Trois jours en Bosnie centrale  

28-3O juin 1994

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Odile Jaillard nous adresse ce compte rendu d'un voyage en Yougoslavie d'une délégation du Secours catholique des Hauts-de-Seine conduite par monseigneur François Favreou, évêque de Nanterre.

 


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A peine arrivés à Split et recus par la Caritas, nous sommes priés de venir inaugurer une exposition de photos : première rencentre avec les méfaits de la guerre : hordes de réfugiés hagards, batiments détruits, gens déplacés.

Mardi 28juin 1994

Le mardi, nous prenons la route de bonne heure pour les enclaves croates de Bosnie. La grand-route étant contrôlée par les Serbes, nous prenons une route ouverte à travers la montagne sur une quarantaine de kilomètres : minarets et clochers se succèdent et nous font prendre conscience de l'enchevêtrement des populations musulmanes et croates.

Notre chauffeur nous raconte que sa mère, qui vivait dans le nord de la Bosnie, veuve d'un officier, a été chassée il y a deux ans par les Serbes, qui ne lui ont pas laissé le temps de prendre quoi que ce soit. Elle a trouvé asile chez ses enfants, et une famille serbe a été amenée de force dans sa maison. Ne voulant pas vivre sur cette terre inconnue, ils sont repartis, alors une deuxième famille y a été amenée, puis une troisième !

La caractéristique de cette région est la dissémination de l'habitat : de petites maisons presque toutes semblables et de construction assez récente.

En arrivant à Gorny-Vakuf nous découvrons un village très abîmé : nombreuses maisons brûlées, impacts de balles sur presque toutes, église au clocher endommagé. Le village a été partagé entre Croates et musulmans. Ceux-ci ont refusé de nous laisser entrer dans une église totalement détruite qui est dans la partie musulmane. Toutes les usines sont fermées. Les responsables locaux voudraient voir revenir la population, qui a fui. Dans la cure, il y a plusieurs prêtres : des curés qui n'ont plus ni paroisse ni paroissiens. Nous réussissons à avoir un entretien avec le représentant de « Mehamed », la Caritas musulmane : chacun voudrait travailler en coopération, mais l'entretien a eu lieu en lieu sur : dans un centre de la Force de protection des Nations unies (FORPRONU>.

Pour atteindre l'enclave de Travnik, nous devons traverser des montagnes tenues par les musulmans. Nous nous faisons escorter par une voiture de policiers musulmans et par un char de la FORPRONU. C'est plutôt rassurant, mais lorsque nous atteignons Rankovici, la tension étant tombée et l'enclave n'ayant pas trop souffert de la guerre, nous avons l'impression d'arriver au paradis !!! Réception chaleureuse et repas copieux, mais on nous rappelle que 85 % de la population de toute la Bosnie est dépendante de l'aide huinanitaire. On nous parle beaucoup de moudjahidins venant de pays étrangers, musulmans fondamentalistes qui agressent les Croates, particulièrement dans leurs symboles religieux : églises, croix, couvents, etc., ouvrant des écoles coraniques, entraînant les jeunes gens à l'intégrisme, n'hésitant pas à user de sévices sur des Croates pour les faire abjurer.

Mercredi 29juin 1994

Mercredi, en nous levant, nous entendons le canon et les sirènes donnant l'alerte dans le lointain. Nous partons visiter l'enclave de Varès. Nous passons par la ville de Visoko, qui a connu de violents combats avec les Serbes : beaucoup de maisons détruites ; toutes conservent des dizaines d'impacts de balles, et beauceup conservent des barricades de troncs de bois devant leurs fenêtres pour se protéger de balles éventuelles. Nous allons voir la police musulmane pour lui demander de nous escorter jusqu'au bout de la route, où nous partons voir un village qui a été récemment vidé de ses habitants et détruit : Borovica.

Tandis que nous attendons le chef de la police, nous rencontrons deux officiers français de la FORPRONU et une femme musulmane qui leur sert d'interprète depuis sept mois. Son mari a été arrêté il y a deux ans par les Serbes et elle n'a jamais pu en avoir de nouvelles. Elle pense qu'il a été tué. Ses deux enfants sont en Franoe. Cette femme, qui a toujours vécu à Sarajevo, est très optimiste pour l'avenir, persuadée que l'intégrisme musulman ne peut avoir de prise sur ses corréligionnaires.

On arrive à Varès, d'où 70 % des Croates ont été chassés. Les mines et les usines sont toutes fermées. Le curé de la ville, un prêtre franciscain, monte dans la voiture de police musulmane pour leur montrer le chemin, ce qui semble en étonner plus d'un sur la route ! Après 15 km d'une route non goudronnée, nous découvrons un paysage de moyenne montagne magnifique ! Mais en nous approchant du village, nous ne voyons que des ruines... Ici, les habitants ont été chassés le vendredi saint de cette année. Les vieux qui ne voulaient pas partir ont été abattus sur place, puis toutes les maisons ont été pillées et incendiées. L'église a été entièrement démolie. Pas une seule maison, pas un seul bâtiment n'est resté debout. Dans l'église, j'ai découvert une petite bassine en cuivre qui servait aux baptêmes. Le curé l'a prise pour la mettre dans un musée à Split.

Seuls êtres vivants : une famille d'ânes à l'abri dans un garage dévasté... et une maison habitée, avec quelques vaches. Les policiers ont vérifié qu'ils étaient en règle : des musulmans qui avaient obtenu l'autorisation de l'habiter en versant une modeste somme à l'Etat !

Au retour, nous faisons un détour par Kakanj pour voir un prêtre particulièrement isolé (pas de téléphone ni aucun moyen de communiquer), puis par un couvent de franciscains à Sutjeska, où se trouve un curé qui a fui son village avec ses paroissiens et venait passer là quelques jours.

Jeudi 30juin 1994

Jeudi, nous visitons Novi-Travnik, ville scindée en deux : un maire musulman, un maire croate. Le centre-ville est totalement détruit. Le maire nous montre un grand hôtel qui a servi de bastion de défense et a été très bombardé. Il voudrait pouvoir le remettre en état pour y faire revenir ceux qui ont été chassés. Ensuite, visite de l'hôpital ou plutôt du dispensaire : cinq médecins généralistes reçoivent les malades, sans un seul thermomètre, et se partageant le seul stéthoscope et le seul tensiomètre qu'ils possèdent. Devant l'école, des enfants prennent l'air : les enfants du primaire ont été mis en vacances pour laisser la place à ceux du secondaire, dans ce qu'il reste de l'école.

Ensuite, nous découvrons Travnik, ville à majorité musulmane. Les gens nous montrent ostensiblement leur hostilité. Nous arrivons à l'église et un jeune prêtre nous reçoit. Le curé de oette paroisse a été chassé en juin 1993 avec 90 % de ses 30.000 paroissiens. Ce jeune prêtre a accepté de le remplaoer, sur la demande de son évêque, auprès des 2.500 à 3.000 paroissiens qui sont restés. Il est fier de nous dire que la messe a toujours été dite avec des paroissiens présents, quelle qu'ait été la situation. Il se montre amer envers les organisations non gouvernementales (ONG), qui déversent leur chargement chez les musulmans, pensant qu'ils partageront, ce qu'ils ne font plus. Au moment des adieux, nous entendons un obus tomber sur la ville. Ses deux derniers mots sont : « Partez ! Partez ! » Nous étions pourtant les premiers visiteurs depuis un mois... Nous quittons la ville à vive allure au son des sirènes et en voyant la ville se vider de sa population en quelques minutes. Nova-Bela n'est qu'à quelques kilomètres vite parcourus. Dans l'église et les locaux paroissiaux est installé un hôpital : le seul de la région à posséder un service de chirurgie, une maternité. Mais les moyens sont plus que précaires : un autoclave qui marche au bois, un appareil à distiller l'eau. Depuis un an, le chirurgien a fait 930 opérations sous anesthésie générale et 2.042 sous anesthésie locale, 1.200 perfusions, sans aucun spécialiste. L'église abrite quatre-vingts blessés ; un coin fermé par une bâche les sépare des malades atteints du typhus. L'ex-presbytère abrite le service de maternité et gynécologie. Les jeunes femmes rentrent chez elles trois heures après avoir accouché pour éviter les infections. Le gynécologue a trouvé plusieurs fois des stérilets chez des femmes qui en ignoraient la présence. Par qui ont-ils été posés ?

Nous nous arrêtons à Kiseljak, autre enclave croate, où se trouve un gros dépôt de Caritas. Nous rencontrons le directeur de la Croix-Rouge locale, qui dit les besoins prioritaires de cette population : des semences de blé d'hiver, et des graines de légumes.

Pour partir, nous empruntons une route non goudronnée en pleine montagne, par laquelle passent tous les convois d'aide humanitaire (il y a plus de cent ONG qui agissent dans le pays) et tous les véhicules de la FORPRONU. Les doublements sont souvent épiques et demandent du temps et de la précision de la part du chauffeur.

Près de Mostar : barrage de la police musulmane. Après vérification des papiers, un policier dit au chauffeur : « Enlevez-moi votre plaque d'immatriculation, je ne veux pas voir cela », montrant l'écusson croate qui orne toutes les plaques posées dans cette région. Le chauffeur s'exécute calmement. Cinq cents mètres plus loin, barrage de la police croate : « où est votre plaque d'immatriculation ? » Il leur montre. Cinq cents mètres plus loin, barrage de la FORPRONU: « Mettez-vous sur le côté et replacez votre plaque d'inrmatriculation ! » Quelle patience il faut avoir !

On domine la ville de Mostar et l'on peut voir les destructions... Mais la voiture continue son chemin et on s'étonne de ne pas s'arrêter à Mostar. Finalement, plusieurs kilomètres plus loin, la voiture emprunte une route ouverte récemment à flan de montagne parce que la route directe est coupée.

Mostar signifie « Vieux Pont », mais le vieux pont a été détruit... L'évêque de Mostar, monseigneur Ratko Peric, nous dit que sur son diocèse, vingt-cinq paroisses ont été y entièrement détruites, ainsi que quarante-cinq couvents, l'évêché, la cathédrale du XIIème siècle, et l'église des franciscains, qui a brûlé. Les curés n'obtiennent l'autorisation d'aller visiter ni leur église détruite ni les quelques paroissiens qui sont restés sur place. Cependant, monseigneur Peric dit que l'imam vient chez lui pour fêter Noël et lui va chez l'imam pour fêter la fin du ramadan. Il nous dit qu'en Bosnie, selon les endroits, il y a trois types de relations entre musulmans et Croates :

  1. Elles restent aussi bonnes qu'avant-guerre et soldats croates et musulmans restent unis contre les Serbes ;
  2. Ils n'avaient pas de points communs entre eux et l'atmosphère reste tendue ;
  3. Le sang a coulé, comme à Mostar.

Puis il a ajouté une phrase très forte : « Nous n'avons pas besoin de votre pain si on doit vivre ici en esclaves », explicitant : « Je vous sers un repas normal [copieux même !] mais je ne peux pas traverser la rue pour me promener dans mon diocèse... »

Ensuite, retour rapide sur Split, où monseigneur Favreau était attendu par l'évêque.

 

Odile JAILLARD

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in La gazette de l'île Barbe n° 18

Automne 1994

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