Après la soirée d'hier,
vraie féérie d'histoire et de poésie - tout
l'Avignon des papes ressuscitant pour les Félibres, dans une
apothéose -, on ne peut que se lever tard. Quand je descends
dans la cour du vieil hôtel, j'entends sonner neuf heures
à tous les clochers d'Avignon. Les voitures de la
municipalité sont à mi-chemin de Vaucluse. Mais tout le
monde est-il parti ? Il reste du moins encore les quatre fils Aymon,
puisque voici leur landau qui attend, et Sarcey lui-même, qui
complimente Paul Mounet sur la belle façon dont il a dit
Waterloo, à l'hôtel de ville : Et leur âme
chantait dans les clairons d'airain ! Et le critique nous gratifie de
quelques intonations correctives... Voici les quatre fils Aymon
partis. Un panier à deux chevaux est vite trouvé,
où les Mounet m'accordent une place. Et fouette cocher,
à la Fontaine
! Le temps est beau, si j'en crois
Sarcey, qui là-bas s'éponge, s'éponge. Mais un
tendelet prudent nous tamise le hâle, et c'est merveille de
gravir ainsi, au pas ralenti des chevaux, la côte de Gadagne,
par le grand soleil épandu sur la plaine. La belle
étendue ! et qui fait battre un coeur provençal : tout
le pays d'Avignon, jusqu'aux Alpilles ! Au fond, à l'occident,
c'est la Montagnette de Tarascon, qui défend de la brise du
Rhône un pays déjà balayé par le mistral.
Et dans cette plaine d'Avignon, que d'accidents de nature et
d'histoire, qui accrochent le regard, çà et là !
Ces deux tours, comme des cornes, à mi-chemin d'Avignon et de
Saint-Rémy, c'est Châteaurenard. De ce repaire
féodal où Mistral fait vivre le baron Pons, dans
Nerto, partait un souterrain légendaire qui
aboutissait, après dix kilomètres, à la
forteresse des papes. Et nous revoyions, mes compagnons et moi, la
fuite éperdue de la petite Nerte vendue au diable par son
père, dans ce noir souterrain ; son apparition lumineuse dans
la cour du palais, au beau milieu du corps de garde ;
l'éblouissement de Rodrigue de Lune, le beau neveu du
pape... « Figurez-vous, mesdames,
l'intrigue, quand messire Rodrigue dans ses bras vit tomber ce joli
tendron effaré comme un rouge-gorge ! "Pour vous servir,
mademoiselle, dit-il, je prendrai des ailes, s'il faut : parlez, que
désirez-vous ? Je suis prêt à vous
obéir..." » Charmé déjà,
Rodrigue conduit Nerte par les labyrinthes du palais gigantesque et,
chemin faisant, apprend d'elle ce qui l'amène vers le
pape. « "Moi, pour vous sauver de
l'ennemi, je vois un merveilleux remède : l'amour. « - Et qu'est-ce que l'amour ?
dit-elle. Il n'est bruit que de lui dans les chansons et les
nouvelles... Mais qui peut dire où il se trouve ? « - Je pourrai, peut-être,
vous y conduire, repartit Rodrigue enflammé. Le sentier des
amourettes, plein d'ombres claires et de fleurs, est le chemin du
paradis. « - Pourtant, monsieur,
répondit Nerte, la sainte Église nous enseigne que le
sentier du paradis est plein de pierres et d'épines.
« - L'amour est un bouquet au
sein, fit Rodrigue ; c'est une coupe d'hypocras pur et de
délices !" » Et, de plus en plus amoureux :
« "L'amour est un jet de soleil
dans lequel, enivrées, deux âmes s'élancent
jusqu'à la pleine lumière et se confondent
inséparablement ; enfin, c'est une bouche de feu qui,
haletante, ne trouve nulle part de quoi boire, en disant "J'expire !"
sinon sur une bouche soeur !" « Mais, à l'instant
où se penchait le galantin, pour embrasser, dans son
délire, l'ingénue, haut sur le mur leur apparaît,
les bras ouverts, un crucifix échevelé par la douleur,
avec deux clefs attachées en sautoir au-dessous d'une tiare
sculptée. « Nerte fit un signe de croix et,
se tournant vers l'amoureux : "Beau chevalier, votre devis ne
s'accorde guère, dit-elle, avec le Breviàri d'amor ; car, dans ces pages d'or, il me semble avoir
lu que l'amour doit être pur comme un paradis terrestre..."
» (Mistral, Nerto,
chant II.) Nous voici en plaine ; le soleil donne,
radieux, sur les champs roux, peuplés d'amandiers
grêles, d'un vert subtil, et d'oliviers lunaires. Comme la
route est longue encore, et chaude, et monotone, nous nous
réfugions dans l'antre frais de Poésie, ainsi
qu'eût dit Pétrarque. Une heure a passé, et nous
sommes à L'Isle-sur-Sorgue. La Venise provençale,
dit-on : une ville de Hollande plutôt, un jour
d'été. Amsterdam et Venise, ne sont-ce pas les deux
patries des grands coloristes...! C'est pourquoi
l'intérêt du paysage me semble croître à
L'Isle. La Sorgue la traverse de canaux larges, d'une
limpidité de source, et dont la vue seule rafraîchit le
visage. Elle est ombragée d'immenses platanes, et
accidentée çà et là de moulins lentement
émus par son cours. On y pêche de sa fenêtre,
suivant une légende qui veut que, dans ces eaux, la truite et
l'écrevisse abondent... Nous n'avons que le temps de rejoindre
à Vaucluse les Cigaliers. A peine au sortir de L'Isle, nous
revoilà dans la grande lumière. Le Ventoux semble tout
proche, d'un rose neigeux au soleil. Il arrondit au nord son dos
énorme, mais on comprend d'ici comment il se rattache à
la chaîne de Luberon, qui s'assombrit vers l'orient. Le Ventoux
est un peu le mont sacré de cette région. Depuis quatre
ou cinq siècles, il exerce un puissant prestige sur
l'imagination provençale. Le Moyen Âge, à vrai
dire, semble ne pas l'avoir aperçu. On doit à
Pétrarque sa découverte, le premier hymne à sa
louange. Car cet homme me paraît avoir été en
toutes choses l'initiateur de l'esprit moderne. À la fois le
plus grand poète, et le Littré du savoir de son temps,
philosophe, archéologue, géographe, philologue aussi,
le père de la Renaissance eut en partage cette
universalité des dons que son successeur le plus direct,
Erasme, ne devait posséder qu'imparfaite, et qu'allait
retrouver Voltaire. Voltaire et lui, pour la postérité,
ont incarné leur siècle ; tous deux aussi, hommes de
lettres s'il en fut jamais, sont les plus hauts exemples de cette
vérité, que la Nature est la sauvegarde de l'Art, et
réciproquement. Que lisons-nous de leurs innombrables volumes
d'oeuvres ? Celles précisément sur lesquelles ils
comptaient le moins : les sonnets italiens de Pétrarque -qui
rédigeait en latin tous ses livres -; les petits vers de
Voltaire et sa correspondance. Pétrarque fit donc le premier
l'ascension du Ventoux, pour la seule beauté du paysage. Il
raconte qu'un vieux berger l'en détournait. Mais il n'eut pas
même à remonter le courage de son jeune frère qui
l'avait suivi. Ils ne se déclarèrent satisfaits
qu'arrivés tout en haut, quand ils se virent, par-dessus les
nuages, dominant un vaste horizon, un des plus beaux qui soient au
monde. Là, Pétrarque déclare avoir
éprouvé le sentiment le plus profond, le plus
mélancolique. Toute sa vie passée lui venait à
l'esprit. Son regard se tourna longtemps du côté des
Alpes, vers l'Italie abandonnée. Puis, songeant à sa
vie, il soupira et lut à son frère un passage des
Confessions de saint Augustin : Sur le malheureux oubli de soi-même dans
la contemplation de la Nature.
Et il garda le silence jusqu'à la fin du jour. Nous étions en face de la
montagne de Vaucluse, longue muraille blanche, reflétée
d'argent au soleil. Nous fixions au loin la brèche assombrie,
au pied de laquelle sourd la Fontaine. Arrivés là, on
s'engage dans la vallée qui contourne la Sorgue pour aboutir
au rocher fameux. Le paysage grandiose était aride et
aveuglant. Et je songeai que Pétrarque, tout précurseur
qu'il fût, n'avait eu que l'intuition du sentiment de la
nature. A son retour du mont Ventoux, quelque grande impression qu'il
dise avoir ressentie, aucune description ne nous en fait part, mais
tout au plus la nomenclature des principaux lieux
disséminés dans la plaine. À Vaucluse, est-ce la
nature, sa beauté, son charme âpre et ensorceleur qui
l'avaient attiré ? J'en doute. A peine était-on assez
avancé de son temps, dans le sens de la nature, pour la
goûter riante, fraîche et cultivée. Ce que
Pétrarque aimait dans Vaucluse, c'était la solitude.
Quelquefois, son ami, le cardinal Philippe de Cabassole, l'ancien
précepteur de la reine Jeanne, alors évêque de
Cavaillon, venait s'établir dans le château qui domine
la Sorgue, et cette intimité précieuse tempérait
son isolement. Mais si Pétrarque aima de
poésie le site de Vaucluse, et la nature en lui, ce ne fut
qu'après y avoir vécu, pensé, et peut-être
souffert d'amour. In aprico situ : l'épithète est moderne. C'est ce
charme d'âpreté brûlée, sculptural et
mélancolique, qui fait l'attrait du paysage. De la
vallée qui contourne les ruines épiscopales si
stériles, si hardies, si pittoresques, au dessus de la Sorgue
verte, le spectacle est d'ailleurs étrangement beau dans sa
sécheresse de pierre. Plus on approche de la Fontaine, dont le
haut rempart se dresse menaçant, plus la rivière semble
fraîchir. Son lit de mousse uniforme lui donne une apparence
d'émeraude liquide. « Je n ai vu cette couleur de source,
me dit quelqu'un, qu'aux Eaux douces d'Europe, devant Constantinople.
» Cigaliers et Félibres sont
attablés sur la plus verte rive de la Sorgue. Dans une
presqu'île entourée d'arbres frais, et parmi les eaux
jaillissantes Mistral préside, son grand feutre marron sur la
tête, dans un rayon de soleil. En face de lui, la gente reine
des Félibres, mademoiselle Roumanille, et à leurs
côtés la baronne de Pages, madame de Rute, mademoiselle
Rattazzi, mademoiselle Leroux, madame Mounet-Sully, etc. C'est la
fête des Félibresses. Après le banquet, Roumanille
récite avec cette diction tremblante qui fait pleurer, le plus
ancien de ses petits poèmes provençaux (1845) :
Dans un mas qui se cache au milieu
des pommiers, un beau matin, au temps de la moisson, je suis
né d'un jardinier et d'une jardinière, dans les jardins
de Saint-Rémy... Ces simples vers ont
décidé de la naissance du Félibrige. Saurait-on
rêver plus délicieuse et plus saine origine à une
oeuvre de peuple, qui a rendu à l'homme de la nature le culte
de ses traditions et l'usage de sa langue, instrument naturel
? Puis, comme on se rend à la
Fontaine, devant le gouffre béant, aujourd'hui silencieux,
d'où coule doucement la Sorgue, Mounet-Sully déclame,
dans le recueillement de tous, les Rêves ambitieux de Soulary : Ce chef-d'oeuvre, où le
Pétrarque français a mis son rêve de bonheur,
évoque bien la solitude du poète de Laure dans ce
vallon sauvage. Car, quelle que fût Laure, il est certain que
Pétrarque l'aima. A défaut du témoignage des
contemporains et des détails très précis de ses
Rime, ses lettres suffiraient à le prouver.
Il a moins voyagé pour s'instruire que pour fuir le constant
souci et le diviniser par l'absence. Peu à peu, sa peine lui
fut douce, et grâce à l'enchantement du rythme, elle
devint un glorieux souvenir. Car ce qu'aimait Pétrarque,
avant tout, c'est la gloire. Sur la côte génoise, la vue
d'un laurier l'émeut « comme une apparition de Laure
». En quoi il est le père des poètes modernes et
des plus opposés, de Ronsard et de Malherbe à
Lamartine, qui assure Elvire de l'immortalité, et à
Henri Heine, qui se rit en pleurant de ses peines d'amour. Cette
préoccupation de la gloire, à laquelle il a
consacré des méditations, des dialogues, des
poèmes, et qui la lui faisait désirer, jusqu'à
solliciter son triomphe au Capitole, est le premier symptôme de
la Renaissance. C'est pour se glorifier par eux et comme eux qu'on
retourne alors aux Anciens. L'humilité chrétienne,
l'austérité supérieure des cloîtres, la
barbarie des féodaux, ont assez pesé sur le monde.
L'homme a besoin de splendeur, le corps se dit l'égal de
l'âme, l'individu veut sa revanche. Vers cinq heures, en partant,
j'escalade un petit bois d'amandiers, pour me remplir les yeux du
paysage. Le rocher de la Fontaine, la muraille géante, est
d'or et gris de fer ; le château de Philippe de Cabassole,
pittoresque et hardi comme un burg du Rhin, mais aussi plein d'ardent
soleil que de mystérieuses ombres. Et tout autour, l'oasis
prolongée que fait la rive de la Sorgue, Vau-cluso... La rivière coule si vite que rien,
dit-on, n'a le temps de s'y rouiller, sur sa mousse verte,
incomparable... Ma place reprise dans notre landau, qui
se hâte vers Avignon, j'interroge Mounet-Sully sur son art. Ce
grand artiste croit beaucoup plus aux dons de nature,
développés selon l'idéal de chacun, qu'aux
enseignements des conservatoires. Néanmoins, que l'inspiration
soit soutenue de travail lent, d'approfondissement personnel. Le
ciselage est permanent chez le plus emporté
d'apparence. « Même dans Œdipe roi,
lui dis-je, où vous avez des élans, des cris,
tempérés il est vrai d'attitudes plastiques non
imprévues...? - Dans Œdipe roi,
je marche sur un pavé de mosaïque ! » Rien d'improvisé dans cet art,
si ce n'est la vie elle-même qu'on jette, mais
résolument, dans le moule plus ou moins d'abandon dans les
élévations, dans le lyrisme, mais tout est
médité de longue étude. Et pour joindre
l'exemple au précepte, Mounet-Sully me dit, mezza voce, Océano nox, ce chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvre d'Hugo,
à son gré. Il y est admirable, mais surtout personnel
dans les réticences passionnées de sa diction, alors
qu'il la modère fiévreusement, qu'il la dompte
magistralement, comme en des tenues d'orgues puissantes. Ces vers
pleins d'horizon prennent dans sa voix une ampleur sibylline qui vous
découvre chez Hugo la grandeur naïve, fatale, originelle,
d'un Hésiode ou d'un Eschyle. Ce disant, nous longeons la Durance,
rencontrée en un site vaste, magnifique, plein de lointains.
Tout en bancs de sable, en flots, son lit s'élargit entre deux
rives desséchées parfois, parfois verdoyantes,
ombragées de hauts arbres qu'on s'étonne à
trouver ici. Elle se jette dans le Rhône au-dessous d'Avignon.
« Au-dessous d'Avignon, a écrit Mistral, le Rhône
se presse pour embrasser plus tôt sa maîtresse
débraillée, la Durance. » C'est rendre d'un trait
pittoresque le cours morcelé de la tortueuse
rivière. Un beau soleil déclinant, qui
revêtait d'or le château des papes, accompagna notre
arrivée en Avignon. Chacun courait en débandade
à son hôtel et à la gare. Le maire, raimable
monsieur de Boisserin, nous y avait préparé un
dîner de gala. Au revoir, Avignon! S'il est un lieu au monde
où ron consentirait à vieillir, c'est ici. Autrefois,
du temps de ses papes, comme au xVIe siècle, du temps de La
Belaudière et de son université, comme aujourd'hui,
comme toujours, Avignon fut et sera la ville des poètes. Le
Félibrige l'a choisie pour y naître. Nous avons vu hier
qu'il avait bien placé son coeur. Le Provençal
exilé la revoit dans ses rêves, la belle cité
crénelée, rutilante d'or au mistral... Je me redis
souvent ces deux vers de La Belaudière : Paul
MARIÉTON, in la Terre provençale, journal de
route Alphonse Lemerre, Paris,
1890, IIème partie, V, pages 103-112. in
La gazette de
l'île Barbe
n° 21 Eté
1995