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De Marguerite Jaillard
à madame Pierre Cabane…

[Marguerite Jaillard jeune fille]

Une fois diplômé de l’Institut électrotechnique de Grenoble (IEG), votre grand-père Jaillard entra à la Compagnie du gaz de Lyon, dont le siège était quai des Célestins et qui, après-guerre, fut englobé dans Électricité de France. Il habitait quai Saint-Vincent avec sa famille, d’abord au 24 puis au 21 dans la maison de la famille Bidreman où vous avez connu vos grands-parents. Notre grand-père Pariset habitait 26, quai Saint-Vincent, avec oncle Paul célibataire puis jeune marié ; il venait voir mamie tous les jours, et le dimanche, il réunissait chez lui une partie de la famille avec un hôte d’honneur, souvent M. Lavarenne, son ami, les Hédouin (madame, née roumaine), les Cavaroc, médecin militaire, voire un évêque de passage…

La vie était calme et régulière ; nous allions à l’île Barbe, où habitait bonne-maman Jaillard dès le mois de juin, au moment de la chaleur et des grands jours. Du temps où votre mamie était écolière, on pouvait prendre sur la Saône la Mouche, qui faisait des trajets réguliers entre le pont de l’île Barbe et Bellecour, mais pour nous, c’était plus prosaïquement « le train bleu », qui succéda à « la guillotine », qui nous menait en classe.

En août, nous partions pour La Martinière en Savoie, où généralement la famille Lepercq, venant de Marseille, nous avait précédés. Nous trouvions là des cousins et cousines de nos âges et passions des vacances familiales et heureuses ; les plaisirs étaient simples et nous comblaient : pique-niques, baignades dans les eaux froides du Flon, promenades sur le mont du Chat ou la chaîne de l’Épine. On voyait aussi à Yenne les oncles Goybet et leurs descendants et la famille Putz à Volontaz.

Il y eut aussi pour les aînés de petits voyages mémorables à Val-d’Isère, Tignes, Les Évettes, et une autre année en Beaufortin avec les Raucourt en séjour en Savoie entre deux garnisons aux colonies.

Nous marchions beaucoup. Plus tard, nous faisions aussi des randonnées à bicyclette. Bon-papa n’avait pas de voiture ; pour ses déplacements professionnels, il utilisait une voiture de la Compagnie dont je ne saurais dire la marque : elle était décapotable avec des vitres en mica. Nous étions très fiers de monter parfois dedans ; je me souviens d’une tournée faite avec mon père sur les pentes des monts du Lyonnais une année où j’avais eu la coqueluche et où on avait conseillé à mamie de me faire changer d’air.

Nous avons eu une enfance et une jeunesse heureuses. Notre genre de vie paraîtrait sans doute assez terne à nos petits-enfants aujourd’hui, mais il nous contentait.

La vie chez bon-papa et mamie était aisée mais sans luxe : on usait les vêtements des aînés, voire pour moi des cousines (c’est que nous étions nombreux) ! Bon-papa nous a donné l’exemple d’une vie de travail et de service ; je ne l’ai jamais entendu se plaindre et je suis bien sûre que (pas plus que votre père) il n’était arriviste…

On ne parlait pas d’argent à la maison et on se méfiait beaucoup des gens qui avaient une grosse fortune. Enfin, nos parents et nos grands-parents nous ont appris que la vraie valeur des gens était intérieure, même si on se conformait à certaines habitudes secondaires héritées de longues traditions : je veux parler, par exemple, du vouvoiement des parents par leurs enfants, des tables soignées lors des repas (même s’il n’y avait que des rutabagas dans l’assiette)…

L’année de mon premier bac, bonne-maman Jaillard offrit à ses deux petites-filles aînées une semaine de voyage avec elle à Rome et Naples. Marie-Jo Pouzet-Lepercq et moi en avons gardé un souvenir merveilleux…

Je dois beaucoup à mes grands-parents. Ma grand-mère Jaillard était une femme énergique qui nous a appris à tenir bon et à ne pas nous plaindre ; la vie avait été cruelle pour elle. Enfants, elle nous semblait un peu sévère : je ne l’ai connue que vêtue de noir ; pourtant, elle avait été une jeune fille romanesque et sensible, mais la mort d’un fiancé aimé l’avait mûrie. Elle avait une foi profonde, aguerrie par les combats que les catholiques avaient dû soutenir au moment du ministère Combes. Notre grand-père avait vu sa carrière militaire stoppée net parce qu’il allait à la messe ; étant très musicien, il tenait même l’orgue à la cathédrale de Clermont-Ferrand. Bonne-maman et lui réunissaient à ce moment chez eux des amis musiciens, mais bonne-maman pratiquait plutôt la peinture.

Quant à bon-papa Pariset, je l’ai connu surtout lorsqu’il était plus âgé, à une demi-retraite et moi étudiante. Comme il avait une mauvaise vue, je l’accompagnais dans ses sorties et nous causions. Il était très cultivé, un véritable humaniste de l’époque où l’on faisait au collège des vers latins. Il m’a fait connaître bien des auteurs et parlé de nombreux endroits qu’il connaissait en France et où parfois il nous avait menés (comme dans les Alpes et en Provence). Il se retrouvait en parenté, si je puis dire, avec saint François de Sales, cet honnête homme du xviie siècle qui voulait être « tout à tous », « ne rien demander et ne rien refuser ». Il m’a appris à aimer ce saint si français et c’est bien à cause de bon-papa que nous avons mis François sous son patronage.

Pendant que mes frères étaient élèves des jésuites rue Sainte-Hélène, j’allais au cours Belmont rue du Plat ; on y allait deux fois par semaine et on travaillait chez soi entre-temps. Par la suite, en quatrième, j’entrais au Sacré-Cœur des Chartreux à La Croix-Rousse, où j’allais à pied avec des voisines par la montée de la Muette.

Plus tard, j’y accompagnais Marie-Geneviève et même Michel dans ses débuts au jardin d’enfants.

Je passais mon bac latin-grec sans gloire particulière, vu ma nullité en maths et physique et chimie, et l’année suivante la philo. Puis en octobre 1938, j’entrais à la faculté catholique, rue du Plat, pour faire une licence de « lettres classiques », tout en continuant à mener la vie d’une aînée de famille nombreuse.

À l’époque, on sortait peu, les filles surtout ; les week-ends de ski étaient pratiquement inconnus et je devais « attendre mes 18 ans pour aller danser »… Si on avait su !… Mes 18 ans sont arrivés avec la guerre et il n’a plus été question de danse ni d’autres réjouissances.

[Pendant la Guerre]

En 1939, votre grand-père Jaillard (bon-papa) fut mobilisé comme capitaine d’artillerie faisant fonction de commandant au camp de Chambaran pour la réception des munitions. Bon-papa, fils d’officier, ancien combattant, avait, entre les deux Guerres, suivi la préparation offerte aux officiers de réserve : travaux divers et périodes militaires (La Courtine, puis une autre année au Larzac), avec la même conscience qu’il mettait à tout ce qu’il faisait.

Il avait cinq ou six lieutenants sous ses ordres, dont Maurice Viornery, un cousin, et le père Finet, qui fut avec Marthe Robin le fondateur des foyers de charité. Nous sommes allés le voir une fois. En juin 1940, il organisa le repli du camp à temps pour pouvoir éviter la captivité à ses hommes en traversant un des ponts de la vallée du Rhône, vers Le Pouzin, je crois, juste avant sa destruction.

À cette triste époque de l’été 1940, nous fûmes hébergés quelque temps à Gourdan chez les Pariset-Ribes. On craignait beaucoup la réquisition des jeunes adolescents comme mes frères par les Allemands. Plus tard, mon frère Joseph (Jo) fut enrôlé à Jeunesse et montagne, chantier de jeunesse dirigé par des officiers d’aviation d’où sortirent beaucoup de résistants.

Mais pendant les années noires de l’Occupation, nous n’avons pas accompli de haut fait… C’était, je crois, le cas pour la majeure partie des Français. On tâchait de ne pas voir les soldats allemands, on prenait son tour dans les queues devant les boutiques désespérément vides, on allait à la mairie chercher cartes de rationnement et permis de circulation perchés sur les semelles de bois, les jambes teintes pour imiter les bas introuvables. On applaudissait Claudel et Péguy, surtout Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, et le père Doncœur chez les étudiants.

On travaillait les examens de fac enroulés dans des couvertures pour avoir moins froid, car les hivers étaient rudes sans charbon et avec les coupures d’électricité. On portait au revers des manteaux de petits bouquets bleu-blanc-rouge.

La devise officielle de l’État français, « Travail, Famille, Patrie », aurait pu être la nôtre si on avait ajouté « Dieu ». Que n’en a-t-on pas fait malheureusement par la suite !

Nous n’étions pas héroïques et nous n’avions pas eu de contacts directs avec la Résistance jusqu’en 1944, où plusieurs étudiants lyonnais furent fusillés par les Allemands et où eut lieu la tuerie de Saint-Genis-Laval, mais à ce moment, j’étais mariée à Roche-la-Molière.

Entre-temps, nous avons connu à plusieurs reprises les bombardements des Alliés, les alertes où l’on devait descendre dans les caves d’immeubles, et parfois hélas bien des victimes… Votre oncle Jo, volontaire du Secours national, gardait le souvenir du bombardement de Vaise : il avait travaillé pour déterrer les victimes.

En 1944, dans notre jardin de Roche-la-Molière, il y avait une tranchée creusée pour nous abriter ; plusieurs fois, après la naissance de Bruno (le 4 août), l’alerte sonna mais j’estimais qu’il y avait plus de chance pour le nouveau-né de prendre froid dans la tranchée que de recevoir une bombe, et nous ne l’avons jamais utilisée.

Pendant les deux années scolaires 1941-1942 et 1942-1943, ayant terminé ma licence de lettres classiques, je fus engagée au Sacré-Cœur des Chartreux pour faire des cours de latin et de grec. Parmi mes élèves était Cécile Clayette, qui est devenue plus tard votre tante Cécile. Peu d’années auparavant, je l’avais eue, elle et ses compagnes, comme condisciples à quelques classes de différence. Je ne pense pas avoir jamais eu l’étoffe d’un bon professeur, mais on se souciait peu alors de donner aux futurs professeurs des leçons de pédagogie (en donne-t-on plus actuellement ?).

À la fin de 1941, mon grand-père Ernest Pariset mourut ; ce fut un grand chagrin. Depuis que j’étais étudiante, je l’accompagnais souvent et j’apprenais beaucoup de choses à son contact ; sa conversation était toujours intéressante et enrichissante.

[Mariage]

En 1942, votre père rentra de captivité (en tant que mineur) au printemps, et il fut affecté à la mine de L’Escarpelle près de Douai. Il était alors en « congé de captivité » et devait chaque mois aller pointer à la gendar­merie ; les Allemands avaient besoin du charbon des mineurs mais ne voulaient pas fournir de contingent à la France libre…

Il fit un séjour chez ses parents au moment de la kermesse paroissiale de Saint-Rambert, dont ma grand-mère Jaillard et marraine s’occupaient toutes deux. Ce fut notre première rencontre, mais sans suite apparente. Toutefois bonne-maman Jaillard et marraine avaient comploté ensemble d’aider la Providence en ces temps austères où les jeunes gens n’avaient guère d’occasion de rencontre.

Aussi au printemps 1943, la kermesse (encore elle…) fut le prétexte d’une entrevue en règle entre papa et moi. Les bords de Saône nous virent ensuite nous promener ensemble et le 6 juin, finalement, Tatusz déboucha une bouteille de champagne à Saint-Rambert dans la maison du quai de la Sauvagère (actuellement quai Sédaillon) en l’honneur de nos fiançailles.

Le 10 juin, on fit un modeste goûter quai Saint-Vincent, mais c’était le jour où malheureusement papa terminait son congé et repartait pour le Nord. Tout l’été, nous nous sommes beaucoup écrit…

Enfin papa obtint sa mutation aux mines de Roche-la-Molière et Firminy dans la Loire ; il arriva début octobre pour notre mariage à Saint-Vincent le mercredi 6 octobre ; le mariage civil avait eu lieu la veille à la mairie du Ier arrondissement. Je me souviens que l’officier d’état civil nous a dit : « Vous êtes tous deux d’une génération de sacrifiés. » Certes les temps étaient durs, mais ce jour-là nous ne nous sentions pas tellement des « sacrifiés ».

Après la messe de mariage, bon-papa et mamie avaient organisé un déjeuner quai Saint-Vincent. On avait mis les petits plats dans les grands, et ce n’était pas une mince affaire avec la pénurie alimentaire du moment.

Bien difficile aussi avait été la confection d’un petit trousseau au jeune ménage, les bons « textile » étant très restreints.

Puis nous sommes partis en voyage de noces à Saint-Pierre-de-Génébroz et Annecy dans un train resté obscur à cause du black-out imposé. Papa ne s’en est pas plaint mais il a trouvé longue la montée de Saint-Pierre depuis l’arrêt du car de Lépin avec la grosse valise en cuir donnée par ses parents.

Marguerite Cabane-Jaillard.

Extraits du petit livre Histoire de la famille Cabane, 1993, inédit.

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In La gazette de l'île Barbe n° 73

Automne 2008

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