D'Avignon à Vaucluse

Mardi 14 août 1888

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Le 14 août 1888, Paul Mariéton (Lyon, 1862 - Nice, 1911), descendant des Teillard (6a,321 1), alors âgé de 26 ans, a fait en voiture hippomobile un pèlerinage en l'honneur de Pétrarque, dans le cadre d'une félibrée, d'Avignon à la fontaine de Vaucluse.

  

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Après la soirée d'hier, vraie féérie d'histoire et de poésie - tout l'Avignon des papes ressuscitant pour les Félibres, dans une apothéose -, on ne peut que se lever tard. Quand je descends dans la cour du vieil hôtel, j'entends sonner neuf heures à tous les clochers d'Avignon. Les voitures de la municipalité sont à mi-chemin de Vaucluse. Mais tout le monde est-il parti ? Il reste du moins encore les quatre fils Aymon, puisque voici leur landau qui attend, et Sarcey lui-même, qui complimente Paul Mounet sur la belle façon dont il a dit Waterloo, à l'hôtel de ville :

Et leur âme chantait dans les clairons d'airain !

Et le critique nous gratifie de quelques intonations correctives... Voici les quatre fils Aymon partis. Un panier à deux chevaux est vite trouvé, où les Mounet m'accordent une place. Et fouette cocher, à la Fontaine !

Le temps est beau, si j'en crois Sarcey, qui là-bas s'éponge, s'éponge. Mais un tendelet prudent nous tamise le hâle, et c'est merveille de gravir ainsi, au pas ralenti des chevaux, la côte de Gadagne, par le grand soleil épandu sur la plaine. La belle étendue ! et qui fait battre un coeur provençal : tout le pays d'Avignon, jusqu'aux Alpilles ! Au fond, à l'occident, c'est la Montagnette de Tarascon, qui défend de la brise du Rhône un pays déjà balayé par le mistral. Et dans cette plaine d'Avignon, que d'accidents de nature et d'histoire, qui accrochent le regard, çà et là ! Ces deux tours, comme des cornes, à mi-chemin d'Avignon et de Saint-Rémy, c'est Châteaurenard. De ce repaire féodal où Mistral fait vivre le baron Pons, dans Nerto, partait un souterrain légendaire qui aboutissait, après dix kilomètres, à la forteresse des papes. Et nous revoyions, mes compagnons et moi, la fuite éperdue de la petite Nerte vendue au diable par son père, dans ce noir souterrain ; son apparition lumineuse dans la cour du palais, au beau milieu du corps de garde ; l'éblouissement de Rodrigue de Lune, le beau neveu du pape...

« Figurez-vous, mesdames, l'intrigue, quand messire Rodrigue dans ses bras vit tomber ce joli tendron effaré comme un rouge-gorge ! "Pour vous servir, mademoiselle, dit-il, je prendrai des ailes, s'il faut : parlez, que désirez-vous ? Je suis prêt à vous obéir..." »

Charmé déjà, Rodrigue conduit Nerte par les labyrinthes du palais gigantesque et, chemin faisant, apprend d'elle ce qui l'amène vers le pape.

« "Moi, pour vous sauver de l'ennemi, je vois un merveilleux remède : l'amour.

« - Et qu'est-ce que l'amour ? dit-elle. Il n'est bruit que de lui dans les chansons et les nouvelles... Mais qui peut dire où il se trouve ?

« - Je pourrai, peut-être, vous y conduire, repartit Rodrigue enflammé. Le sentier des amourettes, plein d'ombres claires et de fleurs, est le chemin du paradis.

« - Pourtant, monsieur, répondit Nerte, la sainte Église nous enseigne que le sentier du paradis est plein de pierres et d'épines.

« - L'amour est un bouquet au sein, fit Rodrigue ; c'est une coupe d'hypocras pur et de délices !" »

Et, de plus en plus amoureux :

« "L'amour est un jet de soleil dans lequel, enivrées, deux âmes s'élancent jusqu'à la pleine lumière et se confondent inséparablement ; enfin, c'est une bouche de feu qui, haletante, ne trouve nulle part de quoi boire, en disant "J'expire !" sinon sur une bouche soeur !"

« Mais, à l'instant où se penchait le galantin, pour embrasser, dans son délire, l'ingénue, haut sur le mur leur apparaît, les bras ouverts, un crucifix échevelé par la douleur, avec deux clefs attachées en sautoir au-dessous d'une tiare sculptée.

« Nerte fit un signe de croix et, se tournant vers l'amoureux : "Beau chevalier, votre devis ne s'accorde guère, dit-elle, avec le Breviàri d'amor ; car, dans ces pages d'or, il me semble avoir lu que l'amour doit être pur comme un paradis terrestre..." » (Mistral, Nerto, chant II.)

Nous voici en plaine ; le soleil donne, radieux, sur les champs roux, peuplés d'amandiers grêles, d'un vert subtil, et d'oliviers lunaires. Comme la route est longue encore, et chaude, et monotone, nous nous réfugions dans l'antre frais de Poésie, ainsi qu'eût dit Pétrarque. Une heure a passé, et nous sommes à L'Isle-sur-Sorgue. La Venise provençale, dit-on : une ville de Hollande plutôt, un jour d'été. Amsterdam et Venise, ne sont-ce pas les deux patries des grands coloristes...! C'est pourquoi l'intérêt du paysage me semble croître à L'Isle. La Sorgue la traverse de canaux larges, d'une limpidité de source, et dont la vue seule rafraîchit le visage. Elle est ombragée d'immenses platanes, et accidentée çà et là de moulins lentement émus par son cours. On y pêche de sa fenêtre, suivant une légende qui veut que, dans ces eaux, la truite et l'écrevisse abondent...

Nous n'avons que le temps de rejoindre à Vaucluse les Cigaliers. A peine au sortir de L'Isle, nous revoilà dans la grande lumière. Le Ventoux semble tout proche, d'un rose neigeux au soleil. Il arrondit au nord son dos énorme, mais on comprend d'ici comment il se rattache à la chaîne de Luberon, qui s'assombrit vers l'orient. Le Ventoux est un peu le mont sacré de cette région. Depuis quatre ou cinq siècles, il exerce un puissant prestige sur l'imagination provençale. Le Moyen Âge, à vrai dire, semble ne pas l'avoir aperçu. On doit à Pétrarque sa découverte, le premier hymne à sa louange. Car cet homme me paraît avoir été en toutes choses l'initiateur de l'esprit moderne. À la fois le plus grand poète, et le Littré du savoir de son temps, philosophe, archéologue, géographe, philologue aussi, le père de la Renaissance eut en partage cette universalité des dons que son successeur le plus direct, Erasme, ne devait posséder qu'imparfaite, et qu'allait retrouver Voltaire. Voltaire et lui, pour la postérité, ont incarné leur siècle ; tous deux aussi, hommes de lettres s'il en fut jamais, sont les plus hauts exemples de cette vérité, que la Nature est la sauvegarde de l'Art, et réciproquement. Que lisons-nous de leurs innombrables volumes d'oeuvres ? Celles précisément sur lesquelles ils comptaient le moins : les sonnets italiens de Pétrarque -qui rédigeait en latin tous ses livres -; les petits vers de Voltaire et sa correspondance.

Pétrarque fit donc le premier l'ascension du Ventoux, pour la seule beauté du paysage. Il raconte qu'un vieux berger l'en détournait. Mais il n'eut pas même à remonter le courage de son jeune frère qui l'avait suivi. Ils ne se déclarèrent satisfaits qu'arrivés tout en haut, quand ils se virent, par-dessus les nuages, dominant un vaste horizon, un des plus beaux qui soient au monde. Là, Pétrarque déclare avoir éprouvé le sentiment le plus profond, le plus mélancolique. Toute sa vie passée lui venait à l'esprit. Son regard se tourna longtemps du côté des Alpes, vers l'Italie abandonnée. Puis, songeant à sa vie, il soupira et lut à son frère un passage des Confessions de saint Augustin : Sur le malheureux oubli de soi-même dans la contemplation de la Nature. Et il garda le silence jusqu'à la fin du jour.

Nous étions en face de la montagne de Vaucluse, longue muraille blanche, reflétée d'argent au soleil. Nous fixions au loin la brèche assombrie, au pied de laquelle sourd la Fontaine. Arrivés là, on s'engage dans la vallée qui contourne la Sorgue pour aboutir au rocher fameux. Le paysage grandiose était aride et aveuglant. Et je songeai que Pétrarque, tout précurseur qu'il fût, n'avait eu que l'intuition du sentiment de la nature. A son retour du mont Ventoux, quelque grande impression qu'il dise avoir ressentie, aucune description ne nous en fait part, mais tout au plus la nomenclature des principaux lieux disséminés dans la plaine. À Vaucluse, est-ce la nature, sa beauté, son charme âpre et ensorceleur qui l'avaient attiré ? J'en doute. A peine était-on assez avancé de son temps, dans le sens de la nature, pour la goûter riante, fraîche et cultivée. Ce que Pétrarque aimait dans Vaucluse, c'était la solitude. Quelquefois, son ami, le cardinal Philippe de Cabassole, l'ancien précepteur de la reine Jeanne, alors évêque de Cavaillon, venait s'établir dans le château qui domine la Sorgue, et cette intimité précieuse tempérait son isolement.

Mais si Pétrarque aima de poésie le site de Vaucluse, et la nature en lui, ce ne fut qu'après y avoir vécu, pensé, et peut-être souffert d'amour.

Valle locus clausa toto mihi nullus in orbe
Gratior, et studiis aptior ora meis.
Valle puer clausa fueram juvenemque reversum
Fovit in aprico vallis amaena situ...

In aprico situ : l'épithète est moderne. C'est ce charme d'âpreté brûlée, sculptural et mélancolique, qui fait l'attrait du paysage. De la vallée qui contourne les ruines épiscopales si stériles, si hardies, si pittoresques, au dessus de la Sorgue verte, le spectacle est d'ailleurs étrangement beau dans sa sécheresse de pierre. Plus on approche de la Fontaine, dont le haut rempart se dresse menaçant, plus la rivière semble fraîchir. Son lit de mousse uniforme lui donne une apparence d'émeraude liquide. « Je n ai vu cette couleur de source, me dit quelqu'un, qu'aux Eaux douces d'Europe, devant Constantinople. »

Cigaliers et Félibres sont attablés sur la plus verte rive de la Sorgue. Dans une presqu'île entourée d'arbres frais, et parmi les eaux jaillissantes Mistral préside, son grand feutre marron sur la tête, dans un rayon de soleil. En face de lui, la gente reine des Félibres, mademoiselle Roumanille, et à leurs côtés la baronne de Pages, madame de Rute, mademoiselle Rattazzi, mademoiselle Leroux, madame Mounet-Sully, etc. C'est la fête des Félibresses.

Après le banquet, Roumanille récite avec cette diction tremblante qui fait pleurer, le plus ancien de ses petits poèmes provençaux (1845) :

Dans un mas qui se cache au milieu des pommiers, un beau matin, au temps de la moisson, je suis né d'un jardinier et d'une jardinière, dans les jardins de Saint-Rémy...

Ces simples vers ont décidé de la naissance du Félibrige. Saurait-on rêver plus délicieuse et plus saine origine à une oeuvre de peuple, qui a rendu à l'homme de la nature le culte de ses traditions et l'usage de sa langue, instrument naturel ?

Puis, comme on se rend à la Fontaine, devant le gouffre béant, aujourd'hui silencieux, d'où coule doucement la Sorgue, Mounet-Sully déclame, dans le recueillement de tous, les Rêves ambitieux de Soulary :

Si j'avais un arpent de sol, mont, val ou plaine...
Aussi loin que ton ombre ira sur le gazon,
Aussi loin je m'en vais tracer mon horizon :
Tout bonheur que la main n'atteint pas, n'est qu'un rêve.

Ce chef-d'oeuvre, où le Pétrarque français a mis son rêve de bonheur, évoque bien la solitude du poète de Laure dans ce vallon sauvage. Car, quelle que fût Laure, il est certain que Pétrarque l'aima. A défaut du témoignage des contemporains et des détails très précis de ses Rime, ses lettres suffiraient à le prouver. Il a moins voyagé pour s'instruire que pour fuir le constant souci et le diviniser par l'absence. Peu à peu, sa peine lui fut douce, et grâce à l'enchantement du rythme, elle devint un glorieux souvenir.

Car ce qu'aimait Pétrarque, avant tout, c'est la gloire. Sur la côte génoise, la vue d'un laurier l'émeut « comme une apparition de Laure ». En quoi il est le père des poètes modernes et des plus opposés, de Ronsard et de Malherbe à Lamartine, qui assure Elvire de l'immortalité, et à Henri Heine, qui se rit en pleurant de ses peines d'amour. Cette préoccupation de la gloire, à laquelle il a consacré des méditations, des dialogues, des poèmes, et qui la lui faisait désirer, jusqu'à solliciter son triomphe au Capitole, est le premier symptôme de la Renaissance. C'est pour se glorifier par eux et comme eux qu'on retourne alors aux Anciens. L'humilité chrétienne, l'austérité supérieure des cloîtres, la barbarie des féodaux, ont assez pesé sur le monde. L'homme a besoin de splendeur, le corps se dit l'égal de l'âme, l'individu veut sa revanche.

Vers cinq heures, en partant, j'escalade un petit bois d'amandiers, pour me remplir les yeux du paysage. Le rocher de la Fontaine, la muraille géante, est d'or et gris de fer ; le château de Philippe de Cabassole, pittoresque et hardi comme un burg du Rhin, mais aussi plein d'ardent soleil que de mystérieuses ombres. Et tout autour, l'oasis prolongée que fait la rive de la Sorgue, Vau-cluso... La rivière coule si vite que rien, dit-on, n'a le temps de s'y rouiller, sur sa mousse verte, incomparable...

Ma place reprise dans notre landau, qui se hâte vers Avignon, j'interroge Mounet-Sully sur son art. Ce grand artiste croit beaucoup plus aux dons de nature, développés selon l'idéal de chacun, qu'aux enseignements des conservatoires. Néanmoins, que l'inspiration soit soutenue de travail lent, d'approfondissement personnel. Le ciselage est permanent chez le plus emporté d'apparence.

« Même dans Œdipe roi, lui dis-je, où vous avez des élans, des cris, tempérés il est vrai d'attitudes plastiques non imprévues...?

- Dans Œdipe roi, je marche sur un pavé de mosaïque ! »

Rien d'improvisé dans cet art, si ce n'est la vie elle-même qu'on jette, mais résolument, dans le moule plus ou moins d'abandon dans les élévations, dans le lyrisme, mais tout est médité de longue étude. Et pour joindre l'exemple au précepte, Mounet-Sully me dit, mezza voce, Océano nox, ce chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvre d'Hugo, à son gré. Il y est admirable, mais surtout personnel dans les réticences passionnées de sa diction, alors qu'il la modère fiévreusement, qu'il la dompte magistralement, comme en des tenues d'orgues puissantes. Ces vers pleins d'horizon prennent dans sa voix une ampleur sibylline qui vous découvre chez Hugo la grandeur naïve, fatale, originelle, d'un Hésiode ou d'un Eschyle.

Ce disant, nous longeons la Durance, rencontrée en un site vaste, magnifique, plein de lointains. Tout en bancs de sable, en flots, son lit s'élargit entre deux rives desséchées parfois, parfois verdoyantes, ombragées de hauts arbres qu'on s'étonne à trouver ici. Elle se jette dans le Rhône au-dessous d'Avignon. « Au-dessous d'Avignon, a écrit Mistral, le Rhône se presse pour embrasser plus tôt sa maîtresse débraillée, la Durance. » C'est rendre d'un trait pittoresque le cours morcelé de la tortueuse rivière.

Un beau soleil déclinant, qui revêtait d'or le château des papes, accompagna notre arrivée en Avignon. Chacun courait en débandade à son hôtel et à la gare. Le maire, raimable monsieur de Boisserin, nous y avait préparé un dîner de gala. Au revoir, Avignon! S'il est un lieu au monde où ron consentirait à vieillir, c'est ici. Autrefois, du temps de ses papes, comme au xVIe siècle, du temps de La Belaudière et de son université, comme aujourd'hui, comme toujours, Avignon fut et sera la ville des poètes. Le Félibrige l'a choisie pour y naître. Nous avons vu hier qu'il avait bien placé son coeur. Le Provençal exilé la revoit dans ses rêves, la belle cité crénelée, rutilante d'or au mistral... Je me redis souvent ces deux vers de La Belaudière :

Non si passo lou jour que n'ague souvenènço
De tant de bons ami que soun dins Avignoun.

Paul MARIÉTON,

in la Terre provençale, journal de route

Alphonse Lemerre, Paris, 1890,

IIème partie, V, pages 103-112.

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in La gazette de l'île Barbe n° 21

Eté 1995

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