A peine arrivés à Split
et recus par la Caritas,
nous sommes priés de venir inaugurer une exposition de photos
: première rencentre avec les méfaits de la guerre :
hordes de réfugiés hagards, batiments détruits,
gens déplacés. Le mardi, nous prenons la route de
bonne heure pour les enclaves croates de Bosnie. La grand-route
étant contrôlée par les Serbes, nous prenons une
route ouverte à travers la montagne sur une quarantaine de
kilomètres : minarets et clochers se succèdent et nous
font prendre conscience de l'enchevêtrement des populations
musulmanes et croates. Notre chauffeur nous raconte que sa
mère, qui vivait dans le nord de la Bosnie, veuve d'un
officier, a été chassée il y a deux ans par les
Serbes, qui ne lui ont pas laissé le temps de prendre quoi que
ce soit. Elle a trouvé asile chez ses enfants, et une famille
serbe a été amenée de force dans sa maison. Ne
voulant pas vivre sur cette terre inconnue, ils sont repartis, alors
une deuxième famille y a été amenée, puis
une troisième ! La caractéristique de cette
région est la dissémination de l'habitat : de petites
maisons presque toutes semblables et de construction assez
récente. En arrivant à Gorny-Vakuf nous
découvrons un village très abîmé :
nombreuses maisons brûlées, impacts de balles sur
presque toutes, église au clocher endommagé. Le village
a été partagé entre Croates et musulmans.
Ceux-ci ont refusé de nous laisser entrer dans une
église totalement détruite qui est dans la partie
musulmane. Toutes les usines sont fermées. Les responsables
locaux voudraient voir revenir la population, qui a fui. Dans la
cure, il y a plusieurs prêtres : des curés qui n'ont
plus ni paroisse ni paroissiens. Nous réussissons à
avoir un entretien avec le représentant de «
Mehamed », la Caritas
musulmane : chacun voudrait travailler en coopération, mais
l'entretien a eu lieu en lieu sur : dans un centre de la Force de
protection des Nations unies (FORPRONU>. Pour atteindre l'enclave de Travnik,
nous devons traverser des montagnes tenues par les musulmans. Nous
nous faisons escorter par une voiture de policiers musulmans et par
un char de la FORPRONU. C'est plutôt rassurant, mais lorsque
nous atteignons Rankovici, la tension étant tombée et
l'enclave n'ayant pas trop souffert de la guerre, nous avons
l'impression d'arriver au paradis !!! Réception chaleureuse et
repas copieux, mais on nous rappelle que 85 % de la population de
toute la Bosnie est dépendante de l'aide huinanitaire. On nous
parle beaucoup de moudjahidins venant de pays étrangers, musulmans
fondamentalistes qui agressent les Croates, particulièrement
dans leurs symboles religieux : églises, croix, couvents,
etc., ouvrant des écoles coraniques, entraînant les
jeunes gens à l'intégrisme, n'hésitant pas
à user de sévices sur des Croates pour les faire
abjurer. Mercredi, en nous levant, nous
entendons le canon et les sirènes donnant l'alerte dans le
lointain. Nous partons visiter l'enclave de Varès. Nous
passons par la ville de Visoko, qui a connu de violents combats avec
les Serbes : beaucoup de maisons détruites ; toutes conservent
des dizaines d'impacts de balles, et beauceup conservent des
barricades de troncs de bois devant leurs fenêtres pour se
protéger de balles éventuelles. Nous allons voir la
police musulmane pour lui demander de nous escorter jusqu'au bout de
la route, où nous partons voir un village qui a
été récemment vidé de ses habitants et
détruit : Borovica. Tandis que nous attendons le chef de la
police, nous rencontrons deux officiers français de la
FORPRONU et une femme musulmane qui leur sert d'interprète
depuis sept mois. Son mari a été arrêté il
y a deux ans par les Serbes et elle n'a jamais pu en avoir de
nouvelles. Elle pense qu'il a été tué. Ses deux
enfants sont en Franoe. Cette femme, qui a toujours vécu
à Sarajevo, est très optimiste pour l'avenir,
persuadée que l'intégrisme musulman ne peut avoir de
prise sur ses corréligionnaires. On arrive à Varès,
d'où 70 % des Croates ont été chassés.
Les mines et les usines sont toutes fermées. Le curé de
la ville, un prêtre franciscain, monte dans la voiture de
police musulmane pour leur montrer le chemin, ce qui semble en
étonner plus d'un sur la route ! Après 15 km d'une
route non goudronnée, nous découvrons un paysage de
moyenne montagne magnifique ! Mais en nous approchant du village,
nous ne voyons que des ruines... Ici, les habitants ont
été chassés le vendredi saint de cette
année. Les vieux qui ne voulaient pas partir ont
été abattus sur place, puis toutes les maisons ont
été pillées et incendiées.
L'église a été entièrement
démolie. Pas une seule maison, pas un seul bâtiment
n'est resté debout. Dans l'église, j'ai
découvert une petite bassine en cuivre qui servait aux
baptêmes. Le curé l'a prise pour la mettre dans un
musée à Split. Seuls êtres vivants : une famille
d'ânes à l'abri dans un garage dévasté...
et une maison habitée, avec quelques vaches. Les policiers ont
vérifié qu'ils étaient en règle : des
musulmans qui avaient obtenu l'autorisation de l'habiter en versant
une modeste somme à l'Etat ! Au retour, nous faisons un
détour par Kakanj pour voir un prêtre
particulièrement isolé (pas de téléphone
ni aucun moyen de communiquer), puis par un couvent de franciscains
à Sutjeska, où se trouve un curé qui a fui son
village avec ses paroissiens et venait passer là quelques
jours. Jeudi, nous visitons Novi-Travnik,
ville scindée en deux : un maire musulman, un maire croate. Le
centre-ville est totalement détruit. Le maire nous montre un
grand hôtel qui a servi de bastion de défense et a
été très bombardé. Il voudrait pouvoir le
remettre en état pour y faire revenir ceux qui ont
été chassés. Ensuite, visite de l'hôpital
ou plutôt du dispensaire : cinq médecins
généralistes reçoivent les malades, sans un seul
thermomètre, et se partageant le seul stéthoscope et le
seul tensiomètre qu'ils possèdent. Devant
l'école, des enfants prennent l'air : les enfants du primaire
ont été mis en vacances pour laisser la place à
ceux du secondaire, dans ce qu'il reste de l'école.
Ensuite, nous découvrons
Travnik, ville à majorité musulmane. Les gens nous
montrent ostensiblement leur hostilité. Nous arrivons à
l'église et un jeune prêtre nous reçoit. Le
curé de oette paroisse a été chassé en
juin 1993 avec 90 % de ses 30.000 paroissiens. Ce jeune prêtre
a accepté de le remplaoer, sur la demande de son
évêque, auprès des 2.500 à 3.000
paroissiens qui sont restés. Il est fier de nous dire que la
messe a toujours été dite avec des paroissiens
présents, quelle qu'ait été la situation. Il se
montre amer envers les organisations non gouvernementales (ONG), qui
déversent leur chargement chez les musulmans, pensant qu'ils
partageront, ce qu'ils ne font plus. Au moment des adieux, nous
entendons un obus tomber sur la ville. Ses deux derniers mots sont :
« Partez ! Partez !
» Nous étions
pourtant les premiers visiteurs depuis un mois... Nous quittons la
ville à vive allure au son des sirènes et en voyant la
ville se vider de sa population en quelques minutes. Nova-Bela n'est
qu'à quelques kilomètres vite parcourus. Dans
l'église et les locaux paroissiaux est installé un
hôpital : le seul de la région à posséder
un service de chirurgie, une maternité. Mais les moyens sont
plus que précaires : un autoclave qui marche au bois, un
appareil à distiller l'eau. Depuis un an, le chirurgien a fait
930 opérations sous anesthésie générale
et 2.042 sous anesthésie locale, 1.200 perfusions, sans aucun
spécialiste. L'église abrite quatre-vingts
blessés ; un coin fermé par une bâche les
sépare des malades atteints du typhus. L'ex-presbytère
abrite le service de maternité et gynécologie. Les
jeunes femmes rentrent chez elles trois heures après avoir
accouché pour éviter les infections. Le
gynécologue a trouvé plusieurs fois des
stérilets chez des femmes qui en ignoraient la
présence. Par qui ont-ils été posés
? Nous nous arrêtons à
Kiseljak, autre enclave croate, où se trouve un gros
dépôt de Caritas.
Nous rencontrons le directeur de la Croix-Rouge locale, qui dit les
besoins prioritaires de cette population : des semences de blé
d'hiver, et des graines de légumes. Pour partir, nous empruntons une route
non goudronnée en pleine montagne, par laquelle passent tous
les convois d'aide humanitaire (il y a plus de cent ONG qui agissent
dans le pays) et tous les véhicules de la FORPRONU. Les
doublements sont souvent épiques et demandent du temps et de
la précision de la part du chauffeur. Près de Mostar : barrage de la
police musulmane. Après vérification des papiers, un
policier dit au chauffeur : « Enlevez-moi votre plaque
d'immatriculation, je ne veux pas voir cela », montrant l'écusson croate qui orne
toutes les plaques posées dans cette région. Le
chauffeur s'exécute calmement. Cinq cents mètres plus
loin, barrage de la police croate : « où est votre plaque
d'immatriculation ? » Il
leur montre. Cinq cents mètres plus loin, barrage de la
FORPRONU: « Mettez-vous sur
le côté et replacez votre plaque d'inrmatriculation !
» Quelle patience il faut
avoir ! On domine la ville de Mostar et l'on
peut voir les destructions... Mais la voiture continue son chemin et
on s'étonne de ne pas s'arrêter à Mostar.
Finalement, plusieurs kilomètres plus loin, la voiture
emprunte une route ouverte récemment à flan de montagne
parce que la route directe est coupée. Mostar signifie « Vieux Pont », mais le vieux pont a été
détruit... L'évêque de Mostar, monseigneur Ratko
Peric, nous dit que sur son diocèse, vingt-cinq paroisses ont
été y entièrement détruites, ainsi que
quarante-cinq couvents, l'évêché, la
cathédrale du XIIème siècle, et l'église des
franciscains, qui a brûlé. Les curés n'obtiennent
l'autorisation d'aller visiter ni leur église détruite
ni les quelques paroissiens qui sont restés sur place.
Cependant, monseigneur Peric dit que l'imam vient chez lui pour
fêter Noël et lui va chez l'imam pour fêter la fin
du ramadan. Il nous dit qu'en Bosnie, selon les endroits, il y a
trois types de relations entre musulmans et Croates : Puis il a ajouté une phrase
très forte : « Nous
n'avons pas besoin de votre pain si on doit vivre ici en esclaves
», explicitant
: « Je vous sers un repas
normal [copieux même
!] mais je ne peux pas traverser
la rue pour me promener dans mon diocèse... »
Ensuite, retour rapide sur Split,
où monseigneur Favreau était attendu par
l'évêque. Odile
JAILLARD in
La gazette de
l'île Barbe
n° 18 Automne
1994
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