d’un embonpoint si excessif qu’on ne leur voit ni articulation ni veine ; leur coloration est aussi jaune que celle des ictériques ; leur voix est plus rude que partout ailleurs, attendu que l’air qu’ils respirent, loin d’être pur, est chargé d’humidité et de brouillards ; ils sont peu propres à supporter les fatigues corporelles. Leurs saisons n’éprouvent pas de grandes variations de chaud ni de froid ; les vents qui règnent de préférence sont humides, excepté une brise locale qui incommode par la violence avec laquelle elle souffle quelquefois et par sa chaleur : on l’appelle cenchron (vent desséchant) ; le vent du nord s’y fait quelquefois sentir. » On ne peut manquer d’apprécier combien l’influence des localités sur l’économie de l’homme doit être modifiée à la Guyane par l’exposition du pays, dans toute l’étendue de son littoral, à l’orient, et aux brises régulières et rafraîchissantes des vents alizés. — NDLA.]. Les nuits y sont longues et pures. Le thermomètre s’y tient habituellement entre 22,5 et 32 degrés centigrades [Moyennes thermométriques conclues des observations faites à l’hôpital de Cayenne, pendant les trois années 1845, 1846, 1847 :

Mois        Degrés centigrades Observations

Janvier       26,37

Février       26,38 Les températures les plus basses observées en janvier, février et mars, vers 6 heures du matin, sont de 22,8° à 23°.

Mars         26,57

Avril         26,97

Mai          26,48

Juin          26,72

Juillet        27,03

Août         27,65

Septembre  28,31 Les températures les plus élevées observées à 3 heures de l’après-midi, dans les mois d’août, septembre et octobre, sont de 30,8° à 31°.

Octobre      27,89

Novembre  27,55

Décembre   26,62

Moyenne    27,04

Si l’on eût observé, vers 1 heure de l’après-midi, on aurait eu des nombres légèrement supérieurs, comme aussi quelque chose de moins le matin, en s’y prenant de 5 à 6 heures. Il est probable, en définitive, qu’en adoptant, comme termes extrêmes des variations, les nombres 22,5° et 32°, on s’éloigne peu de la vérité. – (Note communiquée par M. Ch. Deville, conservateur des collections géologiques du collège de France.) — NDLA. — Les chiffres 5 et 6 ont été surchargés à la plume et une mention manuscrite précise « (un peu avant le lever du soleil) ». Ces corrections et précisions sont peut-être de la main de l’auteur. — NDLE.]. Il existe une grande analogie entre le climat de la Guyane et celui des îles de la Sonde, et c’est au reste, au nord ou au sud, à peu près la même latitude. Dans la description de Java que j’ai citée plus haut, Sir Stamford Raffles observe que cette île entière jouit du climat le plus salubre, excepté dans quelques expositions de la côte du nord. C’est dans cette partie que se trouve la ville de Batavia, qui a elle-même beaucoup gagné, depuis le commencement du siècle, à la suite des grands travaux du gouverneur général Daëndels [Voir dans le Moniteur des Indes orientales et occidentales, 1846-1847 (publié à La Haye), la notice sur la topographie physico-médicale de Batavia, par M. Bleecker. La situation de cette ville, que la nature avait déjà rendue malsaine, l’était devenue encore davantage par l’ignorance des hommes ; mais, depuis quelques dizaines d’années, la condition locale de son territoire a subi de grandes et nombreuses modifications, qui, modifiant elles-mêmes l’état sanitaire et la mortalité, font qu’aujourd’hui Batavia n’est pas plus insalubre que tant d’autres ports de mer situés entre les tropiques. On en a fait éloigner les cimetières. Les canaux avaient été multipliés dans la ville et entretenaient partout des eaux stagnantes ; ou les a comblés en partie, et on a ainsi rendu au fleuve du Zjiliwong, qui la traverse, un courant plus rapide ; puis, en changeant sa direction à la sortie du port, on l’a forcé à se décharger dans la mer, 200 perches plus à l’ouest, où maintenant il dépose ses précipités sans nuire au commerce. Mais le travail capital, c’est le déplacement de la ville. Pour en finir avec les conditions délétères où se trouvaient les habitants de Batavia, Daëndels en fit raser les murs et le fort, et commença, à trois palen (trois milles anglais environ) plus à l’intérieur, sur un terrain élevé, la construction de la ville neuve par des casernes, de jolies habitations pour les officiers, et pour le gouverneur général un palais sur le terrain de Weltevrède. Cet exemple fut suivi de tous les côtés, et bientôt les terrains avoisinants se couvrirent de nouvelles maisons de bon goût, espacées et spacieuses. C’est là que l’on vit Batavia naître plus belle, et que, transformée en ville de terre ferme, aux rues larges et élégantes, elle fait l’ornement de l’Inde néerlandaise. – Il s’ensuivit que dans l’ancienne ville, beaucoup de maisons abandonnées furent démolies, que la suppression du fort et de l’enceinte, ainsi que la diminution du chiffre de la population, rendirent la ville plus large, plus ouverte, et facilitèrent la circulation de l’air. Cette partie de Batavia fut donc assainie elle-même, et le seul camp des Chinois conserve encore sa primitive insalubrité ; mais cela tient à l’exiguïté des maisons, à l’étroitesse et aux sinuosités des rues, au défaut d’entretien des fossés et à la malpropreté caractéristique des habitants. – D’ailleurs, la nouvelle ville est reliée à l’ancienne par le canal et le quartier de Molenvliet. – Ces détails sont abrégés, mais textuellement extraits de la notice de M. Bleecker, et peut-être l’ancienne opinion répandue sur l’insalubrité de Batavia les rendait-elle nécessaires, quand je prenais là un terme de comparaison. Ils prouvent aussi ce que peuvent l’intelligence et le travail de l’homme bien dirigés. Dans des régions bien différentes, on peut rappeler encore la fondation de Saint-Pétersbourg au milieu des marais de la Néva. — NDLA.]. Même modération dans la chaleur : la température ne varie guère entre les dix premiers parallèles de l’équateur, et les tempêtes et les ouragans y sont inconnus.

Enfin les conseils hygiéniques du général Raffles, ou plutôt de son collaborateur M. Crawfurd, sont également applicables à notre colonie. « Les hommes, dit l’auteur, doivent se garantir le crâne des ardeurs du soleil. Cette précaution est indispensable pour les Européens ; un coup de soleil est quelquefois mortel. » Et il ne recommande pas moins vivement la sobriété et de s’abstenir de l’abus des liqueurs alcooliques, qu’il qualifie de poison dans ces climats. La sobriété est la première condition d’existence dans les pays chauds : on la trouve chez les habitants du midi de l’Europe, comme chez ceux de l’Afrique, de l’Inde et de la Polynésie, comme dans les îles de l’Amérique que peuple encore la race espagnole. C’est une indication du climat, à laquelle on amènera l’immigrant à se conformer, pour peu qu’on le guide, et qui entrera naturellement dans les habitudes et les besoins de la constitution de la nouvelle génération à naître sur les lieux.

[Une colonisation utile à la Guyane comme à la France]

Je me résume. Je n’ai pas entendu faire un mémoire sur la Guyane française. Je n’ai parlé ni de l’étendue de son territoire, ni de sa situation sur les premiers contreforts de la basse vallée des Amazones, dont les arêtes descendent jusque dans la mer et lui donnent, pour la navigation, des points de reconnaissance et des abris uniques sur cette côte ; ni de l’importance de son voisinage du cours de l’Amazone, ni des motifs politiques qui doivent fixer l’attention de la France en vue des éléments de force et d’influence que pourrait lui assurer dans l’avenir l’établissement d’une population européenne dans cette possession, ou, du moins, je n’ai fait que les indiquer en passant ; ni de la fertilité du sol de ce pays et des ressources qu’il doit offrir au commerce, ce qui implique, à côté de la colonisation par une immigration française, la reprise et le développement de l’ancienne colonisation agricole par la grande culture ; car ces deux entreprises peuvent se suivre parallèlement, et il existe des terres appropriées et convenables pour le grand établissement agricole à la Guyane française, comme dans les Guyanes anglaise et hollandaise. Je me suis proposé une seule chose, l’examen de la prétendue insalubrité de la Guyane française pour les Européens. À cette opinion, j’oppose :

1° Ce que nous connaissons de la fondation des colonies anciennes dans des climats et sous des latitudes éloignées de la mère patrie ; les émigrations qui ont eu lieu d’Espagne, lors de la découverte de l’Amérique, et dont les descendants existent encore, en nombre considérable, à Cuba et à Porto-Rico ; notre propre exemple au commencement de nos établissements dans les Antilles ;

2° Ce qui résulte des observations de la science au sujet de la constitution de l’homme et de la manière dont elle se prête à se modifier, sous l’influence des diverses conditions de climat et d’hygiène générale ; la réussite de la colonisation en Algérie ; l’état sanitaire de la garnison de Cayenne ;

3° Les causes qui ont fait échouer les essais tentés jusqu’à présent, et ce qu’il y a de peu concluant dans les mécomptes éprouvés [Les publications de la société d’études pour la colonisation de la Guyane française (1844) contiennent une masse de documents fort dignes d’être consultés à ce sujet, et, en général, sur toute la thèse que nous soutenons ici : car cette thèse n’est pas nouvelle. C’est l’une de ces publications qui porte pour épigraphe ces lignes de Linné : Homo habitat infra tropicos, vescitur palmis ; hospitatur extra tropicos sub novercante Cerere. — NDLA. — Linné était imprimé Linnée et un coup de plume a biffé le dernier e. — NDLE.], attendu l’impossibilité de faire aucune expérience sérieuse pour le travail à bras blancs dans les colonies, en présence de l’esclavage et des préjugés qu’il faisait naître.

Et, pour réussir dans une nouvelle entreprise, j’essaye d’indiquer les mesures à prendre : nombre suffisant d’immigrants pour prévenir l’ennui et le découragement de l’isolement, et pour qu’ils forment dès le début une petite société où ils trouvent secours mutuels et une certaine communauté d’idées et d’intérêts ; encouragement au travail et à la bonne conduite par la famille et la propriété ; suite et persévérance dans les projets qu’on aura adoptés ; choix des localités où seront établis les centres de colonisation et surveillance des précautions d’hygiène.

Au surplus, si, en raison des circonstances, ce projet peut être envisagé à un point de vue d’utilité et d’urgence pour la France, à la Guyane aussi tout conspire à le rendre nécessaire pour retirer ce pays du marasme auquel il succombe. Il y a diminution progressive de la population ; la production décline ; un nouvel ordre de choses doit être accepté avec empressement. On dirait de quelque chose de providentiel dans ce fait que cette colonie ait été si longtemps arrêtée dans son essor, pour la faire servir, au jour donné, à préserver les destinées de la France.

Paris, le 5 avril 1851.

[Aimé] Pariset,

ancien gouverneur de [la Guyane française].

Imprimerie nationale, mai 1851 [24 pages].

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In La gazette de l'île Barbe n° 73

Automne 2008

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