Je n'ai conservé qu'un vague souvenir de ma première
rencontre avec Charles. C'était au mois d'octobre 1870 : il
était venu voir sa grand-mère, qui nous avait
gracieusement ouvert sa maison depuis la guerre. Je me souviens que
nous étions, Mariano, Thérèse, lui et moi, dans
la petite cour près de la cuisine ; Charles nous racontait
plaisamment quelques farces de collège et nous riions de tout
notre cœur. - J'avais sept ans à cette époque, aussi
les onze de mon cousin, qui était l'aîné de nous
quatre, m'inspiraient une sorte de crainte. Cette visite de Charles à Yenne ne fut qu'une courte
apparition ; il repartit peu après et je ne conservai que le
souvenir d'un agréable compagnon de jeux. C'est de
l'année suivante seulement que date pour ainsi dire notre
connaissance. C'est à l'automne 1872 que remonte notre
réciproque affection. Nous revenions en famille d'une promenade à Nattages. Je
revois dans mes souvenirs ce petit chemin pierreux surplombant le
Rhône et le pittoresque hameau perché au-dessus du
fleuve. Thérèse et moi marchions bras dessus, bras
dessous, jouissant du ciel bleu qui riait au dessus de nos
têtes et prêtant de temps en temps l'oreille à la
conversation de nos deux grands frères qui échangeaient
derrière nous leurs confidences à mi-voix. De retour
à la maison, et comme je me promenais toute seule dans notre
petit jardin, Mariano me prit à part : "Charles m'a
chargé de te demander, me dit-il, si tu voudrais
être sa femme." Mon petit cœur d'enfant se mit à
battre bien fort à cette singulière déclaration,
et je me souviens parfaitement, bien que de nombreuses années
se soient écoulées depuis lors, que je lui
répondis gravement : "Tu peux lui dire oui, s'il reste
toujours gentil, car je l'aime de tout mon cœur." Bien des années se sont écoulées depuis ce
serment d'enfant que lui sans doute a oublié ; pour moi, je
m'en souviens toujours, aussi je ne peux gravir le chemin du bord du
Rhône sans songer avec émotions à ce jour
lointain où Charles, à cette même place,
souhaitait ardemment de m'appeler un jour sa femme. Ce fut l'aurore
de notre bonheur, car bien des années plus tard, quand mon
cousin me fit comprendre qu'il m'aimait, ce lointain souvenir
d'enfance me revint en mémoire. Il me semble que Dieu nous
avait destinés l'un à l'autre, que sa main divine nous
avait conduits, aussi je donnai à Charles mon cœur sans
réserve. Pendant les années qui suivirent, je vis Charles de
loin en loin. J'oubliais peu à peu ma promesse d'enfant ;
cependant, mon affection pour lui ne put changer : il était si
complaisant, si rempli d'attentions, j'entendais si souvent vanter
ses bonnes qualités par mes parents que j'allais volontiers
avec lui. Nous jouions avec bonheur à la petite guerre dans
les bois de Volontaz, et je me souviens que dans ces jeux bruyants,
j'étais toujours le fidèle aide de camp de Charles, qui
me défendait au besoin contre l'impétuosité de
mes frères. Je possédais du reste toute la confiance de
Mariano et de mon cousin. En remontant le cours des années, je
vois avec une certaine douceur que j'ai toujours eu le
privilège d'être la confidente de mon frère
aîné. J'étais au courant de leurs folles
équipées et je savais au besoin les défendre
lorsque leurs méfaits avaient attiré quelque punition.
Aucun fait saillant n'interrompit notre calme existence jusqu'en
1878. Les vacances passées à Yenne étaient
toujours pour moi une source de grandes jouissances : je revoyais
Thérèse, à laquelle me liait une tendre
amitié ; nous partagions les jeux de nos cousins et cousines,
mais je n'ai pas souvenance que Charles fût plus aimable pour
moi qu'il ne l'était pour les autres, et je ne crois pas avoir
évoqué une seule fois ces souvenirs d'enfance qui
reviennent en foule aujourd'hui. Au mois de juillet 1877, Charles vint à Lyon et fut
reçu bachelier à ma grande joie. L'hiver de 1878 fut très gai pour nous. Mariano recevait
ses amis à la maison ; nous avions organisé des
leçons de danse avec les familles Sérullaz, Trillat et
Duport, et toutes les semaines, nous nous réunissions les uns
chez les autres pour danser. J'avais beaucoup de succès
à ces petites soirées et je me rappelle que
j'étais très sensible à ces petits triomphes de
vanité, et que j'étais surtout extrêmement
fière des attentions de Georges Sérullaz. Au mois d'avril, nous allâmes, Père, Luisa, Mariano
et moi, passer nos vacances de Pâques chez mon oncle Charles
Goybet, qui avait mis Volontaz à notre disposition. Toute la
famille Alexis peuplait la maison de ville, aussi Volontaz et Yenne
étaient en communication constante : Charles montait avec
Thérèse, nous passions presque toutes nos
journées ensemble, et comme le temps pluvieux nous permettait
rarement de courir les bois, nous jouions des charades et faisions de
la musique pour charmer nos loisirs. J'avais encore la tête toute pleine de mes petits
succès de l'hiver, aussi je ne songeais pas à faire
attention à Charles, et l'affection que je lui avais
vouée tout enfant dormait dans un coin de mon cœur. Mariano
lui avait, je crois, raconté nos plaisirs d'hiver sous les
couleurs les plus brillantes et lui avait sans doute parlé de
la prétendue adoration de Georges pour moi. Quoi qu'il en
soit, un jour que nous montions ensemble à Volontaz, Charles
me taquina à ce sujet et insista beaucoup sur mes sentiments
à l'égard de cet ami de mon frère. Je vis qu'il
était horriblement jaloux, aussi je lui assurai en toute
sincérité que Georges m'était
indifférent, ce qui eu l'air de le rasséréner.
Je ne sais ni comment ni pourquoi, mais à dater de ce jour,
il eut toute ma tendresse. Il se montra dès lors très
attentif à mes moindre désirs, plus empressé,
plus complaisant que jamais. Un jour que nous montions à
Volontaz, il me raconta le roman d'un jeune homme pauvre d'une
façon si originale, si saisissante que je n'ai jamais pu
oublier les émotions qu'agita en moi cet ouvrage. Une autre
fois, nous allions à la Terrosière. Notre chemin
suivait un petit ruisseau tout constellé de myosotis. Charles,
voyant que j'en avais envie, se baissa et cueillit un de ces
poétiques petits "aimez-moi", qu'il m'offrit
entouré de quelques brins de mousse. Ce fut là son
premier présent d'amour, aussi je l'acceptai d'une main
tremblante, et aujourd'hui encore, cette pauvre petite fleur
desséchée a le pouvoir de réveiller en moi une
foule d'heureux souvenirs. Je crois que c'est ce même jour que, Charles m'ayant
suppliée de lui dire ce qui pourrait me faire plaisir, je lui
demandais quelques vers. Le lendemain, il me remit une charmante
petite poésie que j'ai précieusement conservée
et bien relue depuis lors : Notre retour à Lyon avait été fixé au
samedi 27 avril. Nous devions partir par le courrier à 3
heures, aussi nous descendîmes de Volontaz aussitôt
après le dîner afin de passer encore quelques instants
avec la famille de mon oncle Alexis. - Je courus toute seule au
Colombier, où Thérèse et son frère
m'attendaient impatiemment. Nous nous promenâmes longuement
dans ce cher clos et Charles m'offrit un petit bouquet de lilas qu'il
avait cueilli à mon intention. Nous étions tous trois
un peu mélancoliques et je promenais de tristes regards sur ce
beau pays que j'allais quitter, songeant avec un serrement de cœur
que notre doux poème était peut-être fini ! A 3 heures, on vint nous chercher et nous montâmes en
voiture… Je les vois tous encore devant la vieille maison paternelle,
nous faisant des signaux d'adieu, et au premier plan Charles, dont le
triste regard m'entrait douloureusement dans le cœur… Peu à
peu, l'amertume de la séparation s'effaça pour faire
place au doux souvenir dont mon âme était
imprégnée ; de Yenne à Lyon, une joyeuse action
de grâce s'éleva de mon cœur vers Dieu et je le
remerciai ardemment d'avoir, placé sur ma route un
amour si profond et si grand. De retour à Lyon, je me remis sérieusement au
travail avec ma maîtresse, Mlle Chauvet. Un jour, pendant une
de mes leçons (c'était, je crois, pendant la
première semaine de mai), la femme de chambre me remit une
lettre de Thérèse. Je ne pus résister au
désir de la lire et je la décachetai avec un battement
de cœur. Le contenu me troubla si fort que j'oubliai totalement la
leçon que je récitais, ce qui m'attira un reproche de
mon institutrice : "Lorsque, l'autre jour, tu fus partie,
disait Tata, je retournai sous les tilleuls et je
trouvai ton nœud de cheveux ; je me proposai de le garder lorsque,
quelqu'un me l'ayant demandé, je le lui donnai. Tu supposes
qui est ce quelqu'un ?" Toutes ces heureuses journées de
mon séjour à Volontaz, avec leurs délicieuses
émotions, me revinrent en mémoire et j'avoue que je me
sentis très joyeuse en pensant que ce pauvre petit nœud me
rappellerait constamment au souvenir de Charles. Le 2 juin, Mariano reçut une longue lettre de mon cousin,
toute pleine de mon souvenir. Il parlait beaucoup des courses que
nous avions faites ensemble et terminait par ces paroles : "Avis
important. J'ai suspendu dans mon alcôve, au-dessus de ma
tête, un objet… nœud en soie noire bordé de rouge
appartenant à… que j'ai en grande vénération. Le
nœud ou la personne, comme tu voudras. (L'amphibologie ne peut
nuire.) Si par hasard l'heureux propriétaire dudit objet
désirait être réintégré dans
sa possession légitime, elle n'aurait qu'à
l'écrire ou le faire savoir audit détenteur. Pourtant,
on prend la liberté de lui faire observer que ce serait aller
contre sa conscience que d'arracher sans raison valable au
détenteur ledit objet." - Je fus bien heureuse en lisant
cela ! Je me souviens que Mariano ne voulait pas me laisser lire
cette lettre, mais je le suppliai de telle façon qu'il
consentit à me la donner. Depuis lors, elle dort dans mon
portefeuille avec mes chers souvenirs. Je crois que Charles vint à Lyon vers la fin de juillet,
mais cette visite ne fut marquée par aucun fait saillant. Le 6 août, Papa, Luisa, Mariano et moi partîmes pour
la Savoie. J'étais plongée dans un muet ravissement en
songeant que j'allais revoir cette chère petite vallée
de Yenne où j'avais été si heureuse trois mois
auparavant. Mon premier regard en arrivant fut pour la maison de mon
oncle : toutes les fenêtres étaient ouvertes et j'en
conclus avec bonheur que la famille était arrivée. En
effet, mon oncle, ma tante et Charles étaient à Yenne
depuis la veille. Nous passâmes ensemble de délicieuses journées
; l'une surtout est restée profondément gravée
dans mon cœur. C'était le 2 août [sicl. Nous avions eu la
visite d'un ami de Mariano, M. Paul Trillat, et pour occuper notre
hôte, Papa avait proposé une course au château de
la Martinière, que nous ne possédions pas encore
à cette époque. Nous partîmes par une chaude
journée. Charles et moi marchions toujours l'un à
côté de l'autre, et sous prétexte de montrer le
chemin, à certaine distance du reste de la bande. Je me
souviens que nous nous égarâmes complètement dans
de délicieux petits ravins boisés, et qu'un sentier
tout semé de fleurs sauvages nous conduisit à une
cabane de branchages perchée au bord d'un ruisseau qui
murmurait sous un fouillis d'herbes et de broussailles. " Qu'il
ferait bon vivre à deux sous ce toit rustique ! "
me dit Charles. Je ne me souviens pas de ma réponse, mais je
me souviens que pour cacher mon trouble, j'exaltai les charmes de
cette petite retraite inconnue et je donnai libre cours à mon
enthousiasme pour ces sauvages beautés de la nature. - Les
autres nous rejoignirent bientôt et nous continuâmes
gaiement notre promenade. Le soir, après le souper, nous raccompagnâmes Paul
Trillat sur le chemin de la Balme, où sa voiture l'attendait.
Il faisait un splendide clair de lune et cette route bordée de
rochers sombres avait un aspect si fantastique que je me sentis
envahir par une poétique et religieuse terreur. Le lendemain, Papa partit pour Lyon afin d'aller chercher Maman et
mes deux plus jeunes frères. Nous restâmes seuls, Luisa,
Mariano et moi. Charles était toujours avec nous et je me
souviens même que Tante Célina m'en témoigna un
jour son mécontentement. Le vendredi, Mariano et mon cousin parlaient de faire une course
le lendemain. Charles devait coucher à la maison avec mon
frère et partir le samedi de grand matin. Ils
répondirent de façon évasive à nos
questions sur leur projet et je devinai aussitôt qu'ils avaient
l'intention de faire secrètement l'ascension de la dent du
Chat. Je compris si bien qu'ils nous cachaient quelque chose que le
soir, en nous couchant, je dis à Luisa : " Il est tout
à fait inutile que tu réveilles ces jeunes gens
à 4 heures : je suis sûre qu'ils seront partis. " -
En effet, Luisa, à 4 heures du matin, trouva la chambre vide.
(J'ai su depuis que Charles et Mariano étaient partis à
10 heures du soir, aussitôt qu'ils nous avaient crues
endormies.) Le lendemain à midi, ils nous revinrent
harassés de fatigue ; je ne leur demandai même pas
d'où ils venaient car j'avais tout deviné. Charles me
donna un gros bouquet d'œillets sauvages, ajoutant qu'ils
étaient précieux. Je les fermais avec soin et
écrivis dessus : " de la dent du Chat, 1878 ". Je note cette circonstance qui, au premier abord, semble sans
importance, car elle se rattache étroitement aux
premières larmes que Charles me fit verser, à la
première blessure qu'il fit à mon cœur. Le soir, Maman et mes frères arrivèrent de Lyon, et
le dimanche, nous dînâmes tous chez mon oncle Alexis. Ce
jour-là, on décida à ma grande joie que ma tante
nous emmènerait le lendemain, Luisa, Mariano et moi, à
Cognin, où Tante Irma nous attendait pour quelques jours. Le lundi, je me levai de grand matin. Le temps était
superbe. J'allai avant tous les autres chez ma tante et je trouvai
Charles dans le salon d'en bas. Il avait l'air aussi heureux que moi
: "Regarde" me dit-il en ouvrant un petit sac de voyage qu'il
portait en bandoulière, et j'aperçus le fameux nœud
noir bordé de rouge. "Il ne me quitte jamais", rajouta
Charles. Un rayon de joie inonda mon cœur et je répondis
à mi-voix que j'en étais bien heureuse. Sur ces entrefaites, mon frère, ma sœur et Tante
Célina arrivèrent et nous montâmes en voiture. Le
trajet fut des plus gais. A Chevelu, nous descendîmes de
voiture pour faire la montée à pied. Ma tante, Mariano
et Luisa restèrent un peu en arrière et nous
prîmes, Charles, Louis et moi, une certaine avance. Charles me
racontait la neuvaine de la chandeleur de Nordier et
j'écoutais avec un profond intérêt. Louis nous
quitta aussi et nous restâmes seuls, mon cousin et moi,
marchant l'un près de l'autre et osant à peine nous
regarder. Je me souviens que nous cueillîmes une magnifique
marguerite qui croissait au bord de la route, et que Charles se mit
à l'effeuiller ; elle répondit
"passionnément". Mon cousin se tourna vers moi d'un air
interrogateur ; je compris quelle était la question qu'il lui
brûlait de me poser, et je lui dis en rougissant : "Tu sais
que les marguerites ne mentent pas." Il sourit et son regard
s'attarda sur moi avec une expression de tendresse que je ne lui
connaissais pas. Arrivés sur le col du Chat, nos parents nous rejoignirent
et nous remontâmes en voiture. Jusqu'au Bourget, on parla
beaucoup des demoiselles Défer, dont nous allions faire la
connaissance chez Tante Irma, et je me souviens que
j'éprouvais un petit sentiment de jalousie lorsque Charles
ventait la gentillesse et la beauté de ces jeunes filles. Nous fîmes une petite halte au Bourget pendant que nos
chevaux se reposaient. Le temps était délicieux et le
lac était plus bleu et plus profond que de coutume. Jamais je
n'avais respiré avec plus de ravissement cette âpre
senteur des montagnes, plus agréable que les parfums des
plates-bandes. Nous suivîmes un sentier tout semé de
myosotis, j'en fis un énorme bouquet, et Charles entra un peu
en avant dans le lac afin de cueillir de magnifiques
nénuphars, qu'il m'offrit. Notre promenade terminée, nous remontâmes en voiture.
A 11 heures, nous étions chez Tante Irma et j'entrais tout
intimidée dans le salon, où se trouvait Mlle
Défer. Qui m'aurait dit alors que quelques temps après,
Adèle compterait au nombre de mes meilleures amies ! Le jour de notre arrivée, il y eut un grand dîner
chez Tante Irma. Nous nous amusâmes beaucoup au croquet, puis
nous allâmes rêver au bord de la rivière. Le soir,
nous nous promenâmes dans l'allée de pommiers par un
magnifique clair de lune. Je fus profondément heureuse pendant cette journée ;
cependant, un nuage vint l'obscurcir un moment. Adèle me dit
tout à coup que Mariano et Charles lui avaient raconté
sous le sceau du secret leur course nocturne à la dent du
Chat. J'éprouvai une vraie souffrance en songeant que mon
cousin avait fait à une jeune fille qu'il connaissait à
peine une confidence qu'il n'avait pas voulu me faire. Ce manque de
confiance me peina beaucoup et je fus si triste ce soir-là que
Charles voulut absolument connaître la cause de mon chagrin. Je
lui racontai franchement ce que j'avais et il me demanda pardon si
gentiment que le sourire reparut aussitôt sur mes
lèvres. Le lendemain, nous préparâmes une pièce que
nous voulions jouer le lendemain pour la fête de Tante Irma.
Charles avait un rôle de cuisinier amoureux des plus amusants ;
il voulut que je prisse celui de la soubrette qui, dans la
comédie, épousait le cuisinier. Je crois que c'est ce même jour que nous allâmes voir
Thérèse à la Visitation. Nous ne pûmes
l'apercevoir qu'à travers d'affreuses grilles et je fus
tellement triste de pouvoir à peine lui serrer la main que je
me mis à sangloter. Charles eut l'air très malheureux
de me voir pleurer : il fit tous ses efforts pour me consoler et
prétendit que mes larmes lui faisaient mal. Le 15 août, après la messe, la voiture nous mena
à Chambéry et nous allâmes dans l'appartement de
Tante Irma : la procession annuelle devait passer rue Croix d'Or.
Nous nous installâmes, Adèle, Mariano, Charles et moi,
à l'une des fenêtres, pour la voir passer. Cinq minutes
après, mon oncle Alexis, qui nous avait probablement
aperçu d'en bas, riant et babillant ensemble, envoya Louis
chercher son frère. Mon cousin nous quitta en nous promettant
de revenir le soir même pour la fameuse comédie, mais un
secret pressentiment m'avertissait que je ne le reverrai pas ; je fus
triste toute la journée. Le soir, nous l'attendîmes
vainement, et nous renonçâmes à notre
comédie, ne pouvant nous passer d'un des principaux acteurs.
Le vendredi, Charles ne reparut pas. Nous allâmes à
Chambéry faire différentes commissions.
J'espérais toujours que nous rencontrerions mon cousin, et la
ville sans lui me semble morne et désolée. Le soir,
Louis vint nous dire que Charles devait partir pour Randens et qu'il
n'avait pas le temps de venir à Cognin ; en apprenant que je
ne le reverrais pas, je retins mes larmes à grand-peine et il
me fut impossible de sourire ce soir-là. Le samedi, Tante Irma nous mena faire nos adieux à mon
oncle Alexis et à ma tante, car nous devions, le lendemain,
repartir pour Yenne. Thérèse était sortie du
couvent ; elle vint nous voir au salon et je lui demandai si Charles
était parti la veille. "Il est ici" me
répondit-elle. Je réprimai à grand-peine un
battement de cœur et je baissai les yeux pour cacher le rayon de joie
qui les illumina soudainement. Je m'attendais à chaque instant
à voir entrer mon cousin, mais mon attente fut
déçue et je quittai Chambéry le cœur et les yeux
pleins de larmes, songeant qu'il était à quelques pas
de moi et qu'il ne s'était même pas
dérangé pour venir me serrer la main une
dernière fois. Thérèse passa une heure avec nous à Cognin.
Elle eut le temps de me raconter que son père était
très fâché que Charles eût manqué la
procession du 15 août ; il s'était figuré que
nous l'avions empêché d'y assister et ne voulait plus,
à cause de cela, que son fils passât ses journées
avec nous. Cette explication me soulagea le cœur et je fus presque
heureuse en songeant que lui aussi avait souffert de ne pouvoir me
dire adieu. Thérèse me quitta quelques minutes
après ; je la chargeai de porter à son frère une
petite rose qui avait orné mes cheveux ce jour-là, et
je pleurai abondamment en embrassant Tata une dernière fois.
Le lendemain, nous reprîmes le chemin de Yenne. Je partais
sans regrets : j'avais hâte de mettre le mont du Chat entre moi
et ceux que j'aimais si ardemment, puisqu'il ne m'était plus
permis de les voir. Le 20 août 1878 fut pour moi un triste jour ; une
dépêche nous apporta la nouvelle de la mort de ma
cousine Marie Nikly. Ce fut un grand déchirement pour moi, une
douleur immense, profonde, qui subsiste encore aujourd'hui en mon
cœur, aiguë, ineffaçable, inconsolable entre toutes. Je
restai longtemps sans pouvoir me remettre ; je trouvais la vie aride
et désolée et il me semblait que je marcherai
désormais dans un éternel brouillard, laissant bien
loin derrière moi un passé lumineux et des jours
heureux qu'il ne m'était plus donné de rencontrer
ici-bas. Quelques jours après, Claire Bourgarel vint à Yenne.
J'étais si profondément triste que son arrivée
ne parvint pas à m'égayer et me fit sentir davantage,
au contraire, la perte que je venais de faire. Je pris part aux
courses que l'on organisa pour amuser Claire, mais mon âme
était ailleurs ; aucune promenade n'eut le pouvoir de me
distraire et je restai triste et abattue. Le soir, surtout, seule
dans ma petite chambre, je pleurais silencieusement et je regardais
avec douleur une petite étoile dont la lueur tremblante me
caressait le cœur et me semblait parfois le doux regard de ma pauvre
Marie. Un soir surtout (c'était le 1er septembre),
j'évoquai plus que de coutume sa chère image, et toute
la nuit, je songeai avec angoisse à la perte
irréparable que j'avais faite. Le matin, je me
réveillai tremblante de fièvre et souffrant d'un
violent mal de tête. Maman me trouva malade et me recommanda de
dormir un peu pour me calmer. - Tout à coup, j'entendis dans
l'escalier un pas bien connu et une voix qui me fit tressaillir de la
tête aux pieds. Je me jetai au bas de mon lit, je m'habillai
fiévreusement et je courus dans la chambre à
côté où je trouvai Charles avec mes parents.
J'avais eu tant de chagrins depuis nos heureuses journées de
Cognin qu'il me trouva, je crois, un peu changée, mais sa vue
me fit un bien immense, et si je ne pus retrouver ma gaieté,
du moins je fus heureuse, profondément heureuse en apprenant
que mon cousin avait surmonté les plus grands obstacles pour
venir nous voir. Il avait quitté secrètement Pinbord,
était venu à pied du Viviers, tout cela pour passer
seulement quelques heures avec nous ! Malgré sa fatigue, il
voulut faire une petite promenade, et aussitôt après le
dîner, il repartit à pied pour Chambéry, me
laissant le cœur un peu moins triste. Je ne revis Charles que le 3 octobre suivant, mais cette fois, il
venait avec la permission de son père, ce qui calma toutes mes
craintes. Nous montâmes ensemble à Volontaz, et au
moment du coucher du soleil, nous gravîmes ensemble la colline
d'Izelet. Là, nous fûmes témoins d'un coucher de
soleil superbe. Aucun bruit ne troubla notre rêverie et la
brise du soir apportait, avec les parfums des grands bois, les sons
argentés d'une cloche lointaine. Quand le soleil eut disparu
dans la gorge de Pierre-Châtel, quand la teinte des montagnes
rayées d'ombre et de pourpre sous les derniers feux du
couchant se fut effacée graduellement, nous nous
regardâmes silencieusement et une hymne reconnaissante
s'éleva de mon cœur vers Dieu. Le soir, Charles nous raccompagna jusqu'à Yenne. A 9
heures, il nous quitta définitivement. Je ne sais quelle fut
sa dernière parole, mais je me souviens d'être
montée presque aussitôt dans ma chambre, où je
connus la douleur poignante, l'amertume que donne aux larmes la
séparation d'avec un être aimé. Au mois de novembre (le 10), Charles vint passer quelques jours
à Lyon. Nous l'eûmes matin et soir à dîner
et à déjeuner, et je me souviens même que le jour
de son arrivée, je le reçus toute seule au salon. Il me
dit qu'il tenait à m'offrir un souvenir. Le lendemain, en
effet, il m'apporta un ravissant vase de Gien. Je ne voulais pas
l'accepter, mais il insista tellement que je n'osai pas lui refuser
de peur de lui faire de la peine. Le mardi, à l'issue de mon cours, nous allâmes avec
Papa visiter le parc de la Tête d'Or, que Charles ne
connaissait pas encore. Le vent sifflait tristement à travers
les arbres décharnés et nous fendions lentement les
feuilles mortes qui jonchaient le chemin. C'était un de ces
tristes et pâles jours d'automne que Lamartine a chantés
avec une mélancolie si déchirante. Mais mon cœur
était inondé d'une telle joie que j'oubliai l'aspect
navrant de la campagne désolée, et que l'âpre
vent de l'hiver qui secouait les arbres et jetait à nos pieds
les feuilles jaunies me parut une brise embaumée du printemps.
Je ne sais pas ce que Charles éprouvait, mais je sais bien que
pour moi, les objets extérieurs s'effaçaient ; il ne me
resta plus que le sentiment de sa présence. La curieuse
végétation des serres, le magnifique palmier qui jadis
faisait mon admiration me laissaient complètement
indifférente ; tout cela me semblait si peu de choses à
côté du bonheur que j'éprouvais en me sentant si
près de lui. A 5 heures, nous reprîmes le chemin de la
maison. Je me souviens que Papa s'était arrêté un
moment chez notre concierge pour prendre des lettres arrivées
pendant son absence ; nous montâmes l'escalier tous les deux
ensemble. Charles me dit à voix basse que pendant la course
que nous venions de faire, il n'avait pensé qu'à moi et
il n'avait eu d'yeux que pour moi. Mon cousin dîna encore avec nous ce jour-là. J'avais
le cœur triste en songeant que son départ était
irrévocablement filé au lendemain. Aussi,
lorsqu'à 10 heures du soir, je le vis se lever pour prendre
congé de nous, je sentis mes yeux se remplir de larmes. Je me
raidis cependant contre la douleur, car je ne voulais pas me trahir.
Charles me serra la main avec une tendresse presque farouche puis il
détourna brusquement la tête, peut-être pour
dissimuler son émotion. Enfin il partit et je restai un moment
pâle et silencieuse derrière la porte qui venait de se
fermer sur lui, écoutant le bruit de ses pas qui
s'éloignait dans la nuit. Charles revint, je crois, avec son père, vers la fin du
mois de mars. Un jour, après le déjeuner, mes
frères partirent pour le collège et Maman m'appela au
salon pour tenir compagnie à mon cousin. Nous regardâmes
ensemble des albums de photographies et je me souviens que Charles ne
trouvait personne à son goût : "Tu es vraiment
difficile, lui dis-je en riant. -Non" me
répondit-il d'abord, puis son regard profond s'attarda sur moi
avec tendresse et il répliqua avec chaleur : "Oui, je suis
extrêmement difficile." Je compris et je rougis de
plaisir. - Charles me supplia en même temps de lui donner ma
photographie, mais je refusai énergiquement, pensant qu'il
n'était pas besoin de lui donner une image qui devait
être gravée dans son cœur. Peu après, mon oncle et son fils nous quittèrent.
Nos adieux furent moins tristes cette fois, car nous étions
assurés de nous revoir à Yenne quinze jours
après. Charles me serra la main à la briser et je lui
rendis silencieusement son étreinte : "Nous nous reverrons
dans si peu de temps ! " me dit-il. Cette parole me rendit tout
mon courage et j'accompagnai mon oncle et Charles jusqu'à la
porte, répétant " à bientôt
" du fond de mon cœur. Ce fut le 8 avril suivant que nous partîmes pour Yenne,
Maman, Mariano, Victor et moi. Le lendemain (mercredi saint), nous
fîmes l'ascension de la dent du Chat par une neige
épouvantable. J'allai avec Maman, le jeudi, à Volontaz
pour voir Oncle Charles et Oncle Pierre ; le soir, Papa, Luisa,
Claire et Henry arrivèrent de Lyon. Le vendredi saint, nous montâmes à la
Martinière par un temps superbe. Je ne connaissais pas encore
la nouvelle acquisition de mon père, aussi je fus
complètement enthousiasmée du vieux donjon aux
murailles sombres sur le compte duquel couraient les légendes
les plus fantastiques. En redescendant de la Martinière, nous
allâmes voir mon oncle Alexis, qui venait d'arriver avec
Charles. J'entrai avec une certaine émotion dans la salle
à manger ; il faisait presque nuit ; Charles vint à
notre rencontre et il me serra la main si tendrement que je me sentis
tressaillir. Nous dînâmes le jour de Pâques chez
Tante Célina et le lundi à Volontaz. Charles et moi
trouvions toujours le moyen d'échanger quelques paroles ; ses
yeux, du reste, avaient un langage éloquent, auquel je ne
pouvais me tromper. Le mardi, je crois, toute la famille dîna
à la maison ; j'étais placée à
côté de lui à table et je fus bien heureuse
pendant une heure. Le lendemain, Thérèse arriva ; ce
fut une nouvelle joie pour moi, car nous étions tendrement
unies. Toutes ces journées de vacances furent employées
à de délicieuses promenades dans les environs. Un jour, entre autres, nous fîmes la petite ascension du
mont Charve. J'étais encore bien enfant à cette
époque, aussi je jouissais du bonheur présent sans
aucune arrière-pensée. Avant d'arriver au faîte de la montagne, il nous fallut
gravir un rocher escarpé couvert d'un fouillis inextricable de
broussailles. J'avais fait plusieurs fois déjà cette
même course, aussi, comme je connaissais parfaitement le
chemin, je pris la tête de la caravane. Charles me suivait de
très près, et comme je me comparais en riant à
un ange gardien écartant de sa route les ronces de la vie, il
me regarda avec tendresse : " J'ai senti plusieurs fois, me
dit-il, que tu étais mon bon ange. Quand mes bonnes
résolutions faiblissent, je songe que tu me blâmerais si
je faisais mal et je me relève avec un nouveau courage. "
O mon Dieu ! ce jour-là, je le sais, Charles sentait ce
qu'il disait : j'ai l'intime conviction que plus d'un fois ma
pensée l'a arrêté sur le bord de l'abîme,
que plus d'une fois il a courageusement résisté
à la tentation, songeant aux larmes amères que sa chute
m'aurait fait verser. Je vous supplie de nouveau aujourd'hui,
Seigneur : faites que son amour pour moi le préserve du mal ;
puisse mon souvenir le contenir dans cette triste lutte de la vie,
lui donner la volonté et le courage de bien faire. Mon Dieu,
vous avez voulu que je fusse heureuse pendant bien des années
; si vous exigez le sacrifice de mon bonheur à venir, je vous
le fais du fond de mon cœur, mais lui, conservez-le sage, je vous en
conjure, et qu'il sache un jour que ce sont mes prières qui
l'ont sauvé. Nous nous assîmes au sommet de la montagne et nous
restâmes longtemps à contempler la vue magnifique qui se
déroulait à nos pieds. Les arbres, les broussailles,
les fleurs sauvages, l'herbe brûlée du soleil, tout,
jusqu'aux rochers qui se profilaient gris et sombres sur le ciel
bleu, me semblait avoir revêtu un air de fête. J'arrachai
un brin de buis qui poussait dans une crevasse et je le glissai dans
mon portefeuille ; je l'ai retrouvé aujourd'hui à cette
même place et c'est avec respect que j'ai baisé cette
petite branche jaunie que lui et moi avons foulée ensemble.
Je crois que c'est le soir de ce même jour que
Thérèse me remit de la part de son frère une
page sur ma pauvre Marie, qui me fit verser de bien douces larmes :
Le lendemain samedi, j'allai dîner à Volontaz, avec
la famille Alexis. Nous allâmes, Charles, Thérèse et moi, nous
promener dans les bois. Nous fîmes une halte dans un
pré, sur le bord d'un fossé ombragé par quelques
arbustes épineux, et Charles nous lut la spirituelle lettre de
Paul-Louis Courier à sa cousine sur son aventure en Calabre. "
Il était bien heureux de pouvoir écrire à sa
cousine ! " s'écria Charles avec un soupir comique.
J'éclatai de rire et lui fis une petite morale bien sentie qui
eut l'air de l'amuser beaucoup et qui détourna notre attention
d'un aussi brûlant terrain. J'ai connu depuis cette époque d'autres journées
délicieuses, mais pas une peut-être où
l'insouciance de l'avenir et le bonheur du présent aient
été plus complets. Plus tard, je compris que cette
sérénité de l'âme, cette joie sans
mélange et sans nuage, appartiennent exclusivement aux
fraîches matinées de la vie. Nous retournâmes à Volontaz à midi. Je me
souviens que nous courions gaiement dans les prés et que les
échos renvoyaient au loin nos joyeux éclats de rire.
Pendant le dîner, mon cousin se trouvait placé en face
de moi ; nous n'échangeâmes pas une seule parole, mais
je surpris plus d'une fois le profond et lumineux regard de Charles
qui s'attachait sur moi, rayonnant de tendresse. Après le dîner, nous partîmes pour la
Martinière, où nous devions rejoindre le reste de ma
famille. Le chemin pierreux que nous suivions surplombait
l'étroite vallée de Novalaise, et nous apercevions non
loin de nous, séparés de notre route par un profond et
sauvage ravin, les grands bois de la Martinière et les
quelques sapins gigantesques qui se dressaient, sombres et mornes,
sur la colline. Le trajet fut des plus gais ; Charles nous racontait
des légendes à faire dresser d'épouvante les
cheveux sur la tête : l'histoire du sire de Montmayeur, les
sinistres chroniques du château de Miolans et mille anecdotes
amusantes. Après une heure et demie de route, nous arrivâmes
à la Martinière. L'aspect sauvage et
désolé du donjon me fit frissonner de la tête aux
pieds, et je me sentis envahir par une étrange
mélancolie en contemplant ces hautes et sombres murailles
couronnées de poivrières démantelées, ce
vieux nid d'aigle à l'aspect fantastique perché
au-dessus d'une gorge étroite et profonde. Un sentier demi-caché sous l'herbe et les ronces nous
conduisit dans un frais ravin qu'ombrageaient des arbres
séculaires. Ce petit coin, tout parsemé de violettes
embaumées, nous séduisit tellement que nous
restâmes un moment en silence, aspirant avec délices les
parfums qui montaient du gazon. - Bien des jours se sont
écoulés depuis cette époque, et cependant je
n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir cette place ombreuse
telle qu'elle était alors, ce solitaire et poétique
ravin aux violettes qui renfermait tout mon bonheur : un passé
lumineux et un présent délicieux, si riches en
promesses pour l'avenir ! Je me souviens pourtant que cette belle journée ne fut pas
sans chagrin : craignant que les attentions de Charles pour moi
fussent trop remarquées, je lui conseillai de me quitter et de
rejoindre le reste de la bande. - Pour le retour, on se divisa en
deux camps : les uns voulaient passer par les bois ; les autres
préféraient le chemin d'en haut. Charles était
parmi ces derniers. Je désirais de tout mon cœur suivre la
même route que lui, mais il me sembla plus sage de choisir les
sentiers et j'offris au bon Dieu le sacrifice que je m'imposais
volontairement. Nous descendîmes en courant jusqu'au Flon, et je me souviens
que nous constations philosophiquement, Tata et moi, que le bonheur
n'était pas de ce monde puisqu'il était impossible de
passer une journée sans nuage. A la Dragonnière, nous
pûmes rejoindre tout notre monde et nous revînmes
à Yenne à la tombée de la nuit. Le lendemain, Papa, mes frères et Louis partirent pour Lyon
et je restai seule avec Maman, Claire, ma tante Tabareau et Henry.
Dans l'après-midi, Thérèse et Charles vinrent me
chercher et nous allâmes nous promener tous les trois jusqu'au
château de la Dragonnière. Nous nous assîmes sur
un tronc moussu et nous causâmes longuement. Je me souviens que mon oncle avait invité ce jour-là
à goûter les demoiselles Dullin et qu'il fallut rentrer
de bonne heure pour recevoir nos hôtes. Nous nous
amusâmes beaucoup au Colombier à des jeux innocents plus
ou moins spirituels, puis après le départ de ces
demoiselles, Charles nous mena faire une courte promenade sur la
route de Lucey. Le lundi, nous passâmes toute la journée ensemble.
Mes cousins dînèrent à la maison, et après
le dîner, nous partîmes pour la promenade. Nous
allâmes jusqu'à un certain rocher de forme bizarre que
nous avons baptisé du nom de Pierre Ronde. Nous étions
bien triste en pensant à la séparation et
j'étais presque en colère contre le ciel qui se
montrait si bleu quand nos cœurs étaient pleins de larmes.
C'est sur la Pierre Ronde elle-même que Charles
m'écrivit ces lignes sur une des pages de mon portefeuille : "
L'amitié est la ressemblance de deux âmes. L'amour ne
peut avoir lieu qu'entre deux cœurs qui ont mêmes battements.
" Il n'a jamais su avec quelle émotion j'ai lu pour la
première fois son amour pour moi ! Après une courte halte sur la Pierre Ronde, nous
continuâmes notre promenade. Bientôt, Louis et Henry nous
quittèrent pour quelque aventureuse expédition ; nous
grimpâmes sur un rocher élevé qui dominait la
vallée et nous nous assîmes à l'ombre d'une
aubépine en fleurs, pendant que Thérèse
s'éloignait de nous sous prétexte de botaniser. Je me rappelle de ce jour comme si j'y étais encore. Un
silence harmonieux planait sur cet endroit solitaire et un vent
léger nous apportait le doux parfum des violettes et la saveur
des genêts d'or. Nous étions seuls, pensifs, parlant
à voix basse de peur de réveiller les échos
endormis ; nous causions de tristes choses, de malheur, de mort, de
vocation religieuse. Nous admirions tous les deux la beauté de
l'Imitation de Jésus-Christ, et je citais à
Charles quelques chapitres sur le renoncement et le
détachement de la créature qui m'avaient
frappée. C'était peut-être une singulière
conversation pour deux amoureux ! Mais j'aimais à causer du
ciel avec lui, j'étais heureuse de voir qu'il aimait Dieu et
il me semblait qu'une pareille conversation devait attirer sur nos
têtes mille bénédictions. Je crois que nous restâmes au moins une demi-heure à
causer, le cœur triste en songeant que dans quelques heures sonnerait
le douloureux moment des adieux. Nous nous mîmes, Charles et
moi, à la recherche de Thérèse, qui nous
rejoignit bientôt chargée d'une masse de fleurs, et nous
reprîmes silencieusement le chemin de Yenne. En descendant une
pente trop rapide, je me tordis légèrement le pied ;
Charles eut l'air fort inquiet : il m'offrit son bras et me soutint
jusqu'à ce que je puisse me servir de mon pied. C'est aussi, je crois, ce jour-là que Charles me fit
promettre de lui accorder quelque chose qu'il souhaitait me demander
un peu plus tard. J'étais tellement sûre de sa
délicatesse, tellement persuadée qu'il ne pouvait rien
me demander de mal que je lui promis tout ce qu'il voulut. De retour à la maison, Charles me demanda de le mener au
salon pour faire ses adieux à ma tante Tabareau et à
Maman. Je restai dans ma chambre à côté, et au
bout de quelques minutes, mon cousin me rejoignit. Il avait l'air
grave et ému : " Il est temps maintenant que je te
présente ma requête, me dit-il : veux-tu me
permettre de te baiser la main ? " Je lui répondis "
oui " à voix basse et je lui tendis ma main tremblante.
Il la saisit doucement, ses lèvres frémissantes y
apposèrent un long baiser et je crus voir une larme briller
dans ses yeux… Sans doute, ce n'était qu'une illusion ;
Charles ne devait point pleurer et peut-être ses yeux qui
s'attachaient sur moi avec tant de tendresse reflétaient-ils
seulement mon œil noyé de pleurs ? - J'étais debout
devant lui, pâle et tremblante, refoulant à grand-peine
les sentiments qui agitaient mon cœur et essayant de maîtriser
mon chagrin. Il allait partir ; c'était la pensée qui
dominait toutes les autres en ce moment : il allait partir !
J'éprouvais une vraie souffrance en répétant
mentalement ces trois mots. La voix de Thérèse qui nous appelait m'arracha
à ma douloureuse rêverie. Nous descendîmes
l'escalier. Charles me fit ses adieux dans la cour d'une voix
brève ; je lui répondis à peine : Henry et Louis
se trouvaient avec nous et j'avais peur que mes larmes ne leur
révélassent mon secret. J'avais besoin de parler un peu
de mon chagrin, aussi je sortis avec Thérèse et nous
allâmes nous promener sur la route de Novalaise. Là du
moins, j'étais à l'abri de tous les yeux indiscrets,
aussi je pleurai abondamment, ce qui me soulagea le cœur. Nous
parlâmes aussi de Marie, et Thérèse, par ses
bonnes paroles, sut si bien endormir ma douleur que je me sentis
presque calme et heureuse. La nuit tombait ; je raccompagnai ma
cousine chez elle. Ses parents et Charles étaient à
table. Mon oncle ne voulut pas me laisser retourner toute seule chez
moi et il dit à Charles de m'accompagner. Comme je
répondais que je pouvais parfaitement aller seule, mon cousin
se leva précipitamment, prit son chapeau et me dit d'un ton
qu'il tâchait de rendre indifférent : " Non, laisse
faire, il vaut mieux que je t'accompagne. " Quand nous nous trouvâmes tous les deux seuls, Charles me
dit qu'il était si heureux de me voir encore quelques minutes,
de m'être utile à quelque chose ; il me dit qu'il ne
pourrait jamais oublier les vacances qu'il venait de passer, que ce
souvenir le rendait fou. J'étais si triste, si émue que
je ne pus même pas lui répondre ; je marchais, pleurant
silencieusement à coté de lui ; du reste, la nuit
était si sombre qu'il ne se douta même pas de mes
larmes. Arrivés près du portail de notre maison, nous
nous arrêtâmes. Charles prit ma main dans la sienne : "
Tu penseras un peu à moi ! me dit-il. - Je te
le jure, répondis-je dans un sanglot ; adieu ! " Il
lâcha ma main et murmura encore une fois " adieu ". J'entrai brusquement dans la cour, je refermai en tremblant cette
porte qui me séparait de lui et je m'arrêtai un instant,
la main sur mon cœur pour en comprimer les battements,
écoutant le bruit de ses pas qui interrompait seul le silence
de la nuit. Pas une étoile ne se montrait dans
l'immensité. Je sentis des flots d'amertume me monter au cœur
et je courus à la salle à manger ; j'appuyai mon front
brûlant contre la table et je me mis à sangloter
convulsivement. Claire, que je n'avais pas aperçue, me laissa
pleurer, sentant que j'en avais besoin : " Vous n'aimez pas les
séparations " me dit-elle au bout d'un moment. Je
tressaillis et, refoulant mes larmes, je répondis avec autant
de calme que je pus : " Non, elles me font mal " Le lendemain, je voulus le revoir encore une dernière fois.
Je savais que la diligence devait l'emmener à 10 heures.
Aussi, un moment avant l'heure fatale, je dis à Henry, de
l'air le plus indifférent du monde, que j'allais voir les
demoiselles Privé et je lui demandai de m'accompagner. Il me
suivit. Nous arrivâmes sur la place. La voiture partait ; elle
passa devant nous ; j'aperçus Louis d'abord, puis Charles
appuyé tristement à la portière et regardant
Yenne d'un air sombre. Tout à coup, nos yeux se
rencontrèrent, un rayon de joie éclaira son visage, je
lui répondis par un signe d'adieu, il se découvrit
lentement et je restai un instant pâle et frémissante,
regardant la voiture qui s'éloignait rapidement. - Henry, sans
doute, ne comprit rien à mon animation. J'essayai
aussitôt de parler de choses indifférentes. Je fis mes
visites les plus courtes possible et je revins à la maison,
suffisamment calme, du moins en apparence. Thérèse passa la journée avec moi et nous
allâmes nous promener du côté de la Balme. C'est
de sa bouche que j'appris combien Charles m'aimait, et c'est
là, sur cette route qu'il avait suivie le matin même,
peut-être en pensant à moi, que nous fîmes toutes
les deux de joyeux projets d'avenir : " Que je serais heureuse si
tu devenais un jour ma sœur ! " me dit Tata en m'embrassant. Nous
rentrâmes à Yenne vers le soir et j'accompagnai Tata
jusque chez elle. Mon oncle et ma tante se trouvaient dans le salon
d'en bas : " Quelles gentilles petites sœurs ! "
s'écria Tante Célina en nous voyant appuyées
l'une sur l'autre. Cette exclamation me fit bondir le cœur et je me
sentis devenir toute pâle. Je crois que Thérèse
partit le lendemain pour Chambéry ; elle me laissa tout en
larmes. Ce fut la semaine suivante seulement que nous quittâmes
Yenne. Charles vint à Lyon au mois de juillet pour son second
baccalauréat. Il devait passer ses redoutables examens le 23
et Mariano le jeudi 24. Le mercredi matin, nous montâmes
à Fourvière [*Fourvières dans le textel afin de
prier pour nos deux futurs bacheliers. Pendant ce temps, Charles
subissait la première épreuve. Le jeudi, on nous
annonça que mon cousin était admissible ; je fus
transportée de joie et je remerciai Dieu du fond de mon cœur.
Je me souviens que nous étions tous bien agités ce
jour-là, qui devait peut-être décider de l'avenir
de Mariano et de Charles. Pour nous calmer un peu, Maman nous envoya
aux Massues. Nous ne revînmes que pour l'heure du dîner.
Je montai l'escalier en tremblant. " Charles a
été refusé à l'oral " me dit Maman.
Cette parole me bouleversa… J'avais une telle foi en mes
prières, j'avais tellement espéré une heureuse
conclusion que je fus atterrée par cette nouvelle. Je courus
dans ma chambre, je m'y enfermai et je pleurai longtemps la
tête dans les mains. - Personne, eh non ! personne n'a jamais
su combien furent amères les larmes que je versai ce
jour-là. On s'étonna de mon désespoir. On crut
probablement à un caprice. Personne ne comprit avec quelle
amertume je pleurais nos joyeux rêves rendus peut-être
irréalisables, avec quelle amertume je pleurais l'avenir de
Charles que cet échec venait peut-être de briser ! Je pleurai tellement ce soir-là que le lendemain, je ne pus
trouver une larme quand on m'annonça que Mariano et Georges
avaient eux aussi échoué. Dieu sait pourtant combien je
désirais voir réussir mon frère, et quel chagrin
je ressentis à cette nouvelle ! Nous partîmes quelques jours après pour Yenne. Je ne
vis pas Thérèse de toutes les vacances, mais nous
correspondions très régulièrement et très
longuement, ce qui nous consolait un peu de notre séparation.
Au mois de septembre, Tante Irma me mena à Genève
passer quelques jours chez les dames Défer. Ce voyage me fit
un plaisir immense : il y avait si longtemps que je n'avais vu
Adèle ! Je me souviens que Charles, jaloux des rencontres que
je pouvais faire en Suisse, me fit écrire par Tata qu'il
désapprouvait fort ce voyage. Je ne revis mon cousin qu'au mois d'octobre : il vint à
Yenne avec son père, et Maman les invita à dîner
ainsi que les habitants de Volontaz, pour le jeudi 2 octobre. Charles
était arrivé depuis la veille, mais je ne l'avais pas
encore vu. A midi sonnant, la porte du jardin s'ouvre et Tante Irma,
mes oncles et mes cousins font leur apparition. J'embrassai oncles et
tantes et saluai Charles d'un sourire rayonnant. Après le dîner, on proposa une course à
Nattages ; nous partîmes, Tante Irma, Luisa, mes deux cousins
et moi. Ce fut avec une profonde émotion que je foulais ce
petit chemin pierreux du bord du Rhône où tant
d'année auparavant, Charles m'avait donné son cœur
d'enfant. Les souvenirs m'assaillaient en foule et les années
de mon heureuse enfance passèrent devant mes yeux comme un
rêve : je n'étais plus une jeune fille, mais une enfant
de huit ans songeant déjà à ce lointain avenir
que Charles voulait partager avec moi. La voix de mon cousin me ramena à la réalité
: il marchait à côté de moi et me parlait de mon
séjour à Genève avec une inquiétude
jalouse. " Mon pauvre ami, tu sais bien que tu n'as rien à
craindre de ce côté-là " lui
répondis-je pour la dixième fois. Mon affirmation eut
l'air de le rassurer. Nous continuâmes paisiblement notre route, admirant nos
montagnes colorées de ces chaudes et riches teintes d'automne
si aimées des paysagistes. Nous trouvâmes à Nattages tous les Récamier et
le jeune ménage Laurette en pleine lune de miel. Je me
souviens que Charles fit toutes sortes de réflexions sur Laure
et son mari qui, assis en face de nous, semblaient oublier ciel et
terre ; et il ajouta à voix basse : " Je crois que je
deviendrais fou s'il me fallait te voir avec ton mari. " Vers le soir, Tante Irma donna le signal du départ et nous
reprîmes le chemin de Yenne. Tante Irma et Luisa marchaient
à quelques pas de nous, Louis courait à droite et
à gauche, aussi je me trouvais presque continuellement en
tête-à-tête avec mon cousin, ce qui me faisait
éprouver une sorte de remords. " Il faut avouer que la
chance nous favorise étrangement, me dit Charles.
Peut-être beaucoup trop pour notre bonheur,
répondis-je d'une voix altérée ; je crois
que nous jouons là un jeu très dangereux.. "
Charles ne répliqua pas un mot, mais il s'éloigna
brusquement de moi et il continua à marcher de l'autre
côté de la route. A ce moment, la pluie commença à tomber : "
Charles, veux-tu que je te garantisse ? dis-je en
ouvrant mon parapluie. - C'est trop périlleux "
répondit-il d'une voix brève. Il pressa le pas et je
restai seule en arrière, dévorant mes larmes. Devant la porte de notre maison, nous nous séparâmes.
Tante Irma et mon cousin remontaient à Volontaz. J'aurais
donné tout au monde pour lui tendre la main et lui dire : "
Charles, pardonne-moi si je t'ai peiné. " Mais il resta
devant moi, grave et froid, sans un mot d'adieu, et ces paroles
expirèrent sur mes lèvres. Je rentrai lentement à la maison et montai dans ma petite
chambre. Je m'appuyai à la fenêtre et regardai avec
amertume la route de Volontaz, bordée de peupliers et de
grands arbres dont la silhouette noire se découpait sur le
ciel étoilé. En ce moment même, Charles suivait
cette route solitaire sans songer sans doute au chagrin qu'il venait
de me faire. Je résolus de supporter vaillamment cette peine ;
Dieu aidant, je pourrais oublier mon cousin et m'efforcer
d'être gaie et gracieuse avec tous. Le vendredi et le samedi, je montai à Volontaz. Charles
était à la chasse ; j'avoue que malgré mes
résolutions, j'en éprouvai un léger
désappointement. Le dimanche, un grand dîner devait avoir lieu à
Volontaz en l'honneur du jeune ménage Laurette. Le matin,
comme j'étais seule dans ma chambre, attendant l'heure d'aller
à la messe, j'entendis tout à coup des voix bien
connues et un frisson étrange me fit tressaillir. "
Constance, descends ! Tes cousins sont en bas et c'est
bientôt l'heure d'aller à la messe. " Je descends d'un pas tranquille, réprimant à
grand-peine mon émotion, et j'arrivai sur la terrasse,
où tout le monde était réuni. Mon regard se
voilà lorsque j'aperçus Charles debout à
quelques pas de moi. Mon premier mouvement fut de lui tendre la main.
Mais je songeai à notre course à Nattages, à ses
dures paroles, et ma fierté se révolta. Je passai
devant lui calme et grave et me mis à causer avec ses
frères. Nous allâmes tous ensemble à la messe de 8 heures. En
revenant, nous devions partir pour Volontaz. Je montai pour choisir
la musique que Luisa devait emporter. Charles me rejoignit et
s'approcha du piano sur lequel se trouvait une romance
intitulée : Ce n'est pas vrai. " Je voudrais bien
que ce ne fût pas vrai, me dit-il à voix
basse. J'ai été si triste depuis notre brouille que
je n'ai pas pu dormir ces trois nuits. " Je levai la tête
et rencontrai les yeux caressants de Charles qui me sondaient avec
une douceur inquiète : " Tu sais bien que cela ne
peut pas être vrai ! Nous sommes deux fous qui
méconnaissons notre bonheur " lui
répondis-je d'une voix que l'émotion faisait trembler.
Il me tendit la main ; j'y passai la mienne avec confiance et nous
scellâmes notre réconciliation d'une chaude
étreinte. Une heure après, nous montâmes ensemble à
Volontaz. Ce fut une journée délicieuse pour nous. A
table, Charles n'était pas à côté de moi,
mais je ne pouvais pas lever les yeux sans rencontrer son bon regard
attaché sur moi. Je sentis alors que c'était folie de
nous disputer, et qu'infailliblement nous reviendrions l'un à
l'autre. Le lendemain 6 octobre, mes parents et mes frères partirent
pour Lyon ; nous restâmes, Luisa et moi, sous la garde de ma
tante Tabareau. Charles, qui était descendu de Volontaz pour
faire ses adieux à Mariano, resta longuement avec nous. Il
devait partir le lendemain, aussi je me souviens qu'il me fit jouer
plusieurs fois de suite la Dernière Pensée de
Weber, harmonieux adieu à la vie du grand maître, dont
la mélancolie s'accordait bien avec la tristesse de nos cœurs.
Le lendemain, Charles vint nous faire sa dernière visite ;
il la prolongea le plus possible, causa politique avec ma tante, dont
les opinions étaient en parfaite contradiction avec les
siennes, nous raconta mille folies qui me firent sourire au milieu de
ma tristesse, et finalement se leva pour partir. Je l'accompagnai jusqu'au portail du jardin ; il me parlait des
vacances de Pâques, pendant lesquelles nous serions si heureux,
et je lui donnai mes commissions pour Thérèse. Je crois
que lui aussi était triste de me dire adieu et qu'il
comprenait comme moi combien seraient longs les six mois qui nous
séparaient des vacances. Nous nous serrâmes la main silencieusement. Il ouvrit le
portail et se retourna encore une fois pour me voir. Ses yeux eurent
un regard d'une douceur infinie, puis il tourna brusquement la
tête et disparut au détour du chemin. La tête me tournait et mes jambes tremblantes avaient peine
à me soutenir. Je me dirigeai vers le salon et je
m'étendis sur un canapé où je savourai
silencieusement mon chagrin. Je me souviens que pendant la
journée, je jouai la Dernière Pensée de
Weber ; j'y mis toute mon âme et il me sembla même un
instant que mon piano sanglotait sous mes doigts… Au mois de mars suivant, nous reprîmes joyeusement le chemin
de Yenne. Pâques était le 28. Nous partîmes le
mardi saint avec Laure et Georges Sérullaz, nous promettant de
passer ensemble de délicieuses vacances. En arrivant, j'appris
que mon oncle Alexis était à Yenne avec Charles,
récemment reçu à la seconde partie du
baccalauréat. Pendant que nous défaisions nos malles, mon cousin arriva.
J'entendis sa voix dans la pièce à côté et
j'allai au-devant de lui ; Laure et mes frères étaient
avec nous, aussi nous nous dîmes bonjour assez froidement… Mon
oncle Alexis arriva sur ces entrefaites et nous montâmes
ensemble à Volontaz voir le général, qui y
était installé. Je me souviens que nous nous
promenâmes au-dessus du bois dans ce même [pré
- le mot manque dans le textel où, l'année
précédente, nous avions été si heureux,
mon cousin et moi, à cette même place où Charles
nous avait lu la lettre de Paul-Louis Courier. Un moment, un affreux doute m'avait torturé le cœur et je
m'étais demandée avec angoisse si mon cousin m'aimait
toujours. En traversant le repli du terrain où nous nous
étions assis l'un à côté de l'autre,
Charles me dit avec un soupir : " Tu te souviens : c'était
là. " Je répétai comme en écho : "
C'était là ! " Et je fis à Charles le
plus doux de mes sourires. Nous restâmes un moment silencieux
avec nos souvenirs, regrettant peut-être l'heureux passé
que nous avions traversé en nous donnant la main. Tous mes
tristes doutes s'étaient évanouis. Pendant le peu de jours que nous passâmes ensemble, mon
cousin fut plein d'attention pour moi. J'avais eu de grands ennuis
pour ma correspondance avec Thérèse. les religieuses de
la Visitation avaient même remis à mon oncle Alexis une
lettre que j'avais écrite à sa fille. Charles, toujours
empressé de me rendre service, s'était, je ne sais par
quel moyen, procuré cette malheureuse lettre. Sur ma
prière, il me la donna (bien à regret, il est vrai) et
je brûlai sous ses yeux ces quelques pages, bien innocentes
pourtant, qui avaient fait verser des larmes à ma chère
Thérèse. Le vendredi soir, Charles vint nous faire ses adieux. Sous
prétexte de lui rendre un livre qu'il nous avait
prêté, je restai seule un moment avec lui pendant que
tout le monde se mettait à table pour le souper.
J'étais très émue ; Charles avait l'air triste.
J'avais sur les lèvres mille choses à lui dire, un mot
de moi peut-être aurait amené un sourire dans ses yeux,
mais il me sembla que ma fierté de femme ne me permettait pas
de dire ce mot. Je lui serrai la main en le chargeant de mille
tendresses pour Tata, et, calme en apparence, je le laissai partir
sombre et triste pendant que toutes les fibres de mon cœur se
révoltaient contre la contrainte que je m'étais
imposée. C'était avec une indicible amertume que je me
séparais de lui. Je restai seule un instant près de la
porte, regardant avec mélancolie les tranquilles
étoiles, puis je rentrai à la salle à manger,
l'air aussi gai que possible, et personne ne comprit quelles
émotions venaient de labourer mon cœur. Le lendemain, en revenant d'une promenade, je voulus passer sur la
place, espérant le voir encore une fois. Mais la maison
était déserte et silencieuse, les fenêtres
closes, et je sentis mes yeux se mouiller de larmes. Il était
parti ! Quelques jours après, M. Sérullaz et trois de ses
fils vinrent chercher Laure et Georges, et toute la bande reprit le
chemin de Saint-Julien. Le jeudi suivant, nous dînions à Volontaz… Au moment
où nous nous mettions à table, le facteur me remit une
volumineuse lettre pour Mariano ; je reconnus aussitôt
l'écriture de Charles et je portai la lettre à mon
frère. On passa à la salle à manger. Mariano
s'approcha de moi et me tendit une enveloppe cachetée sur
laquelle était tracée ces mots de la main de Charles :
" Pour Constance ". Un peu froissée de la
liberté que prenait Charles, j'ouvris la lettre d'une main
tremblante, me demandant avec angoisse ce que pouvait signifier ce
message. La première ligne me rassura pleinement : mon cousin
s'excusait de son audace et m'expliquait (avec un " vous "
cérémonieux) que Tata était malade ; il se
trouvait obligé de se faire son secrétaire. Suivait la
lettre dictée par ma cousine et enfin une page de Charles
écrite à la dernière heure m'annonçant
que Thérèse avait la scarlatine et me donnant
néanmoins de bonnes nouvelles de la malade. - Ma lecture
finie, je repliai tranquillement ma lettre, je la mis dans ma poche
et j'entrepris une conversation suivie avec mon voisin, M.
Léon Bussy. Après le dîner, on me demanda de qui était la
lettre que je venais de recevoir. J'expliquai que
Thérèse, étant malade, avait chargé son
frère de m'écrire pour me donner de ses nouvelles.
Personne ne me demanda à voir la lettre que j'aurais pu, du
reste, montrer à tout le monde, et je me souviens que
j'éprouvai une joie singulière en serrant contre mon
cœur ces pages qu'il m'avait adressées, ces quelques lignes
que sa main tremblante n'avait même pas osé signer. Le 31 juillet suivant, nous reprîmes le chemin de Yenne,
Maman, Victor et moi. Mariano et Georges, partis de Lyon à
cheval, nous arrivèrent le lendemain, bien fatigués de
leur formidable course. Ce jour-là, Maman m'apprit une
nouvelle qui me rendit folle de joie : la famille Alexis devait
arriver le lundi afin de passer un mois à Yenne. Je ne dus pas dormir cette nuit-là : j'étais trop
heureuse ! Au matin, je me levai toute joyeuse, et à 11
heures, Maman m'envoya avec Victor à la rencontre du bateau
à vapeur qui devait amener d'Aix mon oncle et sa famille, avec
mission de les inviter à dîner. Je soulevai une masse
d'objections : j'avais appris que mon cousin François, le
jésuite, se trouvait parmi les arrivants, je ne l'avais pas vu
depuis six ans, et comme je le savais très taquin, je
craignais extrêmement ses remarques moqueuses. Enfin je me décidai pourtant, et nous allâmes, Victor
et moi, au bord du Rhône. Le bateau avait déjà
passé, débarquant nos voyageurs sur l'autre rive. Je
les distinguais assez difficilement à cette distance. Je les
vis monter dans le bac, et en quelques coups de rames, la barque fut
assez près pour que je puisse distinguer ma tante, le
Père François, la petite Marguerite et Charles qui nous
faisait des signaux. - Cinq minutes après, ils descendaient
sur la terre ferme et Tante m'embrassait en m'annonçant
l'arrivée de Thérèse pour le 12 août…! Le
Père François me parut, de près, beaucoup moins
terrible que je ne me l'étais représenté : il me
plut beaucoup ; seulement, je me promis intérieurement
d'être extrêmement prudente dans ma conduite avec
Charles, afin d'éviter toutes les moqueuses remarques de mon
vénérable cousin. Je serrai la main de Charles avec
tranquillité ! et je transmis à ma tante l'invitation
de Maman. Une heure après, nous étions à table.
Après le dîner, je montai à Volontaz avec mes
frères et mes cousins. Nous passâmes une journée
délicieuse. Les jours qui suivirent furent extrêmement
gais. Nous passions tout notre temps ensemble ; Charles était
pour moi comme par le passé. Mon père, Luisa et Henry arrivèrent au milieu de la
semaine. Mariano et Georges reprirent à cheval la route de
Lyon le samedi, et Maman partit à son tour le dimanche. Je n'ai pas conservé un souvenir bien concret de toutes nos
journées, cependant je me souviens que Charles passait presque
tout son temps à la maison. Sous prétexte de venir voir
mes frères, il restait de longues heures avec moi ; nous ne
nous disions rien de saillant, mais chacune de ses paroles
revêtaient pour moi de délicieuses couleurs, et
d'étranges frissons me faisaient tressaillir quand je
rencontrais son regard profond tout rayonnant de tendresse. Nous fîmes, à peu près à cette
époque, une course dont je conserverai toute ma vie un profond
souvenir. Papa nous mena à Notre-Dame-de-l'Etoile, petite
chapelle à demi ruinée perchée sur un rocher
surplombant le lac du Bourget. Je me souviens que nous restâmes
longtemps à rêver assis sur l'herbe parfumée de
serpolet sauvage qui couvrait la pente de la montagne. Perdue dans ma
réflexion, j'appuyai mon front sur ma main et je laissai errer
mes regards sur le lac, dont les flots bleus miroitaient sous les
rayons du soleil. Avant de quitter ce petit coin agreste, je
m'agenouillai sur les dalles usées de la vieille chapelle, et
c'est encore pour Charles qu'une prière ardente s'éleva
de mon cœur vers Dieu. Au retour, il voulut porter mon petit châle bleu, et plus
d'une fois je vis qu'il le baisait avec transport. - Nous
causâmes du Récit d'une sœur ; François et
Papa trouvaient ce livre absurde, Charles et moi le défendions
avec chaleur : " J'aime ce livre à la passion, me dit
mon cousin à voix basse ; j'y trouve une telle
analogie avec ma situation (je crois bien qu'il dit : " avec
notre situation ", mais je n'en suis pas sûre). Le
passage que je préfère est celui du premier
baiser d'Albert à sa fiancée ! " Je ne
répondis rien, mais je souris et pensai en moi-même que
j'avais déjà fait cette même réflexion. En
effet, plus d'une fois en lisant l'ouvrage de Mme Craven, j'avais
songé avec orgueil que l'amour de Charles pour moi
était aussi grand que celui qu'Alexandrine avait
inspiré, si grand que la mort même ne pourrait le
briser… Thérèse arriva le 12 août ; il y avait
près de deux ans que je ne l'avais vue, aussi ce fut avec
bonheur que je l'embrassai. Elle avait grandi, embelli ; seul son
cœur n'avait pas changé : je la retrouvais bonne et
affectueuse comme par le passé. Le 15 était un dimanche ; nous allâmes à la
messe dans la chapelle des capucins et nous y trouvâmes toute
la famille Alexis. Au moment de la communion, je vis mon oncle et ses
fils se diriger vers la sainte table et des larmes de joies
gonflèrent mes paupières quand j'aperçus
Charles, grave et recueilli, s'agenouiller à côté
de son père. Je courbai la tête et priai Dieu de tout
mon cœur, puis je m'avançai à mon tour pour recevoir le
pain de vie. J'ai goûté ce jour-là un moment de
joie ineffable en voyant celui que j'aimais s'approcher de son Dieu,
et j'ai demandé au Sauveur de permettre qu'un jour, dans cette
même petite chapelle, j'eusse le bonheur de communier
agenouillée à côté de mon fiancé.
Je me revois dans mes souvenirs, le soir de ce même jour,
accoudée à l'une des fenêtres de notre maison et
regardant à côté de lui le feu d'artifice et le
bal champêtre. Quelques lanternes vénitiennes,
suspendues à des sapins plantés non loin de notre
maison, éclairaient la pièce où nous nous
trouvions d'une lueur indécise. Parfois, une flamme de Bengale
emplissait notre chambre de sa rouge lueur ; je voyais alors le
regard ardent de Charles fixé sur moi ; puis elle
s'éteignait, tout redevenait sombre et nous restions
silencieux, écoutant les cris d'admiration des paysans et
songeant sans doute que personne, parmi cette foule joyeuse,
n'était aussi heureux que nous. Dans le courant du mois d'août, nous fîmes une course
magnifique : mon père nous mena au Pasquiers, joli petit
hameau perché sur la Charve. Ce fut une des plus belles
journées de nos vacances, journée sans nuages s'il en
fut jamais. Ce vallon agreste et tranquille semblait le bout du monde
; on se sentait si profondément heureux et calme dans ce petit
coin ignoré ! Du haut d'un rocher, nous pûmes apercevoir
le lac, d'un bleu profond, intense, et au-dessous de nous, presque en
ligne droite, les clochers et les tours d'Hautecombe. Charles s'assit
à côté de moi et nous restâmes longtemps
silencieux et recueillis, écoutant ces mille voix de la nature
et savourant avec délice l'âpre parfum de nos montagnes.
Je ne me souviens qu'imparfaitement de nos journées. Nous
menions une délicieuse vie de famille. Le matin, Charles
trouvait toujours quelque prétexte pour venir. Dans
l'après-midi, lorsque je faisais de la musique avec
Thérèse, mon cousin arrivait aussitôt, me faisait
jouer tout mon répertoire ; nous chantions ensemble les
Rameaux, la chanson de Fortunio. Enfin, nous jouissions pleinement
les uns des autres. Mon oncle Rivet arriva à Yenne au mois d'août. Le 25,
mes frères et mes cousins firent avec lui l'ascension de la
dent du Chat. Ils partirent à 5 heures du matin et avaient
décidé que l'on se réunirait chez nous à
4 heures et demie pour déjeuner. Je dormais d'un profond
sommeil ; la voix de Charles qui parlait sur la terrasse, me
réveilla en sursaut. Je m'habillai à la hâte,
disant à Luisa que je tenais à voir partir nos
ascensionnistes, et je descendis à la salle à manger au
grand étonnement de ma sœur qui ne pouvait comprendre pourquoi
je me levais si matin contrairement à mes habitudes. Je ne le
savais pas moi-même : un secret instinct m'y avait
poussée ; il m'avait été impossible de dormir le
sentant si près de moi. Ce jour-là, il m'arriva bien souvent de regarder la dent :
je suivais en esprit leur course à travers la montagne, je les
voyais gravissant péniblement la cheminée, arrivant au
sommet, et toujours, devant mes yeux, effaçant toutes les
autres, se dressait sa chère image. A 2 ou 3 heures de l'après-midi, nos ascensionnistes
revinrent assez las ; cependant, après une heure de repos, ils
vinrent au Colombier et nous souhaitâmes solennellement la
fête de Luisa sous les tilleuls. Un autre jour, à Volontaz, nous nous étions si
longuement promenées, Thérèse et moi, dans les
prés humides que Tante Irma nous envoya à la cuisine
nous sécher devant la cheminée. Charles nous rejoignit
aussitôt et nous restâmes longtemps à deviser
joyeusement devant l'âtre, regardant la flamme qui
léchait les parois noircies et bâtissant les plus beaux
châteaux en Espagne. Vers la fin du mois d'août, il y eut un grand dîner
à Volontaz en l'honneur de M. et Mme Gigord de
Villefègne. Je ne sais ce que nous fîmes pendant la
journée : on se promena dans les alentours, on fit de la
musique, je crois. A 4 ou 5 heures, la famille Gigord, qui se
trouvait à Saint-Innocent, monta en voiture. Nous
étions tous dans la cour de Volontaz, disant adieu à
nos cousins et formant le projet de nous revoir aux vacances
prochaines. Je m'approchai de la voiture découverte pour
embrasser la petite Lucie ; Charles, qui se trouvait à
quelques pas de là, me regarda, puis il s'avança et
embrassa l'enfant qui venait de recevoir mon baiser. Je remarquai que
nous fûmes les seuls à le faire. Nous descendîmes de Volontaz au clair de la lune. Mon oncle
Alexis, ma tante et François étaient à Yenne
depuis longtemps, aussi j'avais extrêmement peur que
Thérèse et mon cousin fussent grondés de leur
retard : " Que veux-tu que cela me fasse, d'être
grondé ? Je serais cent fois plus malheureux si je
n'étais pas avec toi. " Il me dit cela avec un accent si
pénétrant que je fus émue malgré moi. -
Le chemin que nous suivions était bordé de grands
arbres qui projetaient à nos pieds des ombres gigantesques, et
çà et là, quelques silhouettes fantastiques se
découpaient sur le ciel éclairé par la lune
comme de grands fantômes aux membres décharnés. -
Nous arrivâmes à Yenne un peu tard et nous
accompagnâmes Charles et Thérèse jusque chez eux.
Ce fut un grand soulagement pour moi lorsque j'appris le lendemain
que mon oncle ne les avait pas grondés. Ainsi se passèrent, non seulement les heures de cette
journée, mais bien d'autres que je me rappelle moins
distinctement encore. " C'est comme un paysage inondé de
soleil qui nous enchante, un rayonnement splendide répandu sur
toute chose. " La chasse s'ouvrit, je crois, pendant les derniers jours du mois
d'août. Charles avait invité pour la circonstance son
ami Laurent Récamier ; tous deux montèrent à
Volontaz un lundi et je restai trois longs jours sans voir mon
cousin. Le jeudi, nous eûmes à déjeuner le Père
Chénevaz et son frère administrateur du Nouvelliste.
Il y avait aussi un grand dîner à Volontaz ;
par un malentendu inexplicable, nous n'avions point reçu
d'invitation de Tante Irma, aussi nous ne montâmes à
Volontaz qu'après le départ de nos hôtes. Nous
trouvâmes là-haut une nombreuse société.
Laurent Récamier, à qui Charles avait confié son
secret, m'examina avec une attention qui m'amusa. (J'ai su depuis
qu'il m'avait trouvée bien, et avait dit à mon cousin
qu'à sa place, il aurait certainement été
amoureux de moi.) M. Récamier partit le soir même pour
Cressin ; Charles avait eu quelque velléité de
l'accompagner, mais il ne put se décider au dernier moment et
Laurent l'engagea lui-même à profiter des
dernières heures qu'il avait à passer avec moi. Le lendemain, Charles vint nous voir le matin et promit d'amener
Thérèse après le dîner. Mais j'attendis
vainement leur visite : ni l'un ni l'autre ne parurent. Je montai
dans ma chambre le cœur gros et me mis à travailler. Tout
à coup, j'entendis en bas la voix de mon oncle et celle de
François, et Luisa vint me dire que Charles et
Thérèse étaient allés à Volontaz.
J'éclatais en sanglots et je restai seule dans ma chambre
à pleurer pendant toute la journée. Vers le soir, Tata
et son frère descendirent de Volontaz où ils
étaient allés pour dire adieu à Tante Irma. Nous
passâmes le reste de la journée ensemble, causant
à peine et pensant surtout au moment de la séparation.
A la nuit, nous allâmes, Père, Thérèse,
Charles et moi, chez les Rumilly. Je me souviens que mon cousin, en
franchissant le seuil de notre maison, regardait le jardin avec
mélancolie. " Quand serons-nous de nouveau réunis
ici ? dis-je avec un soupir. Peut-être dans un an,
peut-être jamais ! " Charles me gronda doucement, mais je
crois qu'au fond, il était aussi triste que moi. Nous sortîmes de chez les Rumilly et nous nous
séparâmes sur la place : " A demain, dis-je en
embrassant Thérèse ; j'irai vous dire adieu au
moment de votre départ. " Je tendis la main à
Charles ; c'était la première fois depuis un mois,
aussi je vis ses yeux rayonner de joie ; il prit ma main, et la tint
longtemps serrée dans la sienne. Le lendemain, nous allâmes chez mon oncle un moment avant le
départ du courrier… Ce fut une triste visite. Pour moi, je
redoutais beaucoup le moment de la séparation. Pourtant, je
l'appelais de tous mes vœux : au moins, après le
départ, je m'enfermerais dans ma petite chambre et il me
serait permis de pleurer pour soulager un peu mon cœur. - A 11
heures, la voiture s'arrêta devant la maison, nous nous
dîmes adieu bien tristement et malgré toutes mes
résolutions de grand courage, je me mis à pleurer
amèrement. Papa m'emmena, mais je détournai la
tête et je pus apercevoir encore une fois la voiture qui se
mettait en marche. Ce jour-là, mon père nous conduisit à la
Martinière. J'allai rêver dans les bois et je restai
longtemps assise sur un tronc d'arbre renversé, regardant, les
larmes aux yeux, ce cruel mont du Chat, qui, encore une fois, me
séparait de ceux que j'aimais. Dès lors, les vacances furent finies pour moi ; je
continuai sans doute à faire de longues courses avec mes
frères, mais je me sentais envahie par une incommensurable
mélancolie qu'il m'était impossible de secouer et plus
d'une fois Victor me demanda : " Qu'as-tu donc ? Je trouve
que tu as un air extrêmement singulier depuis quelque temps.
" Pouvait-il en être autrement, puisque la moitié de
mon âme l'avait suivi ! Il me faut aborder maintenant des faits bien récents ;
quelques pages encore, et j'aurai terminé ce récit.
Sans doute, ces souvenirs doivent être bien présents
à ma mémoire, puisque deux mois à peine se sont
écoulés depuis lors ; cependant, un
indéfinissable sentiment me retient et j'ose à peine
jeter un regard sur ce passé si cher et si récent. Dans le courant de l'hiver, j'avais fait un petit séjour
à Chambéry. Charles venait d'y passer quelques jours
après ses premiers examens de droit. A la fin du mois de mars, Mariano nous revint malade de Paris, et
le 29, nous partîmes pour Yenne, mon père, lui et moi,
espérant que le bon air remettrait mon frère. Quelques jours après, Tante Célina et
Thérèse arrivèrent, et le 2 avril, nous
fîmes une promenade sur les rochers. Tata me parlait de Charles
et nous nous étonnions de n'avoir point de ses nouvelles. - Le
soir, Mariano et Victor, qui venaient d'arriver de Lyon, firent une
petite promenade du côté de la Balme ; ils revinrent en
m'annonçant qu'ils avaient vu Charles dans la diligence venant
de Saint-Genix. Je me sentis la cœur allégé d'un grand
poids et toutes mes tristes appréhensions de la veille
s'évanouirent en un instant. Charles avait promis à mes
frères de venir nous voir le soir même, mais
après une heure d'attente, Papa fit fermer le grand portail,
ce qui m'enleva tout espoir. (J'ai su depuis que mon cousin
était venu quelques minutes après, et que trouvant la
porte close, force lui avait été de rebrousser chemin.)
Le lendemain, dimanche des Rameaux, je me promenais seule dans le
jardin en pensant à lui. Tout à coup, j'entends ouvrir
le portail et mon nom prononcé d'une voix vibrante : "
Constance ! " Mon cœur se met à battre violemment, je
tourne le tête et je me trouve à côté de
lui pâle et souriante, la main dans la sienne, et regardant son
bon et loyal visage qui se penchait sur moi. Je ne sais combien de
temps nous restâmes ainsi ; il ne me parlait pas, mais ses yeux
avaient un rayonnement de tendresse si intense que je me sentis
trembler et que mon cœur se gonfla d'émotion. Je retirai ma
main de la sienne en souriant. Je le conduisis auprès de mon
père et je restai avec eux écoutant leur conversation
d'une oreille distraite. Je ne sais pourquoi, mais je ne le regardais
pas ; il me semblait plus doux de sentir sa présence avec le
cœur que de fixer mes yeux sur lui. Ce fut une heureuse journée pour moi. Nous restâmes
ensemble de longues heures et Charles me dit le soir d'un air grave
qu'il avait à causer sérieusement avec moi. Le lendemain, Papa partit pour Lyon ; mon cousin vint avec nous
l'accompagner à la voiture, puis après le
départ, nous rentrâmes à la maison. Mes
frères et Charles s'installèrent dans la chambre de
Mariano et je montai dans la mienne pour attendre le moment d'aller
à la promenade. Tous ces faits semblent bien insignifiants ; ils sont cependant si
étroitement liés à mon récit qu'il m'est
impossible de les supprimer. Du reste, j'ai résolu
d'être franche ; dût-il m'en coûter, je veux
raconter ici non seulement ces moments de bonheur intense que son
amour me fit goûter, mais aussi ces instants de
découragement amer, ces heures où j'ai souffert par sa
faute, ces heures où il me semblait voir sombrer toutes mes
espérances. Le 11 avril fut pour moi un jour de véritable angoisse : je
tiens à le mentionner, car ce fut à cette douleur
même que je dus un des moments les plus heureux de ma vie. -
J'étais seule dans ma chambre, attendant patiemment la
décision de mes frères qui causaient avec Charles dans
la pièce à côté. Je ne prêtais
qu'une oreille distraite à leur conversation, quand j'entendis
tout à coup Mariano renvoyer poliment Victor de sa chambre : "
Nous avons à causer " lui dit-il. Victor vint me
rejoindre, et mon frère et Charles restèrent dans leur
chambre, parlant à voix basse. Je ne cherchai pas à
entendre leur conversation, mais de temps en temps, un rire
étouffé parvenait à mes oreilles et
j'éprouvais une vraie souffrance en songeant que sans doute
mon cousin et mon frère se racontaient des histoires peu
édifiantes. Peut-être tous les jeunes gens sont-ils dans ce
cas-là, peut-être suis-je insensée de conserver
tant d'illusions ; mais je voudrais voir parfaits ceux que j'aime. Je
suis jalouse de leur moindre pensée, de la moindre petite
parcelle de leur cœur jetée au vent. L'idée que
Charles, peut-être, faisait des sottises à Grenoble, me
rendit triste pour toute la journée. Nous fîmes ensemble
sur les rochers une promenade qui n'eut pas le pouvoir de me
dérider. Au retour, mon cousin me réclama de la musique
; j'ouvris mon piano et jouai tout ce qu'il voulut, mais sans
parvenir à reprendre ma gaieté. Pendant le souper, comme je songeais avec une certaine amertume
aux incidents de la journée, Mariano me porta un dernier coup
: " Tu sais, me dit-il, Charles se moque de toi.
" Je sentis au cœur un déchirement soudain, je tournais
vers mon frère un visage subitement pâli, et faisant un
violent effort sur moi-même, je répondis d'une voix
presque calme : " Je te remercie de m'avertir ; je
n'ai du reste plus d'illusions. - Ah ! tu en as donc
eu quelquefois ? " me dit Mariano en riant sans comprendre
l'horrible souffrance qui me torturait le cœur. " J'avoue que j'en
ai eu quelques-unes " dis-je à voix basse, et je
détournai la conversation. Après le repas, mes frères proposèrent de
rester au jardin. Il faisait un clair de lune magnifique, un de ces
clairs de lune faits pour des amoureux, et je sentis mon cœur saigner
en regardant ces pâles rayons d'argent qui se mariaient
fantastiquement aux tilleuls du Colombier. Personne ne vit mon
émotion, pas même Mariano, sur le bras duquel je
m'appuyais toute frissonnante. Nous nous promenions ainsi depuis un
moment, moi la mort dans le cœur et souriant faiblement aux
plaisanteries de mes frères qui causaient gaiement,
insouciants de la blessure qu'ils venaient de me faire (bien
involontairement dans doute). Tout à coup, le portail s'ouvre et Charles apparaît
dans le jardin. C'était la personne que j'aurais le moins
désiré voir en ce moment. Si je m'étais
trouvée seule avec lui, nul doute que je lui eusse ouvertement
reproché sa conduite ; j'avais envie de lui crier : "
Va-t'en, tu m'as trompée, ta présence m'est odieuse
! " Au lieu de cela, il me fallait patiemment, gracieusement
même, accueillir sa venue pendant que j'assisterais
intérieurement à l'effondrement de mon bonheur. Nous nous assîmes sur la terrasse. Les jeunes gens se mirent
à causer joyeusement et je restai froide et silencieuse.
Charles comprit sans doute que je souffrais sans se rendre
parfaitement compte de ma souffrance, car une ou deux fois, il
s'étonna de mon mutisme et me demanda ce que j'avais. Je
répondis d'une voix brève que je n'avais absolument
rien qui pût l'intéresser, et que du reste, il
m'était assez difficile de me mêler à une
conversation qui ne roulait absolument que sur des histoires
d'étudiants ou de garnisons. La soirée était un peu fraîche, aussi au bout
d'une heure, nous montâmes dans le salon et je me mis
silencieusement à une broderie pendant que Charles me disait
encore une fois : " Tu as un air bien singulier, ce soir ;
je ne te retrouve plus la même ? " Je ne
répondis rien, mais les larmes aux yeux, je me remis à
mon ouvrage avec une activité fébrile. A 10 heures,
Charles se leva et nous quitta en me regardant d'un air
étrange. J'allai aussitôt dans ma chambre, je
m'agenouillai près de mon lit et pleurai en songeant au
bonheur que j'avais perdu et surtout à la folie que j'avais
faite en donnant mon cœur à un homme qui m'avait trahie.
Pendant la nuit, je m'éveillai à chaque instant et je
me surpris à répéter d'une façon
douloureusement inconsciente : " Il se moque de moi !" Le matin, ma première action fut de me rendre à
l'église. Dans cette pauvre petite chapelle de village, je
priai ardemment, j'exposai à Dieu mon chagrin, et là,
à cette même place où plus d'une fois je l'avais
supplié de bénir notre amour, je fis courageusement le
sacrifice de mon bonheur. En revenant à la maison, je me
promis de tout oublier : il se moquait de moi, à mon tour, je
voulais me rire de lui ; il avait cru pouvoir se faire
impunément un jouet de mon cœur, eh bien, je lui rendrai
blessure pour blessure et c'est lui qui pleurerait un jour cet amour
qu'il avait foulé aux pieds ! Munie de ces résolutions,
je fus pendant trois jours d'une fraîcheur
étudiée. Thérèse s'aperçut
aussitôt de ce changement ; elle me supplia de lui en dire la
raison, et comme je lui racontai ce qui était arrivé,
elle me dit qu'au contraire Charles m'aimait plus que par le
passé, qu'il parlait constamment de moi et se désolait
de mon indifférence. Je refusai de croire
Thérèse et je lui fis part de ma résolution : "
Je suis trop sérieuse pour permettre que l'on s'amuse de
moi. J'ai cru jusqu'à présent à un
attachement sincère de ta part de ton frère ;
aujourd'hui, je m'aperçois du contraire et je
suis parfaitement décidée à ne plus me
fier à ses paroles. " Tata fit son possible pour me
dissuader, mais je restai inébranlable, souffrant
étrangement de la barrière que je venais
d'élever entre nous. Deux jours se passèrent ainsi : je
voyais Charles très souvent, mais plus avec le même
plaisir ; il avait vis-à-vis de moi un air embarrassé
ou triste et il m'arriva plus d'une fois de me demander si Mariano
s'était trompé et si Charles et moi nous ne souffrions
pas d'une cruelle méprise. Un matin, je trouvai Thérèse chez Mlle Perdine ;
nous sortîmes ensemble après une courte visite. A peine
fûmes-nous dehors que ma cousine me reparla de son frère
: elle m'assura que ma froideur l'affligeait profondément,
qu'il désirait ardemment me voir un moment seule afin de
s'expliquer avec moi, et ma cousine ajouta que Charles voulait
m'écrire afin de me parler à cœur ouvert. J'avais
été si triste depuis trois jours que j'acceptai les
propositions de Tata, tout en lui disant qu'après avoir lu la
lettre, je la lui rendrais. Nous traversâmes le Colombier dans toute sa longueur. En
passant devant la tonnelle, j'aperçus mon cousin qui lisait
assis sur un banc. Je sentis au cœur une douleur étrange.
Charles se leva et vint à ma rencontre : " Ne veux-tu pas
t'arrêter un moment ici ? " me dit-il à voix basse.
J'eus un instant d'hésitation ; Thérèse me prit
par le bras et me força doucement à m'asseoir sur un
des bancs pendant que son frère, appuyé contre un tronc
d'arbre, restait debout vis-à-vis nous. Charles le premier rompit le silence. Je ne sais comment il arriva
à parler d'affection ; le fait est qu'il me dit d'un air
triste : " Tu n'as pas foi en ceux qui t'aiment : c'est mal -
J'ai malheureusement trop de bonnes raisons pour être
incrédule. " Il poussa un soupir et je l'entendis qui
murmurait tristement : " Quelles preuves te faut-il donc ? "
Je ne répondis rien car je sentis de nouveau qu'il m'aimait :
son regard avait suffi pour me désarmer. Je me levai,
embarrassée de la tournure que prenait notre entretien, et je
partis avec Thérèse. Le vendredi saint, nous allâmes ensemble au chemin de la
croix. Le lendemain, mon père nous mena sur la route de la
Balme à la rencontre du général, qui venait de
Fontainebleau. Charles marchait à côté de moi : "
Thérèse te donnera aujourd'hui quelque chose de ma
part " me dit-il à voix basse. Je compris que
c'était la lettre dont ma cousine m'avait parlée, aussi
je me contentai de faire un " ah " significatif. Nous avions pris l'habitude, après chaque repas, de causer
par-dessus le mur du Colombier, mes frères, mes cousins,
Thérèse et moi : ce mode de conversation nous amusait
fort, et il nous arrivait parfois de rester de longues heures ainsi,
les uns perchés sur le mur branlant, les autres sur quelques
échelles vermoulues, et racontant mille folies de ces
pittoresques hauteurs. - Aussitôt le dîner fini, nous
allâmes reprendre nos postes sur le fameux mur et
Thérèse me fit signe qu'elle avait à me parler.
Je pris le chemin du Colombier et cinq minutes après,
Thérèse, qui était venue à ma rencontre,
me remettait une enveloppe cachetée. Je la pris d'une main
tremblante. Tata me conduisit sur le bord de l'étang, nous
nous assîmes en silence et je décachetai la lettre avec
un battement de cœur. Elle était ainsi conçue : " Charles. " Je me sentis tout entière imprégnée d'une
joie intense ; je fermai les yeux, j'avais le vertige. J'appuyai mon
front sur ma main et je me mis à pleurer ; ce n'étaient
plus ces larmes douloureuses qui font saigner le cœur, mais de
ces larmes bénies que le bonheur fait couler, de ces larmes
qui savent effacer l'amertume d'un passé. - Nous
revînmes silencieusement, Thérèse et moi,
appuyées l'une sur l'autre, et nous rejoignîmes mes
frères sous les tilleuls. Je ne sais si Charles vit mon
émotion, mais Henry comprit que j'avais pleuré ; il en
fit la remarque à haute voix et je vis le regard profond de
Charles qui s'attachait anxieux sur mon visage. Le soir, fermée dans ma petite chambre, je relus et copiai
d'une main tremblante ces pages qui m'avaient émue,
décidée à rendre le lendemain la lettre à
mon cousin. Le jour de Pâques, quand Mariano et Charles revinrent de la
messe, à 7 heures, j'étais seule à la maison,
attendant le moment d'aller à la grand-messe. Charles
déjeuna avec nous, Il passa une partie de la matinée
dans le jardin, mais je ne pus le voir seul un moment et lui remettre
le fameux papier. Il y avait ce jour-là grand dîner chez mon oncle
Alexis ; à midi, nous étions tous réunis dans
son salon. Charles m'offrit son bras, on passa à la salle
à manger et on se mit à table. Je me trouvais
placée à côté de lui. Nous eûmes une
conversation des plus sérieuses ; je me souviens que je fis
à Charles une foule de sermons et que je lui dis entre autres
choses : " Tu affirmes que ce que tu désires le plus au
monde est que je sois heureuse : pour moi, je
souhaite ardemment de te voir rester sage ; tu sais au reste que
c'est le plus sûr moyen de combler tes vœux ? - Ma
lettre réclame une réponse ! me dit Charles. -
Il m'est impossible de te la donner : tu sais qu'il est des choses
qu'une femme ne peut dire. " Il eut un sourire rayonnant : "
Alors, si tu étais homme, tu me dirais… ?
Peut-être ! " Il resta un moment silencieux, ses yeux
dans les miens, puis il se pencha plus près de moi, et pour la
première fois, je l'entendis murmurer ces trois mots à
mon oreille : " Je t'aime. " Après le dîner, on
se réunit au salon. Isabelle chanta plusieurs romances, entre
autres la Lettre d'une cousine à son cousin : "
C'est le dernier couplet que je préfère "
dit Charles. Je souris et répétai à mi-voix les
paroles de la chanson : " Ah ! si je pouvais soulever un petit coin du
voile qui nous cache l'avenir ! continua mon cousin. - Je l'ai
désiré aussi bien souvent "
répondis-je d'un air sérieux. Le soir, mon beau-frère, mes cousins et mes frères
partirent pour la dent du Chat. Je les vois tous encore, leurs cannes
ferrées à la main et des châles en
bandoulière, nous disant adieu dans le salon. Charles me
lança un regard empreint d'une profonde tendresse et je lui
fit le plus doux de mes sourires. Le lendemain à midi, nos
voyageurs revinrent de leur expédition. Ils
dînèrent à la maison, et après le
dîner, allèrent se coucher ; Charles, surmontant sa
fatigue, passa toute la journée pendant que nous travaillions,
ma mère, Luisa et moi. Le mardi, Luisa et mon beau-frère repartirent pour Lyon et
Charles, qui devait aller à Belley l'après-midi, vint
me faire une longue visite pendant notre dîner. Le lendemain, toute la famille dîna à la maison ;
nous avions combiné les places de telle façon que je
devais encore me trouver à côté de Charles. Ce
fut une belle journée ! Nous causâmes beaucoup : de quoi
? je serais bien embarrassée de le dire, mais nous
étions bien heureux ; comme deux enfants, nous jouissions du
moment présent sans songer que le lendemain pourrait nous
apporter des larmes. Le temps était gris et pluvieux, aussi, après le
dîner, on monta au salon, Thérèse s'assit
à côté de moi, Charles se plaça
près de sa sœur et nous restâmes ainsi un moment
silencieux, moi rêvant à l'avenir, lui immobile, en
extase, fixant sur moi le profond regard de ses yeux bleus : " Je
voudrais me mettre à genoux devant toi " me dit-il
à voix basse. Je haussai les épaules en souriant et
l'engageai à sortir un moment pour se calmer. J'avoue que la
tête commençait à me tourner ; je descendis dans
le jardin avec Thérèse pendant que mes frères
allaient retenir une voiture pour la course du lendemain. Un moment
après, je remontai. Charles et Mariano revinrent ensemble et
nous passâmes une partie de la journée à faire de
la musique. Charles n'abandonna pas une minute son poste à
côté du piano, et le soir, comme nous raccompagnions
Tante Irma à Volontaz, il vint avec nous, et réglant
son pas sur le mien, marcha invariablement à côté
de moi. Le jeudi fut la journée la plus heureuse de nos vacances,
celle où je goûtai peut-être le mieux toute la
douceur de se sentir aimée. Nous étions tous
invités à dîner à Bourdeau chez M. Gigord.
Dès 8 heures du matin, nous montâmes dans un grand
omnibus de famille ; nous formions une joyeuse bande de dix-huit
personnes. A Chevelu, nous descendîmes de voiture et nous
commençâmes à gravir la montagne à pied.
Nous marchions, Charles et moi, l'un à côté de
l'autre, nous rappelant avec émotion ce jour lointain
où, suivant ensemble la même route, une marguerite
effeuillée par ses main tremblantes m'avait
révélé son amour. Un cri d'admiration s'échappa de mes lèvres quand je
me trouvai en face de Bourdeau. Ce vieux donjon crénelé
adossé à la montagne, ses sombres tours percées
de meurtrières menaçantes, tout cela disparaissant
à demi sous le feuillage d'arbres gigantesques, puis plus loin
le lac bleu réfléchissant cette masse imposante, firent
sur mon esprit une profonde impression. Après avoir
visité le château de fond en combles, des greniers aux
oubliettes, nous retournâmes au salon, Thérèse et
moi, pendant que les messieurs allaient sur la terrasse. Au bout d'un
moment, mes frères et mes cousins rentrèrent. Charles
avait à la main une petite branche de lilas ; il s'approcha de
moi et me l'offrit en me lançant un regard éloquent ;
je pris la fleur parfumée et la fixai sur ma poitrine d'une
main émue. C'est appuyée sur son bras que je me rendis à la
salle à manger. Charles lisait d'un air anxieux les noms
inscrits sur les cartes ; tout à coup, il poussa un cri de
joie : " "M. Charles", "Mlle Constance" : nous sommes
destinés à ne jamais nous séparer "
me dit-il en me regardant avec émotion. Il me fit asseoir
à côté de lui. " Nous reviendrons
peut-être ici tous les deux dans quelques années ! "
me disait-il et mon imagination évoquait mille douces visions.
Le dîner fut interminable, mais nous étions si
profondément heureux que nous ne nous aperçûmes
pas de sa longueur. Charles et moi, nous partagions le même
pain, trouvant à cela je ne sais quelle étrange
douceur. Quand on se leva de table, je le vis saisir mon verre et le
porter lentement à ses lèvres : " Je meurs d'amour
" me dit-il avec passion. Je me levai, troublée jusqu'au
fond de l'âme, et appuyée sur son bras, qui tremblait,
je retournai au salon. On se rendit sur le balcon : jamais je n'avais vu paysage plus
mélancolique. De petites vagues frangées d'écume
venaient mourir dans une petite anse de rochers ; à gauche,
nous apercevions le fond du lac, que domine le château de
Châtillon, aux sombres draperies de lierre ; vis-à-vis
nous, la montagne de Saint-Innocent, la coquette ville d'Aix ; et
à droite, voilées par la brume, les Alpes de Maurienne,
au front de neige, et la charmante vallée de Chambéry ;
à nos pieds, un poétique sentier tracé dans une
forêt d'arbres séculaires, puis plus loin notre beau lac
si calme, si profond et si bleu que nous sentions, Charles et moi,
une folle envie de nous y précipiter. Nous avons dansé ; ma main tremblait sur son épaule
; je me sentais si heureuse et si fière, appuyée sur
son bras ! Parfois, nous nous arrêtions : nos yeux plongeaient
par la fenêtre ouverte dans ces profondeurs du lac. Le temps
était gris et triste, mais le ciel de nos cœurs était
resplendissant. J'ai conservé de cette journée une
impression de fraîcheur, de joie ensoleillée,
d'épanouissement complet. Quand mon père donna le signal du départ, nous
allâmes, Charles et moi, sur le balcon : j'embrassai d'un
mélancolique regard cette masse imposante du château, ce
lac aux eaux sombres, et ces tristes montagnes qui nous avaient vus
si heureux, demandant à Dieu du fond du cœur de permettre
qu'un jour j'y revins avec Charles. Nous avons gravi une partie de la montagne à pied. Charles
me suivait, trouvant je ne sais quel douceur à poser son pied
là ou j'avais posé le mien, à toucher le buisson
que j'avais frôlé en passant. Nous causions des
beautés de Bourdeau et Charles semblait complètement
enthousiasmé : " J'aimerais mieux pourtant une
chaumière avec toi qu'un palais sans toi ! " me
dit-il avec feu. Etait-il sincère ? Je ne le sais. Pour moi,
je m'étais dit souvent que mille fois je
préférerais une modeste existence avec Charles que la
splendeur et la richesse s'il me fallait renoncer à lui. Le samedi 23, Tante Irma avait voulu nous réunir tous une
dernière fois à Volontaz. Je me souviens que nous
sommes allés faire une petite promenade dans le bois. Charles
marchait derrière moi et je me retournais à chaque
minute pour lui parler : " Tu sais que nous n'avons pas besoin de
dispense du pape ; l'autorisation de l'évêque
suffit " me dit-il. Je me sentis toute pâle de joie
et j'ai regardé Charles avec un radieux sourire. La famille Blanchard était venue de Saint-Innocent, aussi,
après le dîner, nous avons dansé ensemble.
Charles, qui la veille était jaloux de Paul Blanchard et avait
déchiré brusquement la carte où
j'écrivais son nom, ne dut pas souffrir ce jour-là :
j'acceptai le moins possible les invitations pour rester avec
Charles. Nous dansions ensemble, mais le plus souvent nous nous
asseyions l'un près de l'autre et nous causions à cœur
ouvert, oubliant que nous étions dans un salon et que nos
apartés pouvaient sembler extraordinaires. Ce n'était
plus, comme à Bourdeau, ce bonheur d'enfant sans
arrière-pensée, sans nuage ; ce jour-là, je me
sentais bien heureuse. Cependant, je souffrais en songeant aux adieux du lendemain et
surtout à l'isolement de Charles à Grenoble. Je me
souviens de l'étrange et douloureux frisson qui me saisit
lorsque Charles me dit avec une tristesse émue : " Tu auras
des désillusions sur mon compte, je ne suis pas digne
de toi. " Je le regardai avec angoisse, cherchant à lire
sur son visage l'aveu que ses lèvres avaient commencé,
et pour la seconde fois, un doute amer, affreux me saisit. Je me
souviendrai toute ma vie de cette minute d'angoisse poignante
où je cherchai à me poser cette question : " Si
jamais je venais à découvrir quelque chose de grave sur
le compte de Charles, est-ce que je lui tendrais la main comme par le
passé, est-ce que j'oserais, comme autrefois, m'appuyer avec
confiance sur son bras ?v A ce moment, je regardai Charles ; il me sembla que ses yeux me
suppliaient, qu'ils avaient une expression de tristesse
découragée que je ne leur connaissais pas. La
pitié me saisit et mon cœur répondit : " Oui,
toujours et quand même, s'il venait à moi
loyalement et m'avouait ses faiblesses, ses fautes, je
n'aurais pas le courage de le repousser et je mettrais encore ma
main dans la sienne en lui pardonnant. " Triste journée que celle des adieux. Charles était
venu passer la matinée avec nous, mais nous n'avions pas
trouvé une minute pour causer ensemble. Au moment du
départ, nous sommes allés faire nos adieux chez mon
oncle. La diligence attendait devant la porte. Je me souviens que
j'ai embrassé Thérèse en pleurant. Charles
était derrière elle : je lui ai tendu ma main, qui
tremblait. Je suis montée en voiture, sachant à peine
ce que je faisais, et nous sommes partis… Un moment encore, j'ai aperçu Charles qui, debout devant la
porte, agitait un mouchoir en signe d'adieux, puis tout a disparu.
J'ai fermé les yeux en étouffant un cri de souffrance,
et jusqu'à Belley, je suis restée la tête dans
les mains, pleurant et priant. Thérèse est arrivée ce soir avec Antoine,
François et Louis. Charles est malade, dangereusement
peut-être : on m'a appris cela pendant le souper ; je me suis
fait violence pour ne point éclater en sanglots.
Thérèse me dit que son frère viendra cependant
le 17 ; je le désire tout en le redoutant : j'ai peur de le
trouver bien malade. Thérèse m'a remis de la part de son frère un
charmant petit carnet avec ces quatre vers de Victor Hugo
écrits de sa main : J'avais accepté ce don venu du cœur ; ce chant
d'espérance m'avait fait du bien, chassant un moment tous ces
tristes pressentiments d'avenir. Une parole a suffit pour changer
tout cela ; Thérèse m'a raconté les jugements de
François sur mon compte : il prétend que je suis faite
pour briller, que j'aime le monde, bref que je suis de
l'étoffe des femmes qui trompent leur mari ! Charles,
paraît-il, a écouté tristement, sans un mot pour
ma défense ; il a cru peut-être ces odieux jugements
téméraires. Son silence en cette circonstance m'a
profondément blessée ; j'ai senti la colère
bouillonner dans mon cœur. J'ai tiré de ma poche ce petit
carnet que j'avais accepté joyeusement, et je l'ai posé
sur la table d'une main frémissante. Si Charles eût
été là, je lui aurais lancé son
présent au visage. Injure pour injure, blessure pour blessure…
Mon Dieu, ayez pitié de moi, car je l'aime et je souffre…
Il y a un mois aujourd'hui que Charles arrivait ici. Je
l'attendais, le cœur battant d'une angoisse mortelle ; chaque fois
que le portail s'ouvrait, je me sentais saisie d'un tremblement
étrange. Tout à coup, j'entendis sa voix dans la cour ; mes mains
tremblantes laissèrent échapper l'ouvrage que je
tenais, et comme la porte s'ouvrait devant lui, je me levai, les yeux
pleins de larmes, regardant son cher et pâle visage qui me
souriait. Il vint à moi et me serra la main comme autrefois ;
je lui rendis son étreinte et je sentis les sanglots me serrer
la gorge. Oh ! si François avait pu voir ce qui se passait alors dans
mon cœur, il n'aurait pas dit ces choses qui me font tant de mal.
J'aime Charles profondément, loyalement, depuis bien des
années. Je lui ai donné mon cœur tout enfant, et depuis lors, je le
jure sur l'honneur, je me serais fait un scrupule affreux de penser
cinq minutes à un autre homme. Ah, si lui pouvait en dire
autant…! Charles a demandé de la musique ; nous sommes
montés et j'ai joué tout mon répertoire. Il
m'écoutait silencieux et oubliant un instant ses affreux
doutes sur mon cœur ; il me semblait que rien n'était
changé et que jamais nous n'avions cessé de nous aimer
et d'être heureux. Le lendemain, Charles est venu nous voir. Mes frères
partirent pour une excursion ; Charles, encore trop souffrant pour
les accompagner, est resté avec nous. Maman nous a
laissés un moment seuls et nous avons causé : "
Sommes-nous toujours brouillés ? lui ai-je
demandé. - Nous ne l'avons jamais été,
m'a-t-il réparti doucement, pour moi du moins : je
voudrais te chasser de mon cœur que cela me serait impossible.
Seulement, ces temps-ci, j'étais malade, j'ai eu trop de temps
pour penser et… douter. - Tu me fais injure, lui ai-je dit
tristement ; il me semble que tu me connais depuis assez longtemps
pour savoir que je suis loin d'avoir le caractère
léger. Enfin, si nous devons nous séparer ainsi, je ne
m'en plaindrai pas car Dieu l'aura voulu. " Charles soupira. "
Et dire que si je prononçais trois mots, nous serions
peut-être bien heureux ! - Quels trois mots ? "
dit-il en souriant. Je me mis à rire pour cacher mon trouble
et je murmurai : " Je t'aime. " Il n'entendit pas mes paroles,
mais il comprit sans doute que c'était une folie de douter de
mon cœur, car ses yeux cherchèrent les miens avec la
même tendresse que par le passé. C'est près du lit de Thérèse malade que nous
nous sommes vus les jours suivants. Le samedi 20, j'étais
allée inviter la famille à dîner le lendemain. Je
me disposais à rentrer chez moi lorsque Tante Célina
entra dans la chambre de sa fille et dit à Charles d'aller
avec moi jusqu'au Colombier demander la réponse à mon
oncle. Nous sortîmes ensemble, émus de nous trouver
seuls dehors comme le fameux soir des adieux où nous nous
étions promis de ne pas nous oublier ; il y avait bien
longtemps de cela, cependant, nos cœur n'avaient pas changé et
nous nous retrouvions à la même place, nous aimant comme
par le passé. Le dimanche, j'ai durement expié tout mon bonheur de la
semaine. Mes cousins sont venus dîner avec nous, nous avons
passé la journée ensemble ; j'ai même pu dire
à Charles d'avoir confiance, que j'avais foi dans l'avenir.
Mais au retour d'une visite à Thérèse, mon
père m'a fait appeler dans sa chambre. J'ai compris
aussitôt qu'il allait se passer quelque chose de grave et j'ai
senti mes jambes se dérober sous moi. Mon père m'a
sommée de renoncer à Charles : " Je ne vois en lui
ni l'énergie, ni la santé, ni les qualités que
je désire rencontrer en mon gendre. " J'ai essayé de le défendre : les sanglots
contractaient ma gorge et les paroles ont expiré sur mes
lèvres. Je souffrais mille agonies et une douleur atroce
m'étreignait le cœur. Un moment, j'ai élevé la
voix, prête à me révolter, sur le point de crier
que rien ne pourrait me faire changer et que j'étais
décidée à tout souffrir plutôt que de
renoncer à lui. Dieu m'a sauvée, car mon père
aurait peut-être d'un mot brisé à jamais mes
espérances : une prière ardente,
désespérée est montée de mon cœur
jusqu'à lui ; j'ai courbé la tête et un
gémissement, un seul, s'est échappé de mes
lèvres tremblantes. Je me suis levée pâle et chancelante et je suis
allée dans ma chambre savourer silencieusement l'horrible
douleur qui me torturait le cœur. Maman est venue me voir un moment ;
elle m'a parlé doucement, comme à un enfant malade :
elle a, je crois, prononcé le mot d'espérance, mais il
me semblait que j'étais le jouet d'un affreux cauchemar. Je me
sentais si endolorie, si déchirée, et mon regard avait
une si cruelle expression de tristesse que j'ai vu des larmes briller
dans les yeux de ma mère. Le lendemain, j'ai obtenu la permission d'aller voir
Thérèse toujours malade. Il était
près du lit de sa sœur ; j'ai failli me trouver mal, mais
refoulant aussitôt mon émotion, j'ai causé avec
lui comme j'aurais pu le faire deux jours auparavant. Il
était triste, aussi pour le réconforter, j'ai
trouvé le courage de sourire faiblement et de lui parler
d'espérance, quand j'étais moi-même si
près du désespoir. Le mardi matin, Papa et Mariano sont partis pour Lyon et j'ai
continué mes visites quotidiennes à
Thérèse. Dès le jeudi suivant, elle s'est
trouvée assez forte pour venir à la maison,
accompagnée de son frère. Le samedi 27 août,
Charles et Thérèse ont passé toute la
journée avec nous ; nous avons joué ensemble au
secrétaire. J'ai écrit comme réponse du jeune
homme à la jeune fille : " Ich liebe dich " et je me
suis arrangée de façon que Charles le lût. Il
a compris et m'a remerciée du regard : " Est-ce bien
vrai ? - Profondément vrai " ai-je répondu
du fond du cœur. Le soir de ce même jour, mon père, Luisa et Mariano
sont arrivés de Lyon et le lundi 29 a été
marqué par l'arrivée tant désirée
d'Adèle et de Marie Défer. Le mardi, nous avons fait ensemble une promenade aux rochers de la
Balme. Au retour, nous nous sommes assis au bord du Rhône,
Charles à côté de moi, et comme toujours, nous
avons causé de l'avenir : " J'ai peur que tu aies des
regrets plus tard " m'a-t-il dit. J'ai répondu " non
" d'une voix ferme, et comme mon cousin me demandait encore si je
pensais bien les trois mots allemands, j'ai
répété la phrase et j'ai vu son visage que le
bonheur transfigurait. Le jeudi 1er septembre, nous dînions tous
à Volontaz. Oncle Pierre nous avait livré
complètement la maison et nous étions chargées,
Adèle, Marie, Thérèse et moi, de confectionner
le dîner en question. Parties de bonne heure, nous
étions dans tout le feu de la préparation culinaire
lorsque les premiers invités arrivèrent. Adèle et moi, nous profitâmes d'un petit moment de
loisirs pour aller dans le cabinet de l'oncle Pierre confectionner
les cartes et les menus. Au bout d'un moment, nous entendons des voix
dans une pièce à côté : c'était
Luisa, Gabriel et Charles, qui vint aussitôt nous rejoindre.
Adèle quitta la chambre et je restai seule avec mon cousin
pour lui expliquer la manière d'écrire les menus. Je ne
sais si mes explications manquaient de clarté, ou si Charles
voulait me retenir le plus longtemps possible, le fait est qu'il me
fallut recommencer trois fois mes explications et finalement me
décider à lui faire un modèle. J'avais la
tête baissée sur mon papier, lui était assis
devant moi, et sans qu'il me fut besoin de lever les yeux, je sentais
son troublant regard. Tout à coup, il me prit la main et la porta à ses
lèvres : " Je ne t'avais pas permis ! " lui dis-je d'un
air que je voulais rendre sévère. Il me regarda
avec un si bon sourire que je n'eus pas le courage de me
fâcher. Je me contentai de me sauver malgré ses
supplications. Cinq minutes après, Charles avait fini et
venait nous rejoindre sous prétexte de nous aider de ses
conseils. Cette journée peut compter parmi les plus heureuses de ma
vie. Le 2 septembre, nous avons dîné chez Tante
Célina ; il pleuvait à torrents, mon oncle était
malade, aussi le dîner a-t-il été triste.
L'après-midi, nous avons essayé de danser, de faire de
la musique, mais nous n'avions plus cet entrain de la veille. Le soir
cependant, nous nous sommes tous réunis à la maison,
dans le billard, et nous avons joué aux cartes. Charles avait
l'air joyeux ; j'étais moi-même si heureuse ! J'ai conservé un triste souvenir du 3. Oncle Pierre a
emmené Adèle et Marie ; je n'ai vu Charles qu'a travers
mes larmes. Le lendemain, le général est arrivé. Il est
venu nous voir aussitôt après le dîner, et nous
sommes allés raccompagner en bande nombreuse sur la route de
Volontaz. Une pluie diluvienne nous a surpris à mi-chemin ;
nous nous sommes réfugiés sous de gros noyers qui
bordaient la route, et pendant tout le temps qu'a duré notre
halte, Charles ne m'a pas quittée des yeux. Nous sommes
revenus ensemble à la maison ; il est resté jusqu'au
soir avec nous. Ah, pourquoi ces journées-là ne
sont-elles pas éternelles ? ! Lundi, les gronderies, les scènes ont recommencé :
il m'a été interdit de mettre les pieds chez mon oncle.
Le lendemain, Thérèse est venue me chercher pour aller
à Volontaz ; j'ai refusé, craignant de
mécontenter mon père, puis je suis allée pleurer
dans ma chambre le sacrifice que je venais de m'imposer. Tata m'avait
remis le fameux carnet et le journal de Charles ; j'ai
été si émue en lisant ces lignes, si émue
que je me suis surprise sanglotant et mouillant ces chères
pages de mes larmes. Vers le soir, Papa m'a conduite à Volontaz. Nous y avons
trouvé tous les Alexis et Charles m'a jeté un regard de
reproche. Il ne savait pas sans doute à quel point j'avais
souffert en refusant de monter plus tôt ! Nous sommes revenus
à Yenne ensemble et je n'ai pu dire à Charles qu'un
simple " Dank " à voix basse pour le remercier de son
journal. Mercredi, Thérèse est venue aussitôt
après le dîner me prier de la part de sa mère
d'aller passer la journée chez elle et de porter un peu de
musique. La permission m'a été refusée. Un
moment après cependant, Papa a offert de nous mener à
Volontaz. Nous sommes allés avertir ma tante que nous
emmenions Thérèse. Nous avons vu Charles un moment :
peut-être désirait-il venir avec nous ; Papa ne lui a
pas offert de se joindre à nous, et je suis partie le cœur
bien gros. Tous les jours de cette semaine me rappellent quelque souvenir
douloureux. Je devais aller le jeudi matin chercher
Thérèse au Colombier et faire avec elle une visite chez
les sœurs. Au moment où je me disposais à partir, Papa
a exigé que Maman nous accompagnât chez mon oncle.
Charles nous a salués de loin ; j'ai à peine
répondu tant j'étais émue encore des odieuses
suppositions de mon père. Thérèse a
essayé de me consoler ; je me sentais si profondément
abattue, si amèrement découragée, que ses
raisonnements n'ont pas pu arriver à me convaincre. Je l'ai
suppliée de dire à Charles d'être
extrêmement prudent et de ne pas venir nous voir d'un ou deux
jours. J'ai été horriblement triste toute la
journée. On m'a proposé cent courses différentes
; finalement, Papa m'a déclaré qu'il me mènerait
le lendemain à Vacheresse avec Gabriel et Henry afin d'aller
à la rencontre de mes deux autres frères qui avaient
dû coucher sur la montagne. Je n'oublierai jamais ce vendredi 9 septembre : j'ai trop souffert
ce jour-là pour que cette date puisse s'effacer de ma
mémoire. Nous sommes allés en effet à
Vacheresse. Nous sommes revenus avec Mariano et Victor.
J'étais morte de fatigue, et comme nous devions passer devant
Volontaz, je demandai à Papa de nous y arrêter. Je crois
que Père était à peu près convaincu ;
mais tout à coup, j'aperçois à la grille du
jardin la silhouette de Charles ; je crois que Papa la vit aussi, car
presque aussitôt, il changea d'idée et dit que nous
ferions beaucoup mieux de continuer à marcher jusqu'à
Yenne. Nous passâmes ainsi sans nous arrêter et j'arrivai
à Yenne si triste et si fatiguée, les nerfs tellement
surexcités que je me mis à pleurer pendant le
dîner. Papa comprit très bien le sujet de mon chagrin :
après le dîner, il fit appeler Maman et déclara
formellement que j'eusse à tout oublier. - J'étais
seule dans ma chambre quand Maman vint me parler. Pendant une heure,
elle essaya de me raisonner. Je souffrais cruellement de son chagrin,
mais je sentais tellement au-dessus de mes forces de renoncer
à lui qu'il me fut impossible de promettre ce que l'on voulait
exiger de moi. Je répondis simplement que plus tard, quand il
s'agirait d'une décision, je me soumettrais à mon
père que je savais trop bon pour me faire souffrir. Le samedi 10, nous avons eu après le dîner la visite
de mes oncles, tantes, cousins et cousines et des Gigord, venus de
Bourdeau pour dîner chez mon oncle Alexis. Je n'avais pas revu
Charles depuis que j'avais tant souffert pour lui, aussi je me
souviendrai toujours de la douleur étrange que je ressentis en
le voyant et du tiraillement qui me saisit. Nous nous revîmes
une fois encore avant la fin de la journée : mes cousins Jules
et Francisque Boissonnet étaient arrivés ; nous
allâmes avec eux chez mon oncle ; Charles s'y trouvait seul et
nous pûmes nous dire quelques mots. Je peux noter le dimanche comme un jour heureux. Nous avions toute
la famille à dîner ; j'avais marqué les places
sans oser toutefois mettre Charles à côté de moi
: le Père Jules nous séparait. L'après-midi,
nous fîmes une promenade sur la route de Novalaise jusque sous
la Martinière. Nous nous assîmes sur un tas de pierre.
Le jour allait tomber, les nuages du couchant couraient dans le ciel
pâle et des lueurs dorées tremblaient à la cime
des arbres. Nous rêvions, nous étions bien heureux. Le lendemain, nous nous sommes tous retrouvés à
Volontaz ; Tante Irma m'avait placée entre François et
Charles. Nous avons causé tour à tour gaiement et
tristement. Que de joyeux rêves nous avons faits, mais que
d'amers souvenirs nous avons évoqués ! Le 13, Tante Irma nous a menées, Thérèse et
moi, à Nattages. Au retour, nous avons trouvé Charles
et Louis nous attendant de l'autre côté du Rhône.
Nous avons fait route ensemble jusqu'à la maison, et comme
Charles m'avait dit " vous " en plaisantant, je l'ai
repris en riant. " Quand faudra-t-il abolir le "tu" ?
Jamais, n'est-ce pas ? " m'a-t-il dit avec un regard profond.
J'ai fait mentalement une courte prière et j'ai
répondu" Jamais ". Tata est partie le 14. J'ai voulu assister à son
départ, la voir jusqu'à la dernière minute, et
quand la voiture a disparu, un amer chagrin m'a saisie. La
pensée que Charles ne partait pas n'a pas eu le pouvoir
d'adoucir ce dernier moment, et je suis allée dans ma chambre
regarder de ma fenêtre, les yeux et le cœur pleins de larmes,
la longue route bordée d'arbres et le mont du Chat qui allait
nous séparer. Charles est venu ce jour-là dîner à la maison.
Hier encore, nous l'avons eu. Je me suis reprise à
espérer : après ces jours de luttes, d'angoisses
perpétuelles, ce calme me fait du bien ; mon pauvre cœur en
avait besoin. C'est si bon, l'espérance après le
désespoir ! Mon Dieu, je vous remercie du fond du cœur. Mon oncle et Charles ont élu domicile à Volontaz
depuis dix jours. Les 19, 20 et 21, nous n'avons eu aucune
communication avec eux. Le jeudi, par une pluie torrentielle, Charles
est descendu nous faire une petite visite ; je l'ai joyeusement
accueilli : ces trois jours m'avaient semblé trois
siècles. Je l'ai revu le dimanche 25 : nous avons dîné
ensemble. Charles avait découvert que, du pré d'Yzelet,
il pourrait me faire des signaux, et que d'un certain point du
jardin, je pourrais lui répondre. Nous avons convenu d'une
heure, et dès le lendemain, je me trouvais à mon poste
à l'heure dite. J'ai aperçu sur la hauteur la
silhouette de Charles qui se détachait sombre sur le
pré ensoleillé. Le soir, au retour d'une promenade, nous avons trouvé
Georges et M. Bonard qui arrivaient de Saint-Julien. Mariano et
Victor sont arrivés sur ces entrefaites, annonçant que
le général nous attendait tous le lendemain pour
dîner à Volontaz. La maîtresse de maison
étant absente, mes oncles me prièrent de monter de
bonne heure pour aider dans les préparatifs. Papa a
accordé la permission et je suis partie avec Victor et Henry.
Charles est venu avec nous dans le bois pour cueillir les
branchages nécessaires à mon surtout. Mes frères
nous ont laissés et nous sommes restés seuls, lui et
moi, heureux et émus de nous trouver encore une fois seul
à seul. J'ai raconté à Charles toutes mes
angoisses, mais aussi toutes mes espérances, je l'ai
grondé, sermonné, et il m'a écouté,
silencieux, pénétrant dans les fourrés pour
couper les branches que je lui demandais, se déchirant les
mains aux buissons épineux. Nous avons vu de loin Henry qui venait à notre rencontre ;
Charles m'a tendu sa main, sur laquelle une épine venait de
tracer un sillon sanglant : " Adieu, m'a-t-il dit. C'est
sans doute la dernière fois que nous nous verrons ainsi. "
Je lui ai serré, toute frémissante, la main qu'il me
tendait, et je suis rentrée dans le jardin, chargée de
mon butin, repassant dans ma mémoire ce que nous nous
étions dit. Etions-nous complètement heureux quand nous
suivions lentement la lisière du bois, pleurant le
passé, souriant à l'avenir ? Non, je ne le crois pas :
il y a dans la joie la plus pure un je-ne-sais-quoi amer,
indéfinissable, qu'on pourrait appeler la tristesse du
bonheur. Quelle belle journée, aujourd'hui ! Nous sommes
montés à Volontaz. Le salon était désert
; ces messieurs étaient sortis. J'ai dit à Maman que
j'allais au bois ramasser de la mousse et je suis partie avec la
vague espérance de le rencontrer. Au bout de dix minutes, ma
récolte était terminée. Je suis redescendue le
cœur un peu triste. Au moment où j'entrais dans le jardin, j'ai aperçu
Charles qui marchait sur la pointe des pieds, suivant le mur avec
précaution. J'ai été sur le point de pousser un
cri de joie ; Charles, le visage rayonnant, a mis un doigt sur ses
lèvres : " Ta mère a eu l'imprudence de me dire que
tu étais au bois et je me suis mis aussitôt à
ta recherche. Viens, je t'en prie. " Je l'ai suivi,
émue, tremblante, et nous sommes retournés dans le
bois. Charles m'a fait asseoir sous un arbre, lui-même a pris
place un peu plus loin : " Est-ce bien vrai : "Ich liebe dich"
? " m'a-t-il demandé avec un accent passionné.
J'étais si émue qu'il m'était impossible de
répondre autre chose que " oui ". Nous sommes
restés ainsi une demi-heure peut-être à causer.
Il m'a promis sur l'honneur de bien se conduire à Grenoble, de
travailler courageusement afin d'acquérir cette position sans
laquelle la réalisation de nos rêves deviendrait
impossible. Je le voudrais plus religieux, plus croyant : " Je
t'aime, je t'aime, m'a-t-il dit, n'est-ce pas suffisant
? " Je l'ai grondé doucement, et d'une main qui tremblait,
j'ai détaché de mon cou une petite croix d'argent : "
Voilà deux ans que je la porte ; accepte-la
et promets-moi de ne jamais t'en séparer. " Il a saisi ma
main et l'a baisée à plusieurs reprises : " Charles,
c'est la croix et non ma main que tu dois baiser " lui ai-je dit
gravement en approchant le crucifix de ses lèvres. Il l'a
baisé et m'a remerciée en me promettant de le porter
continuellement à son cou. Mon Dieu, vous devriez nous bénir, alors que nous parlons
de vous, alors que je le grondais doucement en le suppliant de vous
aimer et qu'il écoutait silencieusement les paroles que mon
cœur m'inspirait. Souvenez-vous, mon Dieu, que nous n'avons pas eu
une conversation d'amour où votre nom divin n'ait
été prononcé ; souvenez-vous aussi que, avant
toutes choses, je vous ai demandé de le conserver pur, et
bénissez-nous ! Et comme je me levais, je sentis qu'il saisissait le bas de ma
robe ; je me suis retournée, les yeux pleins de larmes, et je
l'ai vu à genoux devant moi, baisant avec passion le bas de ma
robe : " C'est de la folie " lui ai-je dit en le relevant, et
nous avons tous deux repris le chemin de Volontaz. Arrivés
près de l'ancienne cabane de mousse, Charles s'est
rapproché de moi : " Je t'en supplie, donne-moi le bras
pour voir comme cela fera dans deux ans…! " J'ai passé mon
bras sous le sien et nous avons fait ainsi quelques pas, savourant
silencieusement notre bonheur et écoutant sans doute
l'adorable chanson qui se chantait dans notre cœur. A la lisière du bois, nous avons dû nous
séparer ; Charles devait me suivre au bout d'un quart d'heure.
" Adieu " lui ai-je dit en lui tendant la main. Charles
l'a saisie dans les siennes et l'a baisée avec amour : "
Adieu, adieu " a-t-il répondu. J'ai
retiré ma main de la sienne et je suis partie, le laissant
comme fou. Je me suis retournée une fois encore et je l'ai vu
debout à la même place, ses yeux ardents fixés
sur moi. Je suis rentrée dans le salon, encore si émue et si
troublée que je me suis assise silencieuse au coin du feu,
indifférente à ce qui se passait autour de moi,
n'écoutant la conversation que d'une oreille distraite. On a proposé une promenade : nous sommes allés au
bois de châtaigniers. Charles nous a rejoints, et moi, dominant
les tumultueuses émotions de mon cœur, je l'ai accueilli avec
le plus grand calme. Nous avons pris ensemble le chemin de Yenne, lui
marchant à côté de moi, si près que son
bras effleurait le mien et que je sentais son haleine sur mon visage.
Au tournant des adieux, nous nous sommes séparés, mais
plus d'une fois j'ai détourné la tête pour le
revoir encore, gravissant la montée et songeant comme moi sans
doute à notre délicieuse idylle du bois de Volontaz.
Nous avons eu encore une bonne journée : vendredi dernier,
nous nous sommes revus encore dans le bois. Maman lisait dans la
grande allée ; Charles et moi avions suivi le sentier du bois.
Je me suis appuyée contre un arbre pendant que Charles,
à quelques pas de moi, avait ce profond et amoureux regard qui
a le pouvoir de me troubler. Charles m'a renouvelé toutes ses
promesses ; il m'a dit cent fois qu'il m'aimait et j'ai
écouté ses paroles avec ravissement. Tout à coup, j'ai entendu la voix de Maman qui m'appelait.
Charles s'est tu, j'ai mis un doigt sur mes lèvres et je suis
partie, songeant que c'était certainement la dernière
fois que nous nous verrions ainsi. Nous avons quitté Volontaz par une nuit magnifique ; la
lune venait de se lever derrière la montagne et
éclairait fantastiquement la vallée. Charles avait
voulu nous accompagner ; il marchait à côté de
moi, récitant de beaux vers, et je l'entendis murmurer : Je ne sais quelle étrange douceur je trouve, aujourd'hui
qu'une douleur poignante m'étreint le cœur, à rappeler
d'heureux moments qu'il ne me sera peut-être plus donné
de voir renaître. Ce matin encore, j'étais bien heureuse, car Charles m'avait
donné hier l'assurance formelle qu'il passerait encore huit
jours ici. Il est arrivé tout à 1'heure ; j'ai compris
qu'il venait annoncer quelque mauvaise nouvelle : " Je pars
demain " a-t-il dit. J'ai laissé tomber l'ouvrage que je
tenais, mes mains se sont jointes involontairement et j'ai senti mes
yeux envahis par les larmes. Charles m'a regardé tristement et
je me suis remise, pâle et silencieuse, à mon ouvrage
pendant que mon cœur battait à se rompre. Il nous a quittés pour aller surveiller ses fermiers. "
Tu viendras souper avec nous ce soir " a dit Papa. J'ai
failli lui sauter au cou pour cette bonne parole. Je me suis
enfermée dans ma chambre, j'ai pleuré, j'ai
prié, j'ai écrit mille folies que j'ai
déchirées un instant après. A sept heures, Charles est revenu ; nous avons soupé
ensemble ; il m'a été impossible de rien avaler.
Après le souper, on a causé de diverses choses ; je
n'ai pas ouvert la bouche : j'avais peur d'éclater en sanglots
; lui est resté silencieux au coin de la cheminée, ses
yeux fixés sur moi, partageant, peut-être, l'angoisse
poignante qui me torturait…! Il est parti me promettant de revenir demain prendre mes
commissions pour Thérèse, me donner un dernier adieu.
Je suis montée dans ma chambre et j'ai laissé librement
couler mes larmes : cela me calmera peut-être. Mon Dieu, je
souffre ; vous l'avez voulu ainsi : soyez béni ! Il est parti…! Je souffre une de ces agonies de chagrin que la
jeunesse seule peut-être ressent dans sa plénitude,
parce qu'à sa souffrance se mêle cet étonnement
navré que la douleur inspire au matin de la vie. J'ai ouvert
mon Imitation de Jésus-Christ : " la douleur est le
fond de la vie humaine " ; voilà les mots que mes
yeux ont rencontrés, triste parole dont je ne comprends que
trop l'amère vérité. Hier pourtant, je m'attendais à cette séparation, je
m'y préparais et me croyais forte contre toutes ces
émotions ; aujourd'hui, c'est le cœur brisé que je dis
adieu au bonheur. Je songe avec angoisse aux longs mois d'hiver que
je vais passer seule avec mes regrets, mes inquiétudes
poignantes. Qu'elle est dure, cette acceptation de la volonté
de Dieu ! Ce n'est point cependant un cri de révolte qui
s'échappe de mes lèvres, c'est une plainte
amère, navrée. O mon Dieu, je souffre et je ne peux pas
prier. Je voudrais écrire ce que je sens, je suis impuissante
à exprimer les sentiments tumultueux qui me bouleversaient le
cœur, et ma main tremblante peut à peine tracer ici
l'expression de mon amer chagrin, de mes regrets passionnés.
Toute la nuit, j'ai répété avec angoisse
cette prière : " Mon Dieu, c'est à vous que je
le confie ; permettez que cette petite croix le garde dans
la vie, qu'elle lui rappelle ses devoirs, ses promesses, le but qu'il
doit atteindre, qu'elle me rappelle moi aussi à
son souvenir, heureux si cette pensée peut
l'éloigner du mal et le rapprocher de Dieu. " Charles est venu ce matin. Nous sommes allés dans le jardin
cueillir des violettes, que je destinais à
Thérèse. Nous nous sommes assis à l'ombre des
tilleuls, et là, je lui ai fait mes dernières
recommandations : il m'a promis sur l'honneur de se souvenir de mes
paroles. " Permets-moi d'ajouter quelques mots aux lettres de ma
sœur. " J'ai dit oui ; peut-être ai-je eu grandement tort,
mais je me sentais le cœur si endolori, si près à se
briser, que je n'ai pas eu le courage de renoncer à cette
suprême consolation. Maman nous a menés tous deux faire une commission à
la poste. Nous nous sommes arrêtés un moment dans la
maison de mon oncle ; Maman était restée en
arrière. " Adieu " ai-je dit à Charles en
lui tendant la main. Il l'a saisie avec émotion, l'a
baisée passionnément, et comme je levais vers lui mes
yeux pleins de larmes, il m'a regardée avec une telle
expression de tendresse que je me suis mise à lui sourire au
milieu de mes larmes en murmurant : " A la vie, à la
mort. " Charles nous a raccompagnées jusque chez nous et
nous nous sommes serrés une dernière fois la main. Puis
il a ouvert le portail, il est sorti, et moi, retenant les sanglots
qui m'étreignaient la gorge, je l'ai aperçu, le visage
enflammé, les yeux brillants, me faisant de la main un dernier
signe d'adieu. J'ai monté quatre à quatre l'escalier, je me suis
précipitée à la fenêtre de la chambre de
Maman, et une fois encore, j'ai vu Charles marchant lentement sans
détourner la tête, souffrant peut-être autant que
moi. Je me suis réfugiée dans ma chambre et j'ai
épuisé toutes mes larmes. J'éprouvais une
sensation amère d'isolement, un vide immense, impossible
à combler : ce portrait de la Vierge que nous avions
placé ensemble contre la muraille, ces vers que nous avons lus
tous les deux si peu de jours auparavant, ces fleurs que
lui-même m'avait données, enfin ces mille souvenirs dont
ma chambre est remplie me rappelaient trop cruellement ma perte. Pour
me calmer, j'ai essayé de songer à l'avenir. Au lieu de
cela, je n'ai évoqué qu'une vision affreuse : je me
suis vue à quelques années de distance, pleurant
à cette même place ; j'ai aperçu sur le lit une
forme rigide, à ses cotés de grands flambeaux
tremblants… Un cri affreux s'est échappé de mes
lèvres et je me suis jetée à genoux le cœur
brisé. Combien de temps suis-je restée ainsi, je ne le sais ;
cette journée m'a semblé un mauvais rêve. J'ai
paru à table les yeux encore rouges des larmes que je venais
de verser, le visage bouleversé. Puis je suis allée me
promener dans le jardin, dans cette allée que nous avions
suivie ensemble le matin même ; je me suis assise sur ce banc
où nous avions causé. Mes yeux ont rencontré le
fameux pré d'Yzelet ; j'espérais follement y apercevoir
encore sa silhouette, nos signaux de chaque jour ; le pré
était triste et désert. Je me suis mise à
sangloter amèrement. Le souvenir même a quelque chose de poignant, de cruel quand
la blessure est encore si récente… Merci mon Dieu ! J'étais depuis quelques jours bien
inquiète de Charles et de ses examens, dont nous étions
sans nouvelles. Victor a reçu ce matin une lettre qui me
délivre de toutes mes angoisses. Il a brillamment passé
ses examens : deux blanches et une rouge ! Le voilà
aujourd'hui bachelier en droit. Que Dieu nous protège jusqu'au
bout ! Je remets notre amour entre ses mains divines ;
j'espère tout de sa bonté. " Puis-je aller à Lyon ? " demanda Charles. C'est un
rayon de soleil pour mon cœur attristé que cette petite
espérance. Victor répondra " oui " de ma part.
Mes parents, que j'ai consultés de façon indirecte,
trouvent ce voyage très naturel. C'est une grande, une immense joie, une de ces joies
inespérées qui active les battements de mon cœur et met
des larmes dans mes yeux ! Ce matin, à mon retour de la messe,
j'ai trouvé un télégramme de Charles
annonçant son arrivée pour aujourd'hui 1 heure. J'ai baisé avec fièvre ce pauvre petit carré
de papier bleu qui me rendait si heureuse. Une prière
émue s'est élancée de mon cœur vers Dieu et j'ai
senti des larmes m'inonder le visage. Mon Dieu, je bénis ces
adieux déchirants, ces brisements de cœur, puisque c'est
à cette agonie d'un moment que sont attachées les
ineffables délices du retour ! Jamais, oh non ! jamais je ne pourrais oublier cette minute
délicieuse où la main dans la sienne, les yeux dans ses
yeux, je me tenais devant lui, émue et souriante… Je suis
seule maintenant dans ma chambre ; il est tard : tous dorment sans
doute. J'ai ouvert ma fenêtre : un souffle glacé est
venu rafraîchir mon front brûlant, mon front où se
heurtent tant de pensées tumultueuses. Il veille sans doute
lui aussi et peut-être nos âmes se confondent-elles dans
une même pensée de reconnaissance et d'amour ? Que Dieu
nous bénisse et nous exauce. " Venez à moi, vous tous qui êtes
épuisés de travail et qui êtes chargés, et
je vous soulagerai. " Oui, je viens à vous, ô mon
Dieu, je viens à vous au milieu de mes douleurs comme au
milieu de mes joies, je viens à vous le cœur meurtri, je viens
à vous misérable et malade vous demander un peu de
soulagement. Ayez pitié de moi ! Et si mes larmes vous
semblent coupables, souvenez-vous, mon Dieu, que je vous ai toujours
demandé de bénir notre amour et que je l'aime pour le
conduire à vous… Jamais illuminations du 8 décembre ne m'avaient paru si
belles ; Lyon était admirable et la colline de
Fourvière tout en feu. Charles, attentif à me
préserver de la foule, marchait à côté de
moi, me parlant à voix basse, et je ne pouvais
m'empêcher de songer avec une certaine émotion que
l'année précédente, ce même 8
décembre, Luisa et son fiancé avaient suivi la
même route, faisant comme nous sans doute de joyeux rêves
d'amour. Ce matin, nous étions seuls, Charles et moi, dans la salle
à manger. Il m'a remis un billet écrit pour moi cette
nuit, un billet que j'ai mouillé de mes larmes : " Tu es bonne et ton affection me fait du bien. - Je ne
suis vraiment heureux que près de toi crois-le. Tu fais passer
dans mon âme ta foi dans l'avenir, ton calme. Que
deviendrais-je si tu n'existais pas ? - Toutes mes pensées
tristes cessent quand tu me parles. Oh oui ! aie un peu pitié
de moi, prie pour moi ; je souffre quelquefois. - Je te
vénère : ich liebe dich… Cette pensée, qui m'est
si douce, m'écrase ; je n'ose y croire. - Oh ! n'abuse pas, ne
te joue pas d'un pauvre fou. On ne badine pas avec l'amour, tu
sais. " Ne sois pas malheureuse à cause de moi ! Je suis bien
peu de choses, je ne vaux pas la peine qu'on souffre pour moi.
" Meine Liebe, je m'humilie à tes pieds, je ne demande
que ton souvenir. " Un fou. " Charles a abordé la question du départ : "
Dois-je quitter Lyon ce soir ? " J'aurais voulu pouvoir le
retenir et éloigner, ne fût-ce que quelques minutes,
cette heure douloureuse de la séparation. Mais la raison a
parlé plus haut, et refoulant au fond de mon cœur le cri de
souffrance prêt à s'en échapper, j'ai
répondu " oui " à voix basse. " Je prendrai
le train de 11 heures ce soir " a dit Charles dans
un soupir. Notre dernière journée a été bien
triste : à peine si nous avons pu échanger quelques
paroles. Charles m'a supplié de ne pas pleurer, de ne point
lui enlever par mes larmes le courage dont il a besoin. J'ai fait mon
possible pour lui obéir, mais malgré tous mes efforts
pour être gaie, pour causer, parfois des larmes venaient
troubler mes regards, et l'ouvrage que je tenais dans mes mains
tremblantes ne m'apparaissait plus qu'à travers un brouillard.
Dix heures et demie ! " Je crois que voici mon heure " a dit
Charles d'un ton qu'il s'efforçait de rendre gai. J'ai
levé vers lui mes yeux, où se lisaient une angoisse
poignante ; son regard s'est attaché, suppliant, sur mon
visage, comme pour me conjurer d'être forte jusqu'au bout. Nous
l'avons accompagné jusqu'à la porte. En silence, je lui
ai serré la main, et sans attendre que la porte ne fût
refermée sur lui, je me suis jetée à genoux dans
ma chambre, j'ai appuyé sur un crucifix ma tête
endolorie et j'ai prié avec toute l'ardeur, toute la
fièvre d'un cœur malade. Mon Dieu que notre amour soit
éternel…! Que de souvenirs me bouleversent le cœur ! J'ai voulu monter
à Volontaz, fouler encore une fois ce sentier que nous avions
suivi ensemble. J'ai revu avec émotion l'arbre sous lequel
nous étions assis tous les deux il y a six mois, et mes
lèvres se sont appuyées tremblantes sur l'écorce
rugueuse : 8 octobre 1881 ! ! ! Cette date éveille en moi un
monde de souvenirs et mon passé, avec ses angoisses et ses
joies ineffables, se lève devant moi. O souvenirs ! souvenirs
ne vous envolez pas, et que les flots de votre mystérieuse
harmonie bercent à jamais mon cœur malade ! Personne encore ! Mon Dieu, que ce lundi est donc long à
venir ! Mon pauvre moi était bien misérable aujourd'hui :
j'étais enfiévrée et nerveuse au suprême
degré. Dans l'espoir de me calmer, Laure m'a menée sur
la route de Chambéry à la rencontre du courrier.
Après une heure d'attente pleine d'angoisse, la voiture a
passé… Je me suis levée, troublée jusqu'au fond
de l'âme, et j'ai plongé dans l'intérieur un
regard avide : Oncle Alexis, Tante Célina et Marguerite,
voilà tout ce que mes yeux pleins de larmes ont aperçu
: " Thérèse arrive ce soir" m'a-t-on dit.
" Et Charles ? " Ces deux mots qui tremblaient au bout de mes
lèvres, je n'ai pas eu le courage de les prononcer. J'ai
demandé des nouvelles de tous, depuis François
jusqu'à Margot, mais lui, je n'ai pas osé le nommer.
Est-il malade ? Viendra-t-il ? M'a-t-il oubliée ? Ce sont
autant de questions que je me pose avec fièvre sans parvenir
à les résoudre. Je me suis promenée dans le jardin ; il était 9
heures du soir. J'espérais vaguement apercevoir quelques
signaux du côté d'Yzelet ; je n'ai vu que la lune aux
pâles rayons d'argent et les grands peupliers, dont l'ombre se
projetait, fantastique, sur le pré solitaire. Que Dieu soit béni ! Je les ai tous revus aujourd'hui.
J'étais appuyée, pensive, à une fenêtre,
lorsque le portail s'est ouvert. J'ai été sur le point
de m'élancer à leur rencontre, mais l'amour est
craintif… J'ai entendu la voix de Charles dans la cour et… je me suis
enfuie ! Tata a découvert ma retraite ; elle m'a
embrassée avec tendresse et, moitié riant,
moitié pleurant, j'ai posé mon visage sur son
épaule afin de lui cacher mon émotion. Nous sommes descendues ensemble. Charles est venu au-devant de
moi… Oh, s'il est vrai que les yeux soient le miroir de l'âme,
s'il est vrai qu'ils reflètent toutes les émotions
comme tous les bouleversements du cœur, combien devaient être
aimants, ce jour-là, les regards que je reposais sur lui ! ! !
Ces journées-là ne devraient jamais finir ! Nous
ayons passé une matinée délicieuse sur le mur du
Colombier. Après le dîner, nous sommes allés
ensemble au château de Lagneux. Charles marchait à
côté de moi, les autres à quelques pas en avant,
ce qui nous a permis de causer sérieusement. La loyauté, la franchise de Charles me touchent : il m'a un
peu avoué… - Mais à quoi bon l'écrire ici ? Mon
cœur ne l'avait-il pas pressenti depuis longtemps ? ! Ne l'avais-je
pas lu dans ses yeux, il y a un an, alors que son regard cherchait le
mien avec inquiétude, alors qu'il m'avait dit avec tristesse :
" Je ne suis pas digne de toi ! " Oh, je veux tout oublier, jusqu'au souvenir de la faute, jusqu'au
souvenir de ce que j'ai souffert quand le voile s'est
déchiré devant mes yeux. Pauvre ami, je ne te maudis
pas, mais je te plains, et quand aujourd'hui tu m'as
répété avec l'accent de la prière : "
Si l'on découvrait quelque chose de grave sur mon
compte, que ferais-tu ? ", tu le sais, ma réponse a
été encore un mot de pardon ! " Quand nous serons mariés, je serai si sage "
m'a-t-il dit. J'ai fixé l'événement à
un an… Que Dieu nous exauce ; le plus tôt sera le mieux !
Quoique Charles m'ait répété bien souvent qu'il
fallait connaître ces plaisirs-là pour en comprendre
toute la folie, tout l'écœurement, pour que le
dégoût nous monte aux lèvres, il me semble qu'il
doit être impossible de toucher à la boue sans se salir,
impossible de ne pas laisser çà et là quelques
lambeaux de son pauvre cœur. - Maintenant, je suis inquiète et
triste, et je le serai jusqu'à ce que le prêtre nous ait
bénis ; alors mes craintes cesseront, car j'ai foi en Charles,
foi en son honneur, foi en son serment. Avec la grâce de Dieu,
je me charge de lui faire aimer son intérieur, et jamais sous
le ciel il n'y aura eu, j'en suis sûre, femme plus aimante et
plus fidèle que la sienne. Nous nous sommes assis à coté l'un de l'autre sur un
tronc d'arbre renversé. J'avais sur mes genoux une
énorme gerbe de narcisses jaune pâle à cœur d'or
qu'Henry m'avait cueillis dans le marais. Charles en a
détaché un, l'a approché un moment de mes
lèvres, puis lui-même l'a baisé avec respect…
Nous sommes allés admirer la cascade de plus près,
nous avons trempé nos mains dans son eau glacée,
cueilli des fleurs entre les fentes des rochers pleurant et
effeuillé quelques pauvres petites pâquerettes
solitaires. Cette jolie légende des fiancés buvant dans la
même coupe pour s'aimer d'amour éternel m'est revenue en
mémoire, et j'ai tendu à Charles le verre dans lequel
je venais de tremper mes lèvres… Puisse la légende
être vraie pour nous aussi ! C'est à l'église que nous avons terminé cette
belle journée : nous sommes allés à
ténèbres après une halte à Charrey et une
visite au Père Rumilly, qui nous a fait admirer de fond en
combles toutes ses curiosités telles que pigeonnier,
volière et informe petit bassin qui font ses délices.
Seigneur, qui avez souffert pour nous en ce jour toutes les
douleurs de la Passion, qui avez porté sur vos épaules
meurtries cette croix qui devait régénérer le
monde, Seigneur qui êtes mort entre deux larrons pour nous
ouvrir le ciel, je vous apporte mon cœur souffrant pour que vous le
guérissiez. Mes vieilles douleurs, mes peines
présentes, comme toutes les souffrances de l'avenir, je les
jette au pied de votre croix afin que vous les bénissiez
à jamais de votre divin regard… J'ai communié hier à la messe. Charles n'a pas
encore fait ses pâques ; j'avais espéré un moment
que nous les ferions ensemble : cette joie m'a été
refusée et je me suis sentie au cœur une vague tristesse. Une
phrase de Thérèse à ce sujet m'a fait peur… Mon
Dieu, que ce triste pressentiment ne se réalise pas… ne se
réalise jamais ! Alléluia ! C'est le cœur inondé de joie que je trace
ces lignes : le bon Dieu m'a exaucée pleinement. Je
n'oublierai jamais la délicieuse émotion que j'ai
ressentie aujourd'hui, ni les douces larmes que j'ai versées
quand Charles s'est approché de la table sainte. Mon Dieu,
vous avez dû le bénir lorsque, la tête dans ses
mains, il vous priait ce matin, et si, à ce moment-là,
vous vous êtes souvenu de ses fautes, c'est pour jeter sur lui
un regard de pardon et de bénédiction ! Charles
était si grave et si recueilli que, de peur de le troubler,
nous sommes sortis de l'église sans l'attendre. Suivant l'usage traditionnel, nous avons dîné
aujourd'hui chez l'oncle Alexis. Je ne sais quel bon génie
nous avait encore placés l'un à côté de
l'autre ! Charles m'a parlé des officiers que j'ai vus cet
hiver ; je n'ai pu parvenir encore à lui persuader que la
garnison et moi n'avions rien de commun. " N'est-ce pas, ma
cousine, que Constance a un faible pour les militaires ? " a dit
tout à coup Charles en se penchant vers sa voisine de gauche.
Luisa m'a d'abord défendue avec énergie, puis elle a
ajouté malicieusement : " Et quand cela serait, qu'est-ce
que cela peut te faire ? " Charles a rougi violemment et a
balbutié une réponse incompréhensible tout en
faisant de violents efforts pour avaler sa serviette. Luisa, voyant
son air malheureux, a repris aussitôt en riant : " Je
voulais constater un fait ; me voilà pleinement satisfaite, et
je peux ajouter maintenant pour la justification de Constance qu'elle
est absolument innocente de ce dont tu l'accuses. " Nous nous
sommes mis à rire tous les trois et Charles m'a
regardée avec tendresse, tout en appelant Luisa " ma
méchante cousine ". L'après-midi, nous sommes allés à la maison,
et Charles m'a demandé de lui jouer quelque chose. Je me suis
mise au piano ; j'ai essayé la sonate Au clair de lune
: mes doigts tremblaient… je me suis arrêtée. Nous sommes allés ensemble au salut dans la chapelle des
capucins. J'ai prié avec toute la foi de mon âme, et je
suis sortie de l'église calme et plus heureuse encore. Nous ayons dîné aujourd'hui en famille à
Volontaz. J'y montais le cœur un peu triste, car Charles était
depuis la veille à Chambéry avec Oncle Pierre ; mais
à midi sonnant, nos voyageurs sont arrivés avec le
général Basset. Trop nombreux pour tenir tous à la grande table, Tante Irma
avait eu l'heureuse inspiration de placer toute la jeunesse à
une petite table. J'étais entre Charles et Laurent
Récamier, mais j'avoue que je n'ai causé qu'avec
Charles. Il était plus amoureux que jamais : " Je t'en
supplie, dis-moi : " Je t'aime " une fois seulement !
" J'ai secoué la tête négativement. Plus
tard, il saura quelles violences je me suis faite pour retenir ces
mots qui tremblaient au bout de mes lèvres ; j'en suis
certaine, il appréciera ma réserve d'aujourd'hui, et
trouvera plus doux encore le jour où je pourrai enfin lui
parler à cœur ouvert. - C'est une heure d'enchantement que
nous avons passée ce matin l'un à côté de
l'autre, un bonheur profond, intense, mêlé à un
peu de cette folle et insouciante gaieté de la jeunesse. Après le dîner, Tante Irma m'a envoyée au
salon lui chercher quelque chose ; j'y ai trouvé Charles venu
dans le même but : " Ma bien-aimée, je t'aime, je
t'aime ! " m'a-t-il dit avec un accent passionné. Il y
avait une telle lumière sur son front, dans ses yeux une telle
expression de tendresse, que j'ai levé vers lui un chaud
regard où se peignait une extase de gratitude. Thérèse, Charles et Louis sont venus dîner
avec nous aujourd'hui. Un télégramme nous a
annoncé l'arrivée des frères de Laure, aussi
nous ayons eu l'idée d'aller à leur rencontre sur la
route de Novalaise. C'était une de ces belles et chaudes
journées de printemps, pleine de vie, d'espérance et de
joie. Louis était tout imprégné de cette douce
et étrange saveur de prés en fleurs mêlée
aux tièdes parfums de la brise. - J'ai rappelé à
Charles ce cher épisode de mon enfance qui a tant
influé sur ma vie. Les onze années qui se sont
écoulées depuis lors l'avaient effacé de sa
mémoire, mais mon récit l'a fait sourire, et il parut
ému en songeant qu'un jour se réaliserait probablement
le rêve caressé par nos cœurs d'enfants. Nous avons causé carrière : je suis
étonnée de me trouver parfois si pratique, si
raisonnable à travers toutes ces folles bouffées
d'amour et d'exaltation qui me montent au cerveau. - Nous sommes
destinés peut-être à habiter des petites villes ;
le grand souci de Charles est que je trouve cette existence monotone.
D'un autre coté, il déteste le monde, qui sépare
le mari de la femme, qui élève entre eux ces
barrières de froideur et d'indifférence. Moi aussi, je
hais cette comédie humaine. Mes parents, quelques vrais amis
me suffisent. Je rêve d'une heureuse vie à deux, bien
solitaire et bien tranquille ; nous nous aimerons et nous jouirons en
chrétiens du bonheur que Dieu placera sur notre route. Nous nous sommes assis sur un mur de pierres au bord de la route ;
un ruisseau invisible jasait à quelques pas de nous ; à
nos pieds s'étendait un pré tout constellé de
marguerites. - Peut-être les rayons du soleil qui tremblaient
dans les arbres avaient-ils le pouvoir d'allumer dans les yeux de
Charles un éclair inaccoutumé, car lorsque je levai la
tête, mes yeux rencontrèrent son regard et je fus
émue de l'expression d'extase et de joie que je vis sur son
front. La voiture qui amenait Paul, Camille et Victor parut au tournant
du chemin. Comme je me levais pour aller à leur rencontre,
Charles m'a retenue : " Ne veux-tu pas me dire : " Je
t'aime " ? " m'a-t-il dit avec un accent de reproche. J'ai
répondu non : ces mots que j'ai écrits en allemand, je
ne peux pas - non, je ne veux pas les répéter en
français ! " Alors dis-moi : "Ich liebe dich" ?
" J'ai secoué la tête sans répondre. Charles a
essayé de donner à son regard une expression de
sévérité et de colère : " Dis-le-moi ;
je le veux… " Puis il a ajouté d'un ton plus doux : "
Je t'en prie ! " - Pour la première fois
peut-être, j'ai senti quel empire il avait sur moi et j'ai
répété docilement les trois mots en cherchant
vainement à raffermir ma voix qui tremblait… Charles a été jaloux de deux pauvres petits bouquets
de violettes que j'ai donnés à Paul et à Camille
en l'honneur de leurs dix-huit ans. Je me suis reprochée cet
acte qui l'a peiné, mais je suis si entièrement
à lui que j'ai donné ces malheureuses violettes sans
aucune arrière-pensée. Aujourd'hui, nous sommes allés au Vieux Châtelard.
Nous nous sommes assis sur les ruines croulantes vis-à-vis la
Martinière. La pluie nous a chassés ; nous avons
rejoint Volontaz à travers champs, causant sans souci de la
pluie qui tombait froide et serrée et des grandes branches
mouillées que le vent secouait sur nos têtes. Nous
sommes arrivés à Volontaz : les maîtres
étaient absents ; un grand feu nous attendait. Nous nous
sommes assis autour de la cheminée, le regard vaguement perdu
dans cet autre regard lumineux et profond de la braise aux yeux
rouges. Combien de fois n'ai-je pas rêvé devant
l'âtre alors que les lueurs indécises du feu à
demi mourant faisaient courir sur la muraille des ombres bizarres ?
Souvenirs de mon enfance, visions de l'avenir, visages aimés
de ceux qui n'êtes plus, vous m'êtes apparus dans cette
braise aux lueurs étranges, et mon regard ardent s'est
penché vers vous comme pour commander à la flamme
mourante le reflet lointain de notre avenir… Nous marchions tous les deux aujourd'hui au bord du Rhône,
tremblants et seuls ; Laure et Mariano causaient assez loin devant
nous et chaque détour du chemin les cachait à nos yeux.
Nous étions si près l'un de l'autre que j'aurais pu
m'appuyer à son bras, mais je n'y songeais pas… Charles allait à Belley. Je ne sais pourquoi une vague
inquiétude m'avait saisie quand il m'a annoncé son
départ. Que signifiait ce voyage ? Mille tristes visions
m'avaient hantée la nuit, j'avais formé le projet de
lui demander la vérité, et maintenant que nous
marchions tous deux seuls sur cette route, je ne me sentais pas le
courage de l'interroger : " Je t'en prie ! Dis-moi pourquoi tu vas
à Belley ? " m'écriai-je tout à coup. Je ne
sais si ce cri involontaire révélait toute l'angoisse
de mon cœur, mais Charles tourna vers moi un regard sérieux :
" Je ne peux pas te le dire aujourd'hui. Au moins,
promets-moi que ce n'est pour rien de mal ? continuai-je avec
tristesse. - C'est peut-être pour réparer, me
dit-il avec un accent profond… Tu sauras tout plus tard. " Je
tournai vers lui un regard anxieux, troublé, cherchant
à lire dans ses yeux ce qu'il voulait me cacher. La lumière se fit tout à coup : " Je sais !
dis-je presque avec un soupir de soulagement. Cette
pensée m'a tourmentée bien souvent et je veux que tu me
promettes aujourd'hui une conversion complète : tu me
dois cela… " et je continuais longtemps sur ce ton, fouillant au
fond de son âme, touchant à ses blessures, le confessant
en un mot. " Tu es trop perspicace ! " me disait-il en
souriant, et je continuais à lui parler : " Tu vois que je
te connais à fond ! - Aussi, je ne comprends pas
que, me connaissant aussi bien, tu aies la pensée de lier ta
vie à la mienne " me dit-il avec tristesse. Je ne sais ce
qui me retint de lui crier d'une voix vibrante : " Mais Charles,
je t'aime, je t'aime, et ne sais-tu donc pas que chacun doit
pardonner ! " Je me tus cependant, et ce furent mes yeux
rayonnants de tendresse qui se chargèrent de lui
répondre. Toute la jeunesse a dîné aujourd'hui à
Volontaz. Temps déplorable au dehors : vent, pluie,
éclairs, tonnerre, ce qui nous a rendus captifs dans le salon
de Volontaz. Nous avons fait de la musique et j'ai eu pendant une
heure la satisfaction d'intéresser mon auditoire (des plus
indulgents, il est vrai). Charles était en extase ; il m'a
demandé la valse italienne Amore ; j'aurais voulu la
jouer avec âme. O amore, amore…!! Toute la famille s'est réunie aujourd'hui à la
maison. Charles était placé à table à
côté de moi. Nous avons essayé d'oublier un
moment que la séparation était proche, et nous avons
rêvé de l'avenir… Il sera beau pour nous, puisque nous
nous aimerons. Nous sommes allés au Colombier nous asseoir sous les
tilleuls. Je me souviens que Charles, qui était placé
sous un arbre vis-à-vis moi, s'est écrié tout
à coup que je ressemblais à la Vierge d'Hébert :
" Ce sont ses yeux et son regard ! " - Je crois que les
amoureux ont l'étrange manie de parer celles qu'ils aiment de
toutes les vertus et de toutes les beautés ! Je ne m'en plains
pas ! Nous sommes allés à Communien par un chemin pierreux
et raide au milieu duquel coulait un ruisseau débordé.
Une niche ornée d'une pauvre statue de la Vierge s'est
présentée à nos regards ; nous l'avons
enguirlandée de lierre et j'ai récité à
voix basse un Ave avec ferveur pour que Dieu nous exauce. Jamais peut-être je n'ai vu Charles si fou et si heureux ;
il me suppliait de lui dire : " Je t'aime " et sur mon refus,
il prétendait que je voulais faire des économies pour
l'avenir : " Au moins, tu me le diras plus tard. " J'ai
secoué la tête affirmativement sans oser le regarder. "
Plus tard, ma Constance, tu seras mon ange gardien :
c'est toi qui me feras prier ; j'écouterai tes
sermons. " Puis il reprenait avec chaleur : " Nous serons si
jeunes et si fous ! Je serai jaloux, horriblement jaloux : je veux
t'avoir à moi, toute à moi, ma bien-aimée !
" Je marchais près de lui, écoutant ce langage
passionné tremblante et émue et je levais parfois vers
lui mes yeux aimants et troublés. " Fais-moi tes dernières recommandations, dis-moi tout
ce que tu as sur le cœur, gronde-moi, sermonne-moi ; je
t'écouterai à genoux. " Nous approchions de la
maison ; je lui obéis tristement, et une fois encore, je le
suppliai avec passion de se bien conduire pour l'amour de moi : "
Une dernière prière, me dit-il en penchant vers
moi son cher visage : tout ce que j'ai dit qui ait pu te
déplaire ou te peiner durant ces quinze jours, je le regrette
vraiment et te supplie de l'oublier. " Et comme l'émotion
me rendait silencieuse : " Dis, me pardonnes-tu toutes ces folles
paroles ? - Oui, du fond du cœur, cher, cher ami !
" et je sentais des larmes trembler dans ma voix. Nous sommes revenus à la maison sans ajouter une parole.
Maman nous a conduits ensemble à la chapelle des capucins ;
nous nous sommes agenouillés près l'un de l'autre, sur
les bancs usés, et une prière suppliante et douloureuse
est montée de mes lèvres : " Oh mon Dieu, que cette
prière pour lui soit la dernière qui sorte aujourd'hui
de ma bouche ! Conservez-le-moi fidèle et pur. " Silence, mon pauvre cœur ! Je ne veux point pleurer devant lui, et
demain, quand pour la dernière fois peut-être je poserai
ma main sur la sienne, quand ses lèvres murmureront à
mon oreille un dernier adieu, Seigneur, donnez-moi de souffrir sans
me plaindre… J'ai passé une nuit enfiévrée. Levée
dès 5 heures du matin, je me suis promenée dans le
jardin avec agitation, refoulant à grand-peine mes larmes. A 6
heures, Charles et Thérèse sont arrivés… Je ne
voulais pas pleurer devant lui : Charles m'avait suppliée
d'être calme… ; aussi tandis que je lui abandonnais ma main, et
que toute frémissante, je recevais sa dernière
étreinte, je détournai la tête avec angoisse, et
un sanglot mourut au bord de mes lèvres. Oh ! s'il n'a pas lu
dans mes regards ce que je souffrais, si mes yeux ne lui ont pas dit
que je l'aimais et que mon pauvre cœur se débattait sous
l'étreinte de la douleur, mes regards l'ont trompé et
mes yeux ont menti ! Charles était debout près de la portière.
Quand la voiture s'est ébranlée, ses yeux se sont
attachés, tristes, sur mon visage, et le regard d'amour que je
tournais vers lui s'est éteint dans mes larmes… Pourquoi n'ai-je pas encore jeté sur le papier mes
pensées tour à tour douces et cruelles, mes joies avec
leurs épines, mes souffrances avec cet indéfinissable
sentiment de bonheur étrange qui les accompagne toujours ?
Sans doute je n'ai pas besoin d'écrire pour me rappeler
à jamais ces journées passées auprès de
lui. J'ai trop présents à la mémoire, et les
moindres paroles que nous échangions, et ces perpétuels
petits chagrins soufferts pour lui et peut-être avec lui. -
Comment pourrais-je oublier ces délicieuses émotions du
revoir, et ce jour où Charles me disait d'un air suppliant : "
Tu n'as pas changé, n'est-ce pas ? " Un soir, il y a de cela huit jours, nous descendions de Volontaz,
lui à côté de moi, me parlant du passé,
rêvant de l'avenir : " Tu ne m'as jamais dit : "Je
t'aime", Constance ; moi, je te l'ai dit souvent, bien
souvent, je te l'ai même écrit. Ne veux-tu donc pas me
rendre heureux une fois seulement ? - Je m'étais promis
de ne pas te le dire avant… " Charles eut un regard d'une
indéfinissable tendresse : " Je t'en prie, je t'en supplie
! Nous allons arriver à la croix, nous séparer
peut-être… Que j'emporte du moins cette parole pour me
soutenir, et maintenant et plus tard !? " Mon regard troublé, qui s'était attaché sur
sa figure, rencontra tout à coup la grande croix de pierre
grise qui se dressait, morne et solennelle, à l'angle du
chemin. La sinistre vision des deux fiancés, unis par la mort
sur ces degrés usés passa devant mes yeux ; un frisson
me saisit et ce fut avec angoisse que je détournai la
tête. " Constance, tu te souviens du drame
désespéré des deux fiancés ? Mais
nous, Dieu nous a bénis. Je t'en supplie, dis-moi : "Je
t'aime." " Je me rapprochai de Charles, tremblante et pâle,
et tandis que mes yeux plongeaient dans les siens, amoureux et
profonds, je murmurai dans un sourire : " Je t'aime…! " " Il n'y a rien de plus doux que l'amour, rien de plus
étendu, de plus délicieux, " rien de plus enivrant
non plus que ces mots magiques tombés de lèvres
aimées. C'est comme un rayonnement splendide répandu
sur l'univers, une clarté bénie qui nous montre la
route. Charles comprit comme moi ce que cette heure avait de solennelle
pour nous deux ; je le vis détourner la tête,
peut-être pour cacher les émotions que mes paroles
avaient soulevées en lui, et d'une main frémissante,
briser de sa canne quelques fleurs qui frissonnaient au vent du soir.
V.H. Il n'y a qu'un instant de cela, une heure peut-être, mais
cet instant est déjà au rang des souvenirs : " O
tempo passata !! " temps passé qui ne reviendra jamais
et que l'éternité tout entière sera impuissante
à nous rendre…! Nous suivions, Thérèse, lui et moi, la route de
Volontaz. C'était au retour d'une course à Champrovent
; nous nous étions assis ensemble sur les ruines du manoir de
nos pères, à l'ombre de quelques vieux sapins, gardiens
mornes et fidèles de cette solitude. Tante Irma marchait en
avant ; nous nous étions attardés dans les bois pour
ramasser des fougères ; Charles avait découvert un
myosotis, " le dernier de l'année sans doute ", et me
l'avait offert comme au jour lointain où nous avions quinze
ans…! Tante Irma nous a quittés à Volontaz et nous nous
sommes trouvés seuls sur la route assombrie. La nuit
commençait à monter et une étoile tremblait dans
un coin de ciel bleu. Charles marchait à côté de
moi, murmurant à mon oreille des paroles d'amour ;
j'écoutais, heureuse, troublée, parfois effrayée
de l'exaltation de son regard et de cette fièvre
étrange et délicieuse qui commençait à me
gagner. Mon Dieu, si à ce moment-là vous avez lu dans mon
cœur et que vous l'ayez trouvé trop occupé de lui,
pardonnez-moi ! Souvenez-vous, mon Dieu, que je lui ai bien souvent
parlé de vous, souvenez-vous aussi que je n'ai
été complètement heureuse que lorsque je voyais
mon Charles prier recueilli devant votre autel. Nous nous sommes quittés au Colombier. Je suis revenue
seule chez moi et je me suis retirée dans ma chambre pour
parler de lui sur mon petit cahier… Je ne sais quelle vague tristesse vient me serrer le cœur : ce
bonheur d'il y a un instant me semble déjà si loin ! Je
ne sais quel sentiment de chagrin et d'épouvante vient
m'oppresser tout à coup. - Ah ! si quelque douleur
imprévue venait fondre sur moi, si demain j'avais à
lutter contre le désespoir, mon Dieu, vous me soutiendriez,
n'est-ce pas, et avec vous je me sentirais forte ? Mon pressentiment ne m'avait pas trompée : j'ai eu
aujourd'hui une explication terrible avec Papa. Je suis sortie de
cette scène malade et brisée. Mon Dieu, ne m'abandonnez
pas ! Nous étions montés à Volontaz, et pendant que
Maman et Tante Irma entamaient dans le salon le chapitre des
confidences et causaient de nous, je me suis enfuie dans le jardin. -
Il faisait un temps affreux, mais j'avais le cœur et la tête
trop malades pour m'inquiéter de la pluie. Je passai
rapidement devant Papa, qui me demanda d'une voix brève
où j'allais ; sachant à peine ce que je faisais, je
continuai mon chemin en faisant je ne sais quelle incohérente
réponse. L'herbe mouillée, la terre
détrempée m'empêchaient de marcher et des
branches venaient me fouetter au visage. Je sentais que Papa me
suivait, et comme je redoutais beaucoup une explication, je tournai
brusquement l'angle du jardin et je courus m'abriter sous la tonnelle
des noisetiers. C'est là que mon père me trouva
sanglotant, la tête appuyée contre le mur. Il s'assit
près de moi et entama le sujet que je redoutais le plus
d'aborder. Répéter ici notre dialogue mot à mot, je n'en
ai pas la force, car mon cœur saigne encore en songeant à
cette heure où mon père me parlait de lui avec
colère et me menaçait de me séparer de lui
à jamais. J'écoutais en silence, morne, hébétée,
cherchant à arrêter les sanglots convulsifs qui me
secouaient tout entière : " Je ne vois ni dans le
présent ni dans l'avenir la réalisation de vos
espérances. Les relations avec cette famille vont devenir
impossibles. Je me verrai obligé d'être encore plus
sévère. S'il faut t'emmener à 50 lieues,
à 100 lieues, je suis disposé à le faire, car je
veux à tout prix que tu renonces à cette idée.
" Je défendais ma cause, la voix brisée, et je
suppliais Papa de nous laisser agir comme autrefois : " Je ne
demande rien pour le présent ; quant à l'avenir,
laissez-nous espérer qu'il sera conforme à nos
désirs ? - As-tu promis quelque chose, t'es-tu engagée ? "
Je répondis " non " à voix basse : "
Charles a toujours voulu que je conserve ma liberté quand lui
s'engageait envers moi. " Mon père haussa les épaules : " Un homme peut
secouer ses engagements, mais une jeune fille qui a eu le malheur
d'avoir un roman est à jamais perdue ; je n'ai pas assez
confiance en lui ! " Je me levai, frémissante, indignée : "
Père, Père, ne dites pas cela devant moi, car j'ai
mis en lui toute ma confiance et je sais qu'il ne la trahira pas
! - S'il se présentait jamais pour toi un parti qui nous
parût acceptable, enviable, croirais-tu lui manquer en
acceptant ? - Je ne me marierai jamais, répondis-je d'un air
sombre. - Tu me réponds à côté "
dit mon père en réitérant sa question. Je levai les yeux sur lui, et d'une voix basse, contenue mais
ferme cependant, je répondis : " Oui, je me croirais
coupable, très coupable. " Puis j'appuyai sur le banc mon
visage pâli, et j'attendis avec angoisse, tremblant de
fièvre et de chagrin, l'arrêt que mon père allait
prononcer. - Il n'ajouta que ces mots : " Tu ne reverras
dorénavant ce jeune homme qu'en ma présence, et tu
réfléchiras, je l'espère, sur notre entretien
d'aujourd'hui. " J'ai étouffé le cri de désespoir qui me
montait aux lèvres en jetant vers le ciel un regard de
suprême découragement. - Rien n'a répondu
à mon appel, et le vent aigu de l'automne, qui dispersait
à nos pieds les feuilles mortes, m'a semblé tout
à coup aussi glacé que si mes folles espérances
étaient, elles aussi, des feuilles tombées
balayées par le vent ! C'est vous, mon Dieu, qui m'avez soutenue à l'heure de la
souffrance, et quand le calice s'approchait de mes lèvres,
c'est vous qui m'avez donné la force de l'accepter sans
murmure ; c'est vous encore qui permettez aujourd'hui qu'un rayon
d'espoir rentre enfin dans mon cœur : soyez béni, ô mon
Dieu ! Maman a eu hier un long entretien avec Tante Irma. Il semble que
nous soyons moins seuls, moins abandonnés maintenant,
puisqu'on s'occupe de nous et que notre cause a trouvé un si
bon avocat en la personne de Tante Irma. - Combien j'ai
été heureuse et émue en apprenant par Maman que
cette bonne tante avait depuis longtemps deviné notre roman,
qu'elle nous approuvait, nous aimait et mettait tout en œuvre pour la
réalisation de nos rêves. Elle sera avec nous maintenant
pour porter le poids de ce secret qui m'étouffait, avec nous
pour nous encourager, nous consoler et nous aider à atteindre
le but. Charles, à qui j'aurais voulu cacher ces luttes, ces
scènes d'hier, a deviné toutes mes angoisses. Pauvre
ami, il a souffert de toutes mes larmes, il a eu sa part de toutes
mes douleurs. Ce matin, je l'ai vu pâle et triste, et des
larmes me sont montées aux yeux. - Maman a causé avec
lui et a essayé de lui dire doucement qu'elle redoutait ces
longues années d'attente, et l'oubli, si facile au cœur d'un
jeune homme : " Mais je me croirais bien damné !
Mais je serais un coquin, un misérable lâche si
je faisais une chose pareille…! " - Nous nous sommes vus
un instant seul à seul. Charles m'a confié que la
veille, il était tout décidé à quitter
Yenne, sûr que son départ (en mettant fin à ces
pénibles luttes) me rendrait le calme dont j'ai tant besoin.
Je l'ai décidé à rester en lui racontant la
conversation de Maman et de Tante Irma, et nous nous sommes
quittés presque joyeux, confiants en notre étoile… Adèle et Marie sont arrivées ; je les ai vues une
minute à leur passage à Yenne. C'est demain matin que
je monterai à Volontaz avec Thérèse pour les
rejoindre. Cette après-midi, nous étions encore à
Volontaz, moi dans toute la fièvre de l'attente, et
Adèle, toujours bonne, s'efforçant de me calmer. Tout
à coup, je l'ai aperçu dans l'avenue, marchant à
côté de Maman ; je me suis élancée vers
eux avec un sourire de bonheur, et j'ai passé ma main dans la
sienne, baissant les yeux sous son regard aimant. Nous sommes allés nous promener du côté du
bois, formant une joyeuse bande de jeunesse sous la garde de Maman.
Comment cela s'est-il fait, je n'en sais rien, mais bientôt,
nous nous sommes trouvés, lui et moi, à quelques pas en
avant, foulant avec volupté les grandes herbes roussies. Nous
nous sommes assis sur le revers du bois, Charles presque à mes
pieds, admirant comme moi la vallée, déjà
à demi plongée dans l'ombre, et la montagne se
découpant comme un décor de théâtre sur le
ciel enflammé. La voix d'Oncle Pierre, qui nous rappelait à l'heure du
départ, nous a arrachés à notre rêverie.
Nous nous sommes levés en soupirant pour regagner la maison.
Lui et moi, nous avions en rêvant ralenti notre pas : " Je
vais partir tout à l'heure ; penses-tu à
moi quand je suis absente ? - Tu crois donc que je
ne t'aime pas ! " Il y avait une telle tristesse dans ce reproche
que j'ai levé vers lui un regard de tendresse : " Si,
je crois en toi fermement, tu le sais " et nous
avons continué notre route, nous arrêtant à
chaque pas afin de savourer plus complètement cette heure de
joyeuse liberté après les souffrances de la veille.
" Nous nous disputerons, plus tard, je me
fâcherai, je te gronderai ; je t'avertis que je
suis jaloux et que j'ai un très mauvais caractère.
" Je le regardai en souriant ; lui si bon, si tendre, si
affectueux, pourrait-il être jamais un maître
sévère et despote ? " Eh bien, si nous nous
disputons le matin, nous nous réconcilierons le soir ! "
J'avais lancé cette phrase naïvement, sans
arrière-pensée, aussi je fus étonnée de
l'effet étrange qu'elle produisit sur Charles : " Folle,
folle enfant ! " me dit-il avec un accent profond où
semblait palpiter une émotion contenue, et nous
continuâmes à marcher l'un près de l'autre, moi
n'osant pas le regarder et sentant cependant peser sur moi le regard
ému qui venait de me troubler… Nous sommes montés en voiture toutes les quatre, Oncle
Pierre a sauté sur le siège, et bientôt le
détour du chemin nous a caché Volontaz et Charles, qui,
debout, la tête découverte, nous saluait du regard. Il est parti ce matin. J'ai été calme tant que la
voiture a été là, calme et froide en apparence,
mais lui qui a appris à lire dans mon cœur, lui a dû
sentir dans cet adieu que je prononçais à voix basse
l'angoisse intime que j'étais impuissante à cacher.
Charles m'a promis de revenir dans un mois, et c'est cette
espérance qui m'a soutenue au moment où il me serrait
silencieusement la main en disant : " A bientôt… " Charles est ici depuis trois jours, trois jours qui pour moi ont
passé comme un rêve. Nous avons dîné
aujourd'hui à Volontaz, dans ce cher petit coin sauvage et
solitaire où nous avons commencé à nous aimer.
Je ne sais quel vent de mélancolie avait soufflé sur
nous, mais nous étions pensifs, presque tristes. On parlait de
tombeaux, de cimetières de campagne, et ma pensée avait
évoqué aussitôt cette petite chapelle solitaire
où tant de nos chers morts reposent dans l'attente de
l'éternité. Charles s'était rapproché de
moi : " Constance, c'est là que nous serons un jour
ensemble, n'est-ce pas ? " Je ne sais quel sentiment,
mélange de joie bizarre et douloureuse, vint me remuer le
cœur. Je levai mes yeux sur son visage, qui, grave et recueilli,
s'attachait sur le mien : " Oui cher ami, si tu veux. " Et
pensive, je songeai avec une joie étrange qu'un jour viendrait
sans doute où nous dormirions côte à côte
ce grand sommeil de la mort, ce grand sommeil sans secousses et sans
rêves dont le réveil lumineux a nom l'Eternité.
Adieu, toujours à Dieu ! Ce sera le dernier cri de mon
cœur, le dernier mot que mes lèvres frémissantes te
jetteront dans un instant. C'est à Lui que je te confie, comme
je Lui confie notre amour et nos espérances ; c'est devant Lui
que, prosternée ce matin, une prière ardente est
montée de mon cœur pour toi. Pendant ces quelques jours, ami, nous nous sommes bien peu
parlé : à peine avons-nous pu une fois seul à
seul causer de cet avenir qui sera le mien ! On parle de consulats :
ce serait l'exil, un exil perpétuel peut-être, mais tu
le sais, Charles, je te suivrai au bout du monde. Ta vie sera ma vie,
ta destinée la mienne. Et quand tu m'arracheras à tout
ce que j'aime ici, quand nous nous trouverons seuls dans la vie, sans
parents, sans amis, mon amour sera assez grand pour te cacher le
déchirement de mon âme ; tu trouveras encore sur mes
lèvres ce sourire que tu aimes, dans mon cœur cette
inépuisable tendresse, ce courage qui ne failliront jamais…
Tes souffrances comme tes joies, je veux être là pour
les partager. Et si le malheur venait quelque jour poser sur ton
front son stigmate douloureux, ami, je serais à tes
cotés et tu trouverais encore mon âme pour
écouter la tienne, mon triste cœur pour appuyer le tien… Adieu Charles, encore une fois à Dieu. Et quand, tout
à l'heure, ton regard s'attachera sur mon regard en pleurs,
quand l'heure de la séparation sonnera, douloureuse,
souviens-toi que je t'ai donné mon cœur et que tu as promis
d'être fidèle… Je suis bien heureuse depuis ce matin, heureuse de ce bonheur
calme et délicieux que donne la possession de l'être
aimé. - Pourtant, nous ne nous sommes vus qu'un instant,
qu'une minute à peine ! Tout à l'heure, je suis allée au chemin de la croix
dans la chapelle des capucins. La neige tombait, lente et monotone,
et quelques feuilles pâles, oubliées par le vent
d'automne, tournoyaient à nos pieds. - Il y avait je ne sais
quoi de navrant et de désolé, un souffle de tristesse
et de mort dans les chants. Tout avait pris à mes yeux cependant un rayonnement que je
ne connaissais pas, et les éternelles douleurs de la Passion,
les sanglots de l'Eglise en deuil ne me sont apparus qu'au travers de
cette joie délicieuse, de ce bonheur grave et recueilli qui
inondait mon cœur… C'est un tel repos pour moi, après toutes mes
inquiétudes de cet hiver, que la présence de Charles
à Yenne ! J'avais été triste si souvent, en
pensant à son isolement à Paris, à cette vie
d'abandon et de solitude si nouvelle pour lui. Cher ami ! Il avait
compris quelles angoisses venaient parfois me troubler le cœur, et
souvent, il écrivait pour me rassurer, toujours si affectueux
et rempli de courage. Une seule de ses chères lettres a fait couler mes larmes :
il m'en souvient, c'était le 27 janvier, à la veille de
mon départ pour Nice. J'attendais, anxieuse, le
résultat des examens pour les consulats, et bien que toutes
les chances nous fussent contraires, j'espérais follement une
réussite. " C'est la première fois depuis longtemps,
disait-il, que mes efforts et les neuvaines n'ont pas
été couronnés de succès ! " Et plus
loin : " Console bien Constance, dis-lui d'avoir confiance en moi
! " Cette phrase, je l'ai lue à travers mes larmes, des
larmes brillantes qui m'ont soulagée cependant. Pauvre ami, quand nous nous sommes revus aujourd'hui, j'ai
béni Dieu pour cet échec qui nous a fait souffrir tous
deux, mais auquel nous devons peut-être les délicieuses
émotions de ce matin… Tout semblait conjuré contre nous aujourd'hui : à
table, chez Oncle Alexis, les places avaient été
distribuées de telle sorte que nous n'avons pu échanger
une parole. Après le dîner, promenade aux rochers de la Balme,
que l'arrivée inopinée de quelques jeunes gens de
Belley a désagréablement interrompue. - Pourquoi la vue
des anciens compagnons de Charles me cause-t-elle une sensation aussi
douloureuse ? Dieu le sait, qui a compté toutes mes angoisses
! - Le cœur triste, je l'ai vu partir pour rejoindre ses amis, et
cependant, il m'a quittée en me promettant de se trouver avec
moi au salut. Ce soir, je l'ai revu en effet dans la petite chapelle ; dans
cette atmosphère de poétique et naïve
piété, j'ai retrouvé un peu de calme, et la
pénible impression de la journée s'est évanouie
devant le recueillement de Charles… Suis-je triste ou heureuse ce soir ? C'est un tel chaos dans mes
pensées et dans ma tête, un si singulier mélange
de douleur et de joie, que je puis difficilement analyser mes
impressions. La journée promettait d'être belle, cependant j'ai
pleuré… Et maintenant encore, au souvenir de l'heure
passée, un flot amer me monte au cœur. Nous dînions à Volontaz. Le temps était
superbe. Nous étions montés, joyeuse bande de dix,
Charles et moi parfois en avant, ébauchant mille projets
d'avenir, le cœur plein de douces choses que nous n'osions nous dire.
- Le dîner nous a séparés, mais nous nous sommes
retrouvés après, et assis l'un près de l'autre,
nos pensées se sont perdues dans ce lointain inconnu qui sera
notre vie. Je me souviendrai toujours de la promenade à Choiseul que
nous avons faite aujourd'hui et des incidents qui ont suivi. A notre retour à Volontaz, j'ai remarqué quelque
chose d'insolite dans la conduite de Charles : il semblait
m'éviter soigneusement. - Nous avons fait de la musique.
Charles s'est levé pendant que j'étais au piano et a
brusquement quitté le salon. - Un peu plus tard, nous nous
sommes trouvés, toute la jeunesse réunie sous l'ancien
rucher. Charles s'est placé loin de moi pendant que les jeunes
Sérullaz m'entouraient au contraire et que je
m'efforçais d'être gaie afin de secouer le malaise que
je ressentais. Comme nous descendions de Volontaz, Charles s'est placé
tout à coup à mes côtés : " Qu'as-tu
donc ? lui ai-je demandé timidement. - Que veux-tu que
je te dise quand tu passes ton temps à offrir des consolations
aux autres ! " me répondit-il avec colère… Je
lève sur lui un regard d'étonnement douloureux : "
Mais Charles, qu'est-ce que cela signifie ? - Tu me comprends
parfaitement, me répondit-il avec une violence croissante
: il ne me convient pas du tout que tu te laisses faire la cour
par M. Paul Sérullaz ! Ou du moins, si tes principes ne
s'opposent pas à ce partage, brisons là, car pour moi,
je veux : ou tout, ou rien ! " C'est une douleur indéfinissable que j'ai ressentie tandis
que j'écoutais ces injustes reproches, si bouleversée
que je ne trouvais rien à lui répondre et que je
pleurais silencieusement, sans une parole pour me défendre.
" Ne sais-tu donc pas que c'est parce que ton affection m'est
infiniment chère que je suis jaloux des moindres apparences ?
- Mais Charles, tu sais bien que je suis innocente ! Je n'ai
jamais été coquette, c'est non seulement contre mes
principes, mais contre ma nature. " Nous avons parlé longtemps, et peu à peu, nos cœurs
se sont calmés. J'ai levé vers Charles mes yeux encore
humides des larmes qu'il venait de me faire verser. " Tu ne crois
pas ce que tu viens de me dire, n'est-ce pas, tu ne le crois pas ?
- Regarde tout au fond de ton cœur : n'as-tu rien
à te reprocher ? - Charles, la main sur la conscience,
je peux te répondre : non pour hier, non pour
aujourd'hui, non pour demain. Ces reproches que tu m'as faits, ils
n'étaient pas sérieux ? Dis-moi que tu ne crois
pas un mot de toutes tes méchantes paroles ? " Une poignante souffrance palpitait dans cette interrogation.
Charles a compris sans doute combien amers avaient été
pour moi ses injustes reproches ; il a tourné vers moi un
front joyeux et il m'a tendu sa main loyale : " Je crois en toi,
mais souviens-toi : ou tout, ou rien ! " Je lui ai souri
au milieu de mes larmes, et nous nous sommes quittés confiants
et heureux. Nous avons passé une heure délicieuse ce matin
à Charrey, presque en tête-à-tête, car
Mariano et Victor étaient trop absorbés par leurs
lectures pour songer à nous. C'était au bord de
l'étang, sur un tronc renversé et rongé par la
mousse. " Tu n'es plus fâché contre moi ? "
Charles m'a souri avec tendresse et nos regards se sont
rencontrés dans un même rayonnement d'extase et de joie.
Bien douce a été pour nous cette heure, n'est-ce pas
? Comment pourrions-nous jamais l'oublier ? Plus tard, quand les
années auront passé sur nos têtes, ami, nous nous
rappellerons ce jour et nos cœurs se sentiront comme rajeunis au
souvenir de cette fraîche matinée de printemps… Heureuse journée entre toutes que celle d'aujourd'hui. Nous
avons fait une charmante promenade du coté de Saint-Romain.
Longue halte sur les plateaux qui dominent le Rhône. Afin de ne pas porter ombrage à Charles, j'ai
évité Paul soigneusement pendant toute la promenade, et
j'ai refusé énergiquement les moindres services qu'il
voulait me rendre. - Pauvre Paul ! s'est-il douté de quelque
chose ? Peut-être, car j'ai surpris plus d'une fois son regard
étonné, douloureux et empreint d'une souffrance
profonde. - J'ai détourné la tête afin de ne pas
voir sur son front ce que je redoute d'y lire trop clairement. Heure solennelle que celle des adieux ! Nous nous sommes
promenés longuement dans le jardin, le cœur en larmes, heureux
cependant de nous trouver ensemble, et mêlant aux graves et
suprêmes recommandations je ne sais quel souffle d'amour et de
folie… " Je t'aime " : mots sublimes que Charles m'a
répétés ce soir d'une voix tremblante, et que
mon cœur a recueillis avec émotion : " Et toi, ne veux-tu
pas me dire : "Ich liebe dich" ? " Je n'ai rien répondu
d'abord. " Est-ce donc si difficile ?! " m'a-t-il
demandé d'un ton d'amer reproche. - Toute frémissante,
j'ai répété les trois mots à voix basse.
Grave et tendre, son front s'est incliné vers moi et nous nous
sommes tus un moment, ravis et troublés… Nous nous sommes quittés ce matin, moi plus forte
qu'à l'ordinaire : j'ai appris à me dominer, et si mon
cœur pleure tout bas, mon visage est du moins plus calme en
apparence. Je lui ai dit adieu d'un ton tranquille où il y
avait quelque chose de poignant. Son regard m'a suivie longtemps,
bien longtemps, puis tout s'est effacé et il m'a semblé
dans mon angoisse qu'un voile de deuil s'étendait sur mon cœur
déchiré… J'ai eu à subir un rude assaut aujourd'hui. Laure a voulu
parler à Paul, qui se berçait à mon égard
de folles illusions ; le pauvre enfant a eu un tel chagrin en
apprenant que j'étais fiancée à un autre que sa
sœur m'a suppliée de le calmer par quelques paroles. Jamais je n'oublierai cette heure où, seuls dans la grande
allée, nous marchions côte à côte ; moi
tremblante de fièvre, lui si pâle et avec une expression
de douleur et de reproche dans les yeux qui me déchirait le
cœur. - J'ai essayé de lui démontrer que les choses
étaient mieux ainsi : " Pour vous, je suis une vieille
femme, et dans dix ans, vous rirez de ce qui vous fait pleurer
aujourd'hui. " Il a secoué la tête en signe de
dénégation. " J'ai une telle confiance en vous,
lui ai-je dit, que je ne crains pas de vous livrer mon
secret, sûre que vous ne me trahirez pas. J'ai pour vous une
véritable affection ; on peut avoir des amis en ce
monde : je vous compte comme tel et je vous offre en
retour une bonne et franche amitié. " Je lui ai tendu la
main et il l'a serrée avec une tendresse farouche. "
Voulez-vous de moi pour amie quand même ? - Oui, vous
êtes bonne, merci : je ne vous oublierai jamais,
jamais. " Pauvre garçon ! Il est encore à l'âge
où l'on croit éternel le premier chagrin d'amour. Il
m'a suppliée de lui donner ma photographie : " Laissez-moi
au moins ce souvenir ? " J'ai refusé doucement, en
lui faisant comprendre que Charles aurait le droit d'être
blessé. " Vous avez un maître sévère ! m'a-t-il
dit avec amertume. - Sévère mais juste, mon pauvre Paul !
M'estimeriez-vous encore si j'encourageais chez vous un sentiment qui
ne doit pas subsister ? " Il a baissé la tête sans
répondre et un gémissement s'est échappé
de ses lèvres. [Ce n'est rien de souffrir, à côté de la
douleur que l'on éprouve à faire souffrir ceux
que l'on aime ; j'ai éprouvé aujourd'hui cette
angoisse dans toute sa plénitude. - paragraphe
biffé au crayon] Une visite à l'église nous a fait du bien : nous
sommes allés à vêpres ensemble ;
l'atmosphère de la chapelle nous a un peu calmés. Que Dieu me pardonne le mal que j'ai fait sans m'en douter, et
qu'il accorde la paix du cœur au pauvre Paul. J'ai revu Paul aujourd'hui, toujours sombre et
découragé : la blessure était profonde et il
n'est pas de ceux qui oublient vite. Mes paroles, néanmoins,
lui font du bien ; il m'a suppliée de revenir souvent. En
revanche, il m'a promis de secouer cet état de torpeur morale,
d'engourdissement douloureux, qui commence à inquiéter
sérieusement sa famille. - Pendant que je parlais, son regard
était fixé sur moi, avec une profonde expression de
douleur et de tendresse. Il commençait déjà
à me répéter qu'il ne m'oublierait jamais, mais
je l'ai arrêté… Je veux que cet entretien soit la
dernière page de ce pauvre petit roman à peine
ébauché. Plus tard, quand Charles me demandera compte
de mes pensées, je veux pouvoir lui montrer mon cœur sans
qu'aucun souvenir troublant ne vienne s'élever entre lui et
moi… C'était dimanche ! J'ai entendu tout à coup sa
chère voix, et, tremblante, je me suis élancée
dehors : " Ma Constance ! " Je l'ai regardé doucement,
si émue que les paroles ont expiré sur mes
lèvres. Que Dieu soit béni pour les deux journées de bonheur
qu'il nous a accordées… Oncle Pierre et Tante Irma nous ont amené Charles et
Thérèse ; ils ont orné et soupé à
la maison le dimanche, et la journée entière s'est
écoulée en causeries délicieuses. Promenade à Charrey, qui a réveillé tous nos
chers souvenirs des vacances passées. Il y a deux mois
déjà ! Après le souper, nous avons accompagné Tante Irma et
Charles jusqu'à mi-chemin de Volontaz. Tata devait coucher
à la maison. " Je te supplie de dormir en paix, m'a dit
Charles. Tout s'arrangera avec le temps. " Dormir en paix ! Je n'ai pas fermé l'œil, songeant toute la
nuit aux nouvelles difficultés qui surgissent devant nous.
Maintenant que j'ai gagné mes parents, son père
à lui semble vouloir nous séparer ! J'ai eu une
sérieuse conversation avec Charles : " Il est de ton devoir
que tu t'expliques avec ton père. Cette indécision, ces
alternatives d'espérance et de découragement sont
tuantes. " Charles a compris l'importance de ce que je lui
demandais, et il m'a solennellement promis de parler à son
retour. Nous nous sommes revus tout le lundi : rencontre fortuite au
Colombier, où j'étais allée seule avec
Thérèse. Nous nous sommes assis sous les glycines et
nous avons rêvé. Charles a eu hier soir une longue conversation avec Tante Irma,
qui ne trouve pas nos affaires en mauvais chemin : " Ta
mère ne voit aucun obstacle à nos désirs,
nous non plus, il n'y a donc pas lieu de se désespérer.
" - Ces quelques paroles nous ont remontés l'un et
l'autre. Sans doute, nous avons encore bien des difficultés
à surmonter : difficultés de carrière, de
positions, mais Dieu aidant, dans deux ans, notre petit rêve de
bonheur s'accomplira peut-être. Thérèse et Charles ont dîné à la
maison, puis nous les avons raccompagnés à Volontaz.
Nous avons passé vers la Vierge du chêne : " C'est
là que tu m'as fait bien souffrir, il y a deux mois ! m'a
dit Charles. - Tu ne veux donc pas oublier ce vilain jour ? -
Si, si Constance, je l'ai oublié. - Tu me
fais amende honorable, n'est-ce pas ? - Oui, tu sais bien que je ne peux pas garder de
sentiments de colère contre toi ! - Charles, c'est du fond du cœur que tu m'as pardonné
cette journée ? - Oui, du fond du cœur (meine Liebe). " Il s'est rapproché de moi et nous avons traversé,
foulant les grandes herbes, pendant qu'un même rayon de soleil
nous caressait tous deux. Le moment du départ est arrivé ! Tremblante et
pâle, je lui rends sa dernière étreinte : "
Adieu " me dit Charles simplement avec ce regard que je
n'oublierai jamais. " Que Dieu te garde et nous réunisse, mon
bien-aimé ! " Ces mots, que j'ai été
impuissante à prononcer, cher ami, tu les as lus dans mes
yeux, n'est-ce pas ? Ton cœur a saigné comme le mien, et comme
moi, tu as ressenti dans sa plénitude l'amère douleur
de la séparation… Je suis plongée depuis ce matin dans une attente
fébrile… L'heure s'avance. Mes frères et Georges sont
allés à sa rencontre… Je colle mon visage contre la
vitre : rien encore… La cour est fantastiquement
éclairée par la lune, chaque tronc d'arbre semble
cacher quelque fantôme, et le puits, qu'un lierre sombre
enveloppe, à je ne sais quoi d'horriblement sinistre dans le
profil… Je me jette en arrière toute frissonnante. Sans doute il ne
viendra pas ce soir ; son départ a été
retardé et nous ne le verrons apparaître que dans
quelques jours. - Je me répète une foule de bonnes
raisons sans pouvoir me décider à aller me coucher.
Pendant que je me livre à ces réflexions, le portail
s'ouvre ; je me sens tout à coup tremblante et je m'appuie
contre le mur. - Sa voix, je la distingue entre toutes ! Cette fois,
je m'élance au dehors. Sa silhouette se détache,
sombre, sur le seuil… Nous sommes debout l'un devant l'autre. La lune
nous baigne de ses rayons pâles, jetant je ne sais quoi
d'étrange et de doux sur son front qui se penche vers moi.
C'était le soleil ce matin, un radieux soleil dans un ciel
sans nuages… Nous écoutions tous deux l'hymne de printemps et
d'amour que nous chantaient nos cœurs. Les pâles
divinités peintes à fresque sur le plafond, avec leurs
teintes passées et leurs yeux sans regard, semblaient se
pencher curieusement au-dessus de nos têtes, et
d'étranges sourires entouraient leurs lèvres mortes… "
Ma bien-aimée ! " Il s'était emparé de ma
main et ses lèvres tremblantes s'appuyaient sur elle… Si je pouvais écrire du moins combien nous étions
heureux ce matin ! C'est une éclaircie dans notre ciel, si
sombre quelquefois, et peut-être un apaisement aux jours
d'épreuve, que le souvenir de ces heures radieuses. Nous nous sommes quittés pour nous retrouver au moment du
départ. Qu'elle est courte, cette minute des adieux, qu'elle est horrible
! Et cependant, fût-elle mille fois plus douloureuse, que je
voudrais la faire revivre ! Du moins il était là, sur
le seuil, si près de moi ! J'aurais pu lui parler, mais
l'angoisse de mon cœur était telle que je suis restée
silencieuse, ma main dans sa main. Il est parti sous cette pluie froide et triste, tandis qu'un vent
âpre, ce cruel et froid baiser de l'hiver, secouait à
ses pieds les feuilles mortes. Il est parti, et le dernier regard de
son beau visage m'a trouvée debout sous cette pluie sinistre.
Je l'ai recueilli pour moi, pour moi toute seule, ce dernier regard
d'amour et de pitié ! Tandis qu'une brise lugubre
glaçait mon cœur en larmes et m'enveloppait tout
entière de sa tristesse et de son horreur… Charles n'a pas réussi à ses examens pour les
consulats ; j'avais tant prié cependant ! - Mon Dieu, je vous
offre cette nouvelle douleur ; que votre volonté soit faite…
Dieu permettra-t-il que j'écrive aujourd'hui la
dernière page de ma pauvre petite histoire ? Triste page,
route faite de larmes et de déchirement… Les yeux en fièvre, je lis et je relis cette cruelle lettre
de ce matin : " Mon père, dans notre intérêt
mutuel, est absolument opposé à notre projet. Tu ne
reverras jamais Charles, à moins qu'il ne
désobéisse formellement à mes parents… "
Est-il vrai que tout soit fini ? Cependant, nous nous
étions promis de nous aimer toujours… Charles l'a-t-il donc
oublié, et suis-je seule à être fidèle,
seule à souffrir ? Cette angoisse qui nous étreint et nous mord quand une
lumière soudaine vient éclairer les choses d'ici-bas,
cette agonie du cœur mille fois horrible, cet anéantissement
dans une douleur immense et terrible, tout cela, ô mon Dieu, je
l'ai ressenti aujourd'hui. Vous m'avez brisé et je n'ai pas
même le courage d'élever jusqu'à vous mes mains
tremblantes… C'est le dernier jour de mes vingt ans aujourd'hui ! Il y a six
années que Charles m'a dit pour la première fois qu'il
m'aimait. Pendant ces six années, combien la somme des
douleurs n'a-t-elle pas surpassée celle des joies ! J'ai
été parfois bien heureuse, plus souvent encore triste
et découragée ; l'espérance était
là cependant, et je marchais quand même… Aujourd'hui,
tout a sombré, et je me trouve seule, seule pour porter un
fardeau trop lourd pour mes épaules. C'est à l'école de la douleur que le chrétien
comprend le néant des choses créées ;
désenchantée de tout ce qui passe, son âme se
rapproche de vous, ô mon Dieu ; ce pauvre cœur, marqué
au stigmate de la souffrance, il l'arrache tout palpitant et le jette
à vos pieds avec ce cri de sublime résignation sur les
lèvres : " Mon Père, non pas ce que je veux,
mais ce que vous voulez ! " Moi, je n'ai pas ce courage ; je ne suis pas assez
chrétienne. Mon cœur brisé d'affliction,
oppressé d'angoisse, ne peut que gémir sous la main qui
le frappe : " Eloignez de moi ce calice, il est trop amer. "
Mon Dieu, qu'ils sont heureux, ceux que vous rappelez à
vous ! Là-haut, plus de luttes, plus de tempêtes, plus
de déchirements, plus de séparations, mais la paix, le
calme, le repos après le combat, l'éternel apaisement
de toutes discordes et de toutes douleurs… - Ah, si ce n'était
un crime de devancer votre heure, qui donc aurait le courage de
supporter les horreurs de l'exil ! Pas un souffle ce soir… Les palmiers et le feuillage gris de
l'eucalyptus semblent figés dans un même sommeil. Des
bouffées étranges montent jusqu'à moi, parfum
bizarre et doux que j'aime à respirer. Tache sombre sur la mer
livide, la tour sarrasine projette une ombre au loin. La lune monte
dans le ciel triste et mortellement pâle ; son visage
fantastique hante mon cerveau ; ses yeux fixent les miens, hagards…
Et d'étranges frissons me glacent. Des rayons d'argent dansent
au bord des vagues ; la mer, vaste linceul, a des reflets d'opale. -
O lune, ne me regarde pas ainsi, voile ta face pâle : tes
tranquilles rayons me donnent le vertige ; ton froid baiser est un
baiser de mort… Le cœur oppressé, le visage en larmes, je me rejette en
arrière toute frémissante ; non, je ne veux plus la
voir, cette lune aux rayons moqueurs : elle rit… moi, je souffre !
J'ai fermé ma fenêtre, j'ai appuyé ma
tête sur mon lit, fermant les yeux, me bouchant les oreilles
pour m'isoler des bruits du dehors : cris des enfants, chants des
pêcheurs, voix de la vague ; ces mêmes voix ont poursuivi
ma veille, mêlant impitoyablement à mes sanglots leur
étrange harmonie. Aujourd'hui, je me suis assise sur une pointe de rocher, j'ai
appuyé sur ma main mon front endolori, et j'ai laissé
mes yeux errer dans l'infini avec ce regard vague,
étonné, inconscient, qui appartient au malade. Cette
terrible crise par laquelle je viens de passer, n'est-elle pas une
maladie, maladie plus grave que celle du corps, puisque c'est mon
âme, c'est-à-dire la substance même de mon
être, qui est atteinte ? Ma douleur s'use-t-elle ? Je ne le crois pas ; c'est seulement une
accalmie dans la tempête, ou peut-être (ce que je
redouterais plus encore) un tel affaissement de tout mon être
que je n'ai même plus la force de souffrir ! Les vagues frangées d'écume bondissent, se
précipitent, roulant les unes sur les autres, tantôt
battant la grève avec fureur et venant briser à mes
pieds leurs cimes blanchies, tantôt s'avançant lentement
avec un balancement voluptueux et baisant le rocher qui semble
tressaillir sous leur froide caresse. - Ce n'est pas ce gai soleil,
qui m'inonde, teintant la mer de lueurs roses, ce n'est pas ce ciel
admirable, d'un bleu si pur, presque brutal, non, ce n'est point cela
que j'aime, mais plutôt la plainte éternelle des flots,
plainte immense qui répond si bien à mon cœur… Je me suis sentie plus calme aujourd'hui, et pour la
première fois depuis bien des jours, j'ai pu élever
jusqu'à Dieu ce pauvre cœur torturé qui ne
connaît pas encore la résignation… Pourquoi n'ai-je pas eu l'idée d'écrire plus
tôt à Tante Irma ? Je me serais évitée
bien des angoisses. Peut-être est-ce la crainte horrible de
voir mes espérances foulées aux pieds de tous, qui m'a
empêchée jusqu'à ce jour de réclamer une
explication. Je n'osais me l'avouer à moi-même, mais il
y avait au fond de mon désespoir un dernier vestige
d'espérance, vestige bien fragile hélas ! et que
j'avais peur de voir s'évanouir aussi. J'ai donc écrit quatre grandes pages à Tante Irma,
exposant la situation, lui ouvrant tout mon Cœur. J'ai conscience
cependant d'avoir sauvegardé ma dignité : " Si
Charles, ai-je dit, croit être plus heureux en
recouvrant sa liberté, je la lui rends dès aujourd'hui
! Je suis trop fière pour me plaindre et assez
généreuse pour lui pardonner le mal qu'il a pu me
faire. " Cette phrase, je la trouve brutale, aujourd'hui que je le sais
innocent de tout : " Non seulement Charles n'a été
mêlé en rien à cette malheureuse lettre,
mais il a même déclaré cette année
à toute la famille que sa résolution
était irrévocable, et que son père lutterait en
vain pour le faire changer. " Pauvre ami, qu'il me pardonne
d'avoir douté de lui une minute ! J'ai expié cette
minute-là par bien des tortures. Puisque nous nous aimons d'un amour aussi puissant, que nous
importe le reste ! Le temps peut-être aplanira les obstacles
qui nous semblent invincibles ; notre heure viendra… O mon Dieu, vous êtes bon, et quand tout à l'heure,
les yeux en larmes, je lisais ces pages qui m'ont sauvée, ma
première pensée n'a-t-elle pas été de
vous remercier, vous qui les avez inspirées pour me consoler
et me fortifier ? Autour de moi, tout a changé d'aspect : il fait soleil
aujourd'hui dans mon cœur ! J'écoute le chant des vagues se
brisant sur la grève, la voix du pêcheur guidant sa
voile blanche, les étranges soupirs du vent qui pleure dans
les grands pins, et mon âme se laisse bercer inconsciente et
ravie par ces grandes voix de la nature, voix immenses, grandioses,
parfois fantastiques et sauvages, qui parlent à mon cœur d'une
éternité…! Toutes les cloches sonnent aujourd'hui ; et la voix de celle de
l'église mêle je ne sais quelle note grave au chant
mélancolique des cloches du couvent et aux sons argentins que
le vent nous apporte de la montagne. - Joyeux carillon qui salue la
résurrection du Christ ! Je voudrais m'unir à cette joie des chrétiens et
chanter avec eux l'Alléluia de la délivrance, mais mon
pauvre cœur est triste. Aujourd'hui, c'est l'heure aussi des
réminiscences : devant mes yeux ont passés tous mes
vieux souvenirs ; je me suis revue toute jeune fille, presque une
enfant (il y a de cela six ans), mettant à ce même jour
ma main dans la sienne tandis que mon cœur promettait tout bas de lui
consacrer mon amour et ma vie. Aujourd'hui, de misérables
discordes nous ont séparés et ont changé en
tristesse ce jour qui était pour nous une si grande fête
: nous avions prié Dieu le matin devant ce même autel ;
le soir nous réunissait encore à genoux près
l'un de l'autre, demandant pour nous et les nôtres ces
bénédictions d'en haut qui fortifient et consolent.
Dieu, sans doute, veut nous purifier par ce nouveau sacrifice ;
inclinons-nous sous cette main qui ne frappe que ceux qu'elle aime.
Cher ami, que Dieu te bénisse aujourd'hui et à
jamais : unissons nos cœurs dans un même souvenir, une
même prière, une même espérance… C'est à la lueur de ce même rayon de lune qui nous
caressait tout à l'heure que j'écris ces lignes… Nous
avons accompagné Charles dans la cour. Je lui ai dit adieu
avec ce calme effrayant qui, chez moi, cache tant de tempêtes ;
j'ai eu la force de lui sourire, je crois, mais je souffrais et des
sanglots montaient de mon cœur déchiré… Nous étions dans le salon, lui devant moi, ses yeux
rayonnants dans mes yeux pleins de larmes, ma main dans sa main, nous
regardant avec un ravissement délicieux, mais aussi avec cette
vague tristesse qui nous serre le cœur et nous oppresse quand nous
regardons la réalité face à face… Plus qu'une heure, un quart d'heure… cinq minutes ! La voix de
l'horloge s'est faite plus grave ; je l'écoute qui frappe
impitoyablement tandis que mon cœur a cessé de battre dans ma
poitrine… Adieu, à Dieu, mon bien-aimé ! Que de douleur
contenue, de sanglots réprimés, d'angoisses
refoulées dans ce mot que te jette mon cœur en larmes…! Un télégramme est venu tout à l'heure nous
apprendre la mort de Tante Célina ! J'ai senti une angoisse
affreuse me serrer la gorge et je me suis arrêtée avec
une sensation d'étonnement navré, d'écrasement
moral dont je n'ai pas été maîtresse. Ce n'est pas seulement un chagrin personnel que je ressens, mais
je souffre de toutes les douleurs de ceux que j'aime, et je m'associe
du plus profond de mon âme aux larmes qui coulent
là-bas. Pauvre Thérèse, pauvre Charles ! C'est vers eux que
ma pensée s'est transportée d'abord. Elle, je la voyais
baisant les yeux maintenant sans regard de sa pauvre mère,
collant sur ses mains pâles ses lèvres que
glaçait le froid de la mort. Pour Charles, la terrible
nouvelle l'a surpris à Paris ; je l'ai suivi dans ce long
voyage, souffrant avec lui toutes ces tortures qui n'ont point de nom
dans la langue humaine : déchirement, vide horrible,
anéantissement profond dans une douleur immense et terrible.
Mon père et mes frères vont à Chamousset pour
les funérailles. J'écris à Charles et à
Thérèse : c'est la seule chose que je puisse faire,
hélas ! puisque nos discordes de famille ne me permettent pas
d'aller moi-même rendre les derniers devoirs à notre
chère morte… Ma lettre sera-t-elle mal
interprétée ? Je ne veux même pas le penser, et
mon cœur se révolte à l'idée que ce jour cruel
passerait pour Charles sans qu'un mot de moi vînt lui apporter
les pauvres consolations que je peux lui offrir. La mort : cruel mot pour nous, pauvres humains ! C'est le grand
problème de notre destinée, l'inquiétude qui
nous poursuit toujours, ver rongeur qui empoisonne nos joies les plus
pures en nous en montrant la brièveté, c'est la grande
séparation d'avec ceux que nous aimons, souvent,
l'effondrement des joies que nous avions rêvées, des
espérances qui nous souriaient, c'est ce déchirement
immense, horrible, qui fait saigner nos pauvres cœurs d'hommes et
nous fait pousser vers le ciel un cri d'étonnement
navré et de folle colère, écho terrible de
toutes les révoltes de notre raison. Mais vue du côté du ciel, cette terrible nouvelle de
la mort ne s'illumine-t-elle pas d'un reflet divin et consolant ? Ce
n'est plus alors le châtiment d'un Dieu irrité contre sa
créature : c'est le rappel dans sa patrie de l'âme
exilée sur la terre. - Ici-bas, nous avons été
des voyageurs, souffrant de toutes les inégalités de
notre route, tombant, pour nous relever, c'est vrai, mais nous
déchirant parfois aux cailloux du chemin. - Pouvons-nous nous
plaindre que Dieu abrège pour cette âme le rude
pèlerinage de la vie ? Oh non ! Elle a travaillé,
souffert, lutté peut-être ; Dieu lui donne le repos et
la récompense : là-haut, plus de luttes, plus de
discordes, plus de déchirements, mais l'éternel
apaisement, l'éternelle rassasiement, l'éternelle
béatitude. Satiabor cum apparuerit ! Mon pauvre cahier, je ne l'ai pas ouvert depuis ce 21 octobre de
triste mémoire ! - Le temps apporte, dit-on, un apaisement aux
chagrins ; je ne m'en aperçois pas dans les lettres de Charles
et de Thérèse, qui sont empreintes d'une douleur vraie
et profonde. Charles m'a écrit quelquefois. Mes lettres, dit-il, lui ont
fait du bien ; j'ai eu l'idée de lui envoyer pour sa
fête le recueil de pensées de Lacordaire, et je crois
lui avoir fait plaisir. En revanche, il m'a fait parvenir mille
gâteries par Victor, le tout accompagné d'une lettre
écrite avec cette simplicité et ce cœur qui lui sont
naturels. Il semble que cette perte cruelle ait rapproché nos deux
familles. La réconciliation entre nos pères s'est
scellée sur un cercueil. Je n'ose croire encore que tous les
obstacles sont levés, mais nous avons fait un pas, c'est
évident ! Notre mère du ciel nous protégera. Confiance ! Nous
aurons la victoire. Un rayon de soleil à noter, au milieu de notre ciel assez
sombre d'ordinaire : Charles a abandonné son idée de
consulats pour le Contentieux de
Paris-Lyon-Méditerranée. Le directeur, M. Bazot, a
été si enchanté de lui (on le serait à
moins !) qu'il a promis la première place vacante ;
peut-être prendra-t-il Charles pour secrétaire ! Charles est définitivement entré au Contentieux de
Paris-Lyon-Méditerranée. Alléluia ! Charles arrive demain ! J'ai donné au salon un air de
fête : des fleurs partout. Je me suis promenée toute la
journée gaiement, mais un peu fébrile et
déployant une activité dévorante pour tuer le
temps…! Le jour baisse ; je suis assise près de ma fenêtre
grande ouverte. Les tours de Fourvière se dessinent sur le
ciel d'un bleu pâle, si pâle… Un violent coup de sonnette m'a fait tressaillir… Des pas
précipités… Un télégramme ! Quelque
mauvaise nouvelle, sans doute… ? J'en étais sûre… La
dépêche est de Charles : " Désolé ;
impossible d'aller à Lyon. " Ces mots dansent dans mes
yeux en fièvre. Et j'ai attendu un an ! Un an de souffrances et
d'inquiétudes pour en arriver là ! J'ai fermé mon journal il y a un mois sur une note
navrée, et c'est encore une plainte qui s'échappe
aujourd'hui de mes lèvres. Ce que j'ai bu d'humiliations, ce
que j'ai dévoré de souffrances depuis ce
temps-là, nul ne le saura jamais. Douloureux secret entre moi
et Dieu, qui a vu toutes mes larmes et qui me les comptera
peut-être, puisque je me résigne. L'oncle Alexis est ici avec ses filles, vivant à deux pas
de nous comme un étranger, nous fuyant du plus loin qu'il nous
aperçoit, et même à l'église, là
où il semble que toute discorde doive être
oubliée. C'est moi qui suis l'obstacle à la réconciliation
entre nos deux familles. Qu'ai-je fait pour cela, mon Dieu ? et
pourquoi m'infliger un pareil supplice ? Ah, si Je pouvais mourir…! Les petits enfants de Luisa, dont j'ai la garde pendant que ma
sœur est à Saint-Gervais, me sont une grande distraction. Je
m'en occupe à toute heure du jour et le souci que j'en prends
me sauve d'un affreux désespoir. Zizi est mon confident,
maintenant que je me suis fait une règle de ne plus parler
à personne des chagrins qui me dévorent. Quand je sens
ses chers petits bras nus s'attacher à mon cou, sa
fraîche petite joue s'appuyer à la mienne, je pleure, et
c'est encore sa main mignonne qui essuie mes larmes : " Tance, pas
pleurer ! Zizi est sage. " Je reviens tout émue de la chapelle des capucins, où
j'ai entendu un magnifique sermon sur la communion des saints. La
chaude éloquence de notre curé de Traize a
trouvé le chemin de mon cœur. J'ai été
attendrie, remuée, impressionnée au-delà de
toute expression. Toutes les souffrances, les sacrifices, les
mortifications de ceux qui nous ont précédés
dans la mort, c'est notre trésor à nous tous,
catholiques qui croyons à la communion des saints ; nous
pouvons y puiser à larges mains et ce sont autant
d'échelons qui nous aident à gravir ce rude chemin du
ciel. Les nouvelles que j'ai reçues de Charles par Victor, et les
conversations que j'ai eues à Cognin avec Tante Irma, m'ont un
peu réconfortée. On prétend que si nous le
voulons absolument, cela se fera. Alors pourquoi Charles
n'écrit-il jamais ? C'est ce silence qui m'est le plus cruel…
Douce journée que celle que nous avons passée hier !
Il en faudrait beaucoup comme celle-là pour me redonner un peu
de jeunesse et de vie. Charles est arrivé à midi ; nous
l'avons gardé jusqu'à 6 heures seulement, car son
Contentieux inexorable l'attendait le lendemain à Paris. Nous sommes restés longtemps sans nous parler, n'osant ni
l'un ni l'autre rompre ce silence délicieux du
tête-à-tête. Il y a quelque chose de grave dans
notre amour, un je-ne-sais-quoi d'austère dans nos joies. On
sent que l'épreuve a passé là, martelant nos
cœurs, mais les rivant plus fortement encore l'un à l'autre.
Nous étions l'un près de l'autre, causant du
passé à voix basse comme si nous avions craint de
réveiller quelque souffrance endormie un moment. Charles faisait des plans d'avenir et me soumettait ses projets :
il s'est adressé au confesseur de son père en le
suppliant d'user de toute son influence pour essayer d'obtenir ce
fameux " oui ". Charles m'a presque offert de nous passer de
son consentement. J'ai répondu " non ". J'ai riposté en lui offrant d'entrer au couvent,
proposition qui (je l'avoue) n'a pas eu l'air de lui sourire.
Pourtant, mon Dieu, vous le savez, n'est-ce pas là mon
désir le plus cher depuis que vous m'avez fait voir clair dans
les choses de ce monde ? Le jour où nous renoncerions l'un et
l'autre à toutes les joies de la terre pour nous donner
à vous sans réserve, vous le savez, mon Dieu, ce
jour-là serait le plus beau de ma vie. Vous savez combien
d'années de souffrances, de tortures et de sacrifices je
donnerais encore pour qu'il me fût donné de voir poindre
l'aube de ce jour béni entre tous…! L'espérance de nous revoir bientôt a adouci
l'amertume du dernier moment. Nous avons accompagné Charles
jusqu'aux gorges de la Balme après une petite halte au bord du
Rhône… La diligence arrivait. Charles est monté, et un
tournant de la route nous a bientôt caché son cher
visage. Ich liebe dich, ich liebe dich… C'est de cette main, tremblante encore, qui vient de recevoir sa
dernière étreinte, que j'écris ces lignes. Dieu
est bon, qui nous réunit une fois encore, et cela presque
à l'anniversaire de ce fameux 8 décembre d'il y a
quatre ans ! Nous avions été bien heureux alors, il
m'en souvient, plus follement peut-être mais à coup
sûr moins profondément qu'aujourd'hui, où se
dresse entre nous, pour nous unir plus puissamment encore, cette
longue suite de douleurs souffertes en commun. Charles est arrivé ce matin avec son frère ; Victor
était ici depuis la veille, aussi nous avons eu une vraie
réunion de famille, augmentée de Luisa, Gabriel et
même du jeune Zizi. Après le déjeuner qui nous a tous réunis,
Charles et moi sommes descendus chez la tante Tabareau, tous les deux
comme deux jeunes mariés en visites de noces ! Nous avons
parfaitement joué notre petit rôle… Nous sommes montés à Fourvière ; il me semble
que nous ne pouvions rien faire de mieux que de mettre notre amour
sous la protection de la Sainte Vierge. Ah ! je l'ai bien
priée pendant les quelques minutes que nous sommes
restés dans cette chère petite chapelle. - Au retour,
halte à Saint-Jean, où nous avons eu la
bénédiction. J'étais agenouillée par
terre, Charles tout près de moi, si heureux, si heureux… Le
bon Dieu devait sourire en nous regardant ; moi, j'aurais voulu
pleurer, mais pleurer de joie… Charles est parti, me laissant un rayon de soleil au cœur. Mon
Dieu, gardez-le-moi si bon, si fidèle, et tandis que je le
sens emporté vertigineusement là-bas, laissez-moi vous
prier pour lui avec toute cette tendresse passionnée que vous
ne pouvez pas condamner, puisque je vous prie tous les jours de
l'épurer et de la sanctifier… Je ne sais quelle tristesse a pesé sur toute la
journée d'hier. Charles était là cependant, si
bon, si délicat, si affectueux toujours, mais ma tendresse a
deviné chez lui une souffrance et j'en ai été
peinée. Je crois aux pressentiments ; je suis coupable en
cela, je le sais ! mais comment nier cependant cette influence
mystérieuse, cette sorte de perception étrange de
l'avenir qui ne m'a pas souvent trompée, hélas ! Nous sommes sortis ensemble, par un temps glacial ; un brouillard
humide, épais, nous transperçait, jetant sur toute
chose un voile de tristesse mortelle. La seule note gaie de la journée est notre rencontre d'une
des dames Gignoux à la porte de Luisa. Elle prend Charles pour
un de mes frères ; nous la laissons dans sa douce erreur, et
nous avons toutes les peines du monde à garder notre
sérieux pendant que Mme Jeanne s'extasie au souvenir de
l'uniforme de notre prétendu chasseur des Alpes. Charles,
calme et digne (!), s'incline sans répondre. Après une
foule de salutations de part et d'autres, Mme Jeanne part, et nous
donnons libre cours à notre hilarité.
Décidément, il est très gênant d'avoir
à cacher un fiancé de la taille du mien…!! Le reste de la journée se passe assez
mélancoliquement. Je fais des efforts surhumains pour
conserver mon calme. Il me serait impossible d'ouvrir la bouche sans
éclater en sanglots, aussi je reste silencieuse, le front dans
la main, concentrant toute ma tendresse, toute ma douleur aussi, dans
ce regard que je tourne vers lui… Il me semble que je n'entends autour de moi que cet horrible
battement de nos cœurs qui souffrent, rien que ce tic-tac affreux de
l'horloge, être étrange dont je voudrais pouvoir
étouffer chaque pulsation. C'est une voix que je comprends,
hélas ! une voix inexorable : celle des adieux et de
l'éternité. Nous nous quittons dans le vestibule ; la porte se referme sur lui
; ses pas se perdent là-bas… Plus rien… J'entre dans ma
chambre, je me jette au pied de mon crucifix, et c'est le cri du
désespoir qui s'échappe de mon cœur… Je sais aujourd'hui la raison de notre tristesse et de tous mes
fameux pressentiments : ce même dimanche où nous nous
promenions avec Charles, l'oncle Alexis était à Lyon
dans le but de surprendre son fils à la gare et de lui faire
une verte semonce… Comment la combinaison a-t-elle
échoué ? Je ne le sais encore… Ce que je sais de plus certain, c'est que tous mes oncles,
réunis à Volontaz, ont parlé en notre faveur, et
que le père de Charles a eu l'air un moment
ébranlé. Tous ont confiance en l'avenir ; il n'y a que
moi qui vois l'horizon noir… très noir, et j'ai peur
d'être seule à voir juste. La journée a été radieuse hier, depuis cette
minute délicieuse où nous nous sommes retrouvés,
lui avec ce bon regard chargé de tendresse, moi toute
tremblante, debout devant lui, jusqu'à cette autre minute
cruelle et douce qui nous a séparés : " Si je
t'emmenais, ma Yanïa ! " Nous étions allés à la messe ensemble le
matin à Saint-Bonaventure, où tout Lyon se trouvait
réuni, priant pour le repos de l'âme de la comtesse de
Chambord. Pauvre princesse ! j'avoue que mes prières n'ont pas
été toutes pour elle ! - Charles était
près de moi, lisant bien sagement mon Imitation, et
moi, prosternée, j'ai tout oublié, les chants, la foule
immense, pour ne me souvenir que de lui et demander à Dieu de
nous prendre en pitié. Nous sommes allés chez Luisa, où Zizi nous a
reçus par des cris horribles ; petite Rose a été
gracieuse, comme toujours. Le reste de la journée, comment l'avons-nous passé ?
Je ne le sais, feuilletant le même livre, souriant à nos
rêves… Singulière chose que la vie, avec ce mélange de
souffrances et de joies…! Il y a un mois, à cette même
place, je retenais mes larmes ; lui souriait avec ce regard triste
qui me déchire le cœur. Nous subissions tous deux je ne sais
quelle influence pénible, inconsciente, comme si nous avions
eu le pressentiment de ce qui se tramait contre nous. Hier, nous
avons tout oublié, douleurs passées, soucis
présents, pour ne songer qu'aux douceurs de cette heure que le
bon Dieu nous accordait encore. Sommes-nous revenus au temps passé après un mauvais
rêve, avons-nous encore nos quinze ans ? N'est-ce pas la
même tendresse qui nous unit, la même chaleur dans
l'étreinte que me donne sa main, les mêmes paroles
d'amour que murmurent ses lèvres, et dans nos yeux les
mêmes larmes qui les mouillèrent jadis à l'heure
des adieux ? Oh non ! ils étaient moins cruels, ces adieux-là,
qui cependant brisaient nos cœurs d'enfants. Ils étaient moins
cruels, certes ! et il y avait une douleur moins âpre et
moins intense dans les sanglots d'alors que dans cette unique larme
qui monte aujourd'hui de nos cœurs déchirés… Mon Dieu, il part… il est parti ; ayez pitié
de nous… Une lettre de Charles est venue m'apprendre la bonne nouvelle de
sa montée en grade au Contentieux. Trois mots seulement, mais
comme je suis la première à connaître sa joie,
cela m'en double le prix… On me faisait espérer que tout s'arrangerait aux vacances
de Pâques : nous nous reverrions, nos parents s'entendraient et
l'on nous donnerait encore six mois pour réfléchir.
Tous les beaux châteaux en Espagne que nous avons
édifiés sur cette parole imprudente de
Thérèse, il n'est pas besoin de l'écrire ! Hélas, ils sont bien détruits aujourd'hui. Charles a
passé quatre jours dans sa famille à Chambéry
sans qu'il ait été question de voyage à Yenne.
Tante Irma m'a avoué franchement que nos affaires
n'étaient pas en meilleure voie. Cependant, une lettre écrite par Charles à son
père cet hiver a semblé un moment devoir produire un
excellent effet. Portée au fameux Père Zoziane, elle
avait été lue et commentée et l'on avait
décidé que si le bon Dieu manifestait sa
volonté, il fallait laisser faire ce mariage et dans
tous les cas se réconcilier avec toute la famille. Au lieu de cela, silence complet ! Après avoir mis tout en œuvre : lettres, prières de
Charles, discours, fâcheries, colères même des
oncles, qui veulent notre bonheur, que reste-t-il à faire ?
Attendre que le bon Dieu se lasse de nous frapper. Je croyais avoir
beaucoup de courage ; ce dernier coup m'accable cependant. Charles m'a écrit une petite lettre désolée
dès son retour à Paris : il m'avoue n'avoir point
encore fait ses pâques ! Mon Dieu, voulez-vous donc m'enlever
ma dernière consolation, qui est de le savoir chrétien
? Toute tremblante, j'ai saisi une plume pour lui écrire
quelques lignes fiévreuses, si tristes qu'elles auront
remué son cœur. Lui si bon aurait-il le courage de me faire un
tel chagrin ? Quelques lignes relevées dans une lettre de Charles que je
viens de recevoir : " J'ai scrupuleusement suivi tes conseils, mon
petit ange, et je suis allé faire mes pâques dimanche
passé. Ton sermon est venu très à propos
la veille, pour lever toutes mes hésitations. J'ai pu faire
mes dévotions à 8 heures, et par la
pensée, j'étais auprès de toi dans
l'église de Yenne, et je me suis retrouvé le Charles
d'autrefois… Ne vas pas croire pourtant que le Charles d'aujourd'hui
ait tout à fait changé et qu'il lui faudrait
longtemps subir l'influence de ce bon ange pour redevenir ce qu'il
étais jadis. " Je me suis perdue l'autre jour dans le bois de Volontaz, perdue
avec mes rêves. A mes pieds, des muguets à foison,
partout où nous avons passé jadis ; au-dessus de ma
tête, un ménage d'oiseaux babille et se poursuit. Ah !
le printemps ! Je me suis assise au pied de l'arbre fameux qui a abrité
nos jeux d'enfants, à l'ombre de cet arbre qui plus tard
entendit nos serments d'amour… Il y a une date gravée sur
l'écorce ; chaque année l'a creusée davantage.
Mes yeux s'arrêtent sur elle pleins de larmes, et je songe tout
bas au sillon douloureux que le temps depuis lors a creusé
dans nos cœurs. Je ne sais si c'est une inspiration du ciel (j'ai tant prié
pour cela !) mais je suis revenue de l'église ce matin
décidée à tous les sacrifices : il faut que je
parle à Charles demain, il faut que je lui rende sa
liberté, que je lui dise tout simplement : " L 'heure est
venue où nos deux voies doivent se séparer pour ne plus
se rencontrer en ce monde. " Dieu sait ce que je
souffrirai à cette minute décisive, cependant il me
semble que là est le devoir. Je pensais écrire aujourd'hui une page trempée de
larmes, la dernière de ma pauvre petite histoire
peut-être. Dieu, dans sa bonté, ne l'a pas voulu ; cette
heure qui devait tout briser nous a rapprochés au contraire.
Nous étions, lui et moi, assis dans le salon,
séparés par une petite table où je m'appuyais,
défaillante, songeant qu'avec cette minute suprême
toutes mes espérances d'avenir radieux devaient
s'évanouir. Ses yeux plongeant dans les miens, anxieux,
cherchant à deviner la cause de mon trouble. Je détourne la tête pour ne pas rencontrer ce regard
qui m'enlève tout mon courage, et je lui parle avec une voix
étrange, c'est vrai, mais calme, presque tranquille : " Tu
sais, mon pauvre Charles, quelles barrières terribles
s'élèvent entre nous ; nous ne pouvons pas
espérer les franchir jamais. C'est moi qui suis un obstacle
à la bonne harmonie de la famille, à ton
bonheur. (Charles proteste, mais je continue sans
l'écouter.) Mon cher ami, lai bien réfléchi,
j'ai prié beaucoup et je me suis décidée
aujourd'hui à te rendre ta liberté." -
Charles a un mouvement d'indignation : " Ma liberté !
Et que veux-tu que je fasse de ma liberté puisque je n'aime
que toi ? " J'essaye de lui démontrer qu'il faut absolument qu'il
m'oublie, qu'il choisisse une femme au gré de son père,
qu'il se marie à tout prix. Pendant que je parle, Charles me
regarde avec un étonnement douloureux. - Je souffre, je
souffre, cependant j'irai jusqu'au bout, dussé-je en mourir :
n'est-ce pas là la ligne de conduite que l'on m'a
tracée, n'est-ce pas là mon devoir ? " Comment peux-tu me proposer semblable chose ? me dit-il
d'une voix brisée. Tu ne m'aimes donc pas ? - Mais c'est
justement parce que je t'aime plus que tout au monde, plus que mon
bonheur, plus que moi-même, que je te parle ainsi. Crois-tu que
je souffrirais pas mille fois plus qu'aujourd'hui si un jour,
lassé de cette attente, de ces luttes perpétuelles, je
te voyais regretter tes promesses ? Mon bon et loyal Charles, je sais
que jamais, jamais une rupture ne pouvait venir de toi, et c'est
justement parce que je sais cela, parce que je connais ton cœur et
toutes ses délicatesses, que mon devoir est d'agir. Je suis un
boulet pour toi ; un jour, tu t'en apercevras, je le comprendrai, et
c'est alors que je souffrirai ! " Je lis dans les yeux de Charles un étonnement indicible,
mais aussi une tendresse qui me remue tout entière : "
Cette liberté que tu demandes, ma Yanïa, je ne veux ni
ne peux te la rendre ; nous sommes unis à tout jamais. C'est
toi que j'aime, toi que je veux, et nulle autre. Crois-tu que je
pourrais aimer une autre femme ?! (Je souris faiblement.) J'ai
ta parole, tu as la mienne, et nulle puissance humaine n'est capable
de nous délier de nos serments ! - Alors, il ne me reste qu'une ressource, dis-je tristement
: je ne peux pas me tuer, je suis chrétienne
; mais du moins je peux entrer au couvent. - Non, tu n'en a pas le droit ; ne m'en parle jamais, jamais,
ma bien-aimée…! " Il s'est rapproché de moi ; il a
saisi mes mains, qu'il couvre de baisers passionnés. Je
voudrais mourir pendant cette minute où nos larmes se
confondent… Nous sommes montés à Fourvière ; il me
semblait que la Sainte Vierge ratifierait les promesses que nous
avions échangées le matin. J'ai bien prié et
j'ai recouvré tout mon calme. A 10 heures du soir, nous avons accompagné Charles à
la gare. A mi-chemin, nous avons été pris par une
véritable trombe : c'eût été inutile de
reculer ; nous avons bravé les éléments
déchaînés ; j'étais si heureuse de
souffrir quelque chose pour lui ! Je ne sais quelles ont
été nos dernières paroles, et si même nous
avons eu le courage de nous parler encore. Il a gardé ma main
dans la sienne ; pendant cette minute, tout a disparu pour moi : je
n'ai vu que lui, pâle et grave, et il m'a semblé que
nous nous jurions encore solennellement de nous aimer pour
l'éternité… Il est né hier soir un beau petit filleul que nous
appellerons Pierre-Jean-Gonzague en l'honneur des grands saints que
nous fêtons ces jours-ci. Luisa va aussi bien que possible. -
Zizi et Rose sont bien joyeux d'avoir un petit frère. Ce petit
privilégié sera baptisé jeudi 24, le jour de
Saint-Jean, en plein grand jubilé. C'est d'un bon augure. Ah,
si son pauvre papa pouvait guérir ! Encore une bonne journée ; je voudrais que ma vie en
fût toute faite, de ces journées-là. J'ai eu
Charles, mon Charles, je suis si fière de pouvoir l'appeler
mien. Nous l'avons emmené chez Luisa, où je lui ai
présenté mon filleul, un beau garçon de quinze
jours. J'ai conduit Charles devant le berceau bleu, j'ai entrouvert
délicatement les rideaux, et nous sommes restés un
moment tous deux sans rien dire, nos fronts penchés au-dessus
de ce petit être vagissant et tremblant, nos cœurs
remués par la même pensée, par la même
vision lointaine… Charles a été obligé de prendre le train de 8
heures du soir. Suivant l'habitude, nous l'avons accompagné,
mais à mi-chemin, nos montres inexorables nous ont
montré que l'heure était proche et qu'il fallait se
hâter. Charles m'a dit adieu d'une voix brève, et tandis
que je restais en arrière avec Maman, Père et lui se
sont précipités du côté de la gare. J'ai
eu un serrement de cœur affreux, et il a fallu faire appel à
tout mon courage pour ne pas éclater en sanglots. Je voulais le revoir coûte que coûte ; nous avons
pressé le pas. Nous sommes arrivées : l'heure sonnait.
Le cœur battant, j'ai traversé la salle d'attente ; toutes les
portes nous ont été ouvertes. Je me suis
élancée sur le trottoir de la gare : le train
était là encore ! Père et Charles, debout devant
le wagon. J'ai eu comme un éblouissement quand son regard joyeux a
rencontré le mien et quand, ma main dans la sienne, j'ai pu
lui dire avec tendresse : " Charles, me voilà…! " -
Hélas, qu'elles sont courtes, ces minutes-là, qu'elles
sont horribles ! Voici le moment cruel de l'adieu. J'ai envie de lui
crier : " Ne pars pas, ou si tu pars, emmène-moi ! " Le
train est loin déjà ; je ne distingue même plus
son cher visage, penché là-bas. Ah oui ! " Le bonheur entre et sort, c'est l'éclair qui
vient de l'orient et disparaît à l'occident, toute la
terre le sait et tressaille, mais il passe. " Lacordaire a
bien dit. Mon bonheur aussi a passé… Reviendra-t-il ? Le temps marche, marche toujours. Ce sont les mêmes devoirs
qu'il m'apporte, les mêmes souffrances aussi ! Nul changement
dans cette situation si cruelle pour moi. - Lui, je l'ai revu une
fois dans un chemin où nous nous sommes rencontrés,
presque coudoyés, avec un grand salut
cérémonieux qui m'a glacée. Nous sommes ici depuis le 13 juillet. Luisa, bien occupée
de son malade et de son nourrisson, nous a confié Zizi, dont
je m'occupe beaucoup. Cette tâche de petite mère me fait
du bien. En fait d'événement, Mariano est fiancé
à la fille de son général, Marguerite Lespieau ;
ses lettres me font déjà connaître ma future
belle-sœur comme une charmante enfant de dix-huit ans, pleine de cœur
et d'esprit. Cette joie de Mariano, arrivé au comble de ses vœux, m'a
fait involontairement faire un retour sur nous-mêmes. Pourquoi
cette série d'épreuves ? Il y a des jours où la
coupe déborde, où ma raison s'égare, où
la vie m'est à charge. Est-ce que je vieillirai dans cette
inutilité ? Est-ce que je dépenserai jamais toute cette
tendresse, cette activité et ce dévouement qui me
remplissent le cœur et qui sont ma torture ? J'ai peur de vieillir,
non à cause des rides que m'apporteront les années ;
pour moi, que m'importe ! Mais si un jour, il lui arrivait à
lui de s'apercevoir que le temps a marché, que je ne suis plus
l'enfant rieuse qu'il aimait à quinze ans, mais une femme au
front grave, vieillie par le chagrin, ah, c'est cela qui me fait
souffrir…! Je l'ai eu trois jours à Yenne, lundi, mardi et mercredi,
mais trois jours tellement remplis de tristesses et d'émotions
diverses que j'ai bien mal joui de sa présence. Mon pauvre
Charles ! Il était malade, la joue enflée depuis plus
d'un mois, pouvant à peine manger, si pâli et si amaigri
que j'en ai eu le cœur serré. Nous nous sommes moins vus
pendant ces trois jours que pendant les heures que Charles me donne
à Lyon à peu près tous les mois. Je l'ai laissé repartir triste, malade, avec un si cruel
sentiment de mon impuissance à le soigner et à le
soulager ! " Pourquoi tu pleures ? m'a dit Zizi en frottant sa
tête contre mes joues trempées de larmes ; c'est
parce qu'il est parti, ce pauvre Oncle Charles ? " cela avec un
accent indéfinissable de pitié enfantine. Cette parole
a été la goutte qui fait déborder ; j'ai pris
Zizi dans mes bras et mes larmes ont coulé sur son front,
brûlantes et pressées… Charles est aux eaux de Salins grâce à l'oncle
Laurent, qui a pris pitié de cet état de maladie
persistant et qui a exigé le départ immédiat
pour les eaux de mon pauvre abandonné. Charles m'écrit
qu'il est mieux déjà ; il sera de retour à Paris
cette semaine. J'ai été bouleversée aujourd'hui par une
terrible nouvelle : François, le jésuite, notre
frère François, est mort. Il a rendu sa belle âme
à Dieu le 6 octobre… J'ai été comme
anéantie quand Maman m'apprit ce nouveau malheur, qui doit
faire saigner le cœur de mon pauvre Charles. Que de deuils cruels
coup sur coup ! Je me suis revue quelques années en arrière, alors
que nous étions jeunes, tous, joyeuse bande dont
François était l'aîné, mais un
aîné si bon, si aimable, si plein de vie, d'entrain et
de gaieté ! Vint un jour où nous vîmes son front
plus grave ; c'était à la veille de son entrée
au noviciat. Depuis lors, à notre affection s'était
joint une sorte de respect, comme si nous avions entrevu
déjà autour de sa tête l'auréole des
prédestinés. Quel chagrin pour cette malheureuse famille, mais aussi quel
triomphe pour le cher mort que nous pleurons ! C'est pour lui aussi
qu'a été écrite cette parole que l'Eglise chante
triomphante à la fête d'un de ses saints : " A ceux
qui laissent tout pour aller à vous, et qui vous
suivent jusqu'à ce qu'ils interviennent, que sera-t-il
donné, ô Jésus ? " (prose de saint
Bruno). O mon cher frère François, priez pour nous ! Je viens de faire un dernier tour de jardin. Tout dort dans la
neige ; j'ai eu toutes les peines du monde à ramasser quelques
roses de Noël à demi ensevelies sous un blanc linceul. La
vallée est si belle aujourd'hui, toute parée de givre
pour la venue en ce monde de l'enfant Jésus ! Il me semble
voir descendre tous ces bons paysans, munis de lanternes et chantant
de gais noëls. J'avais rêvé assister à cette fête ici,
j'avais rêvé que Charles y serait, agenouillé
dans le chœur, confondu avec toute la foule de ces naïfs
campagnards, entonnant avec eux de touchants noëls et allant
s'agenouiller aussi à la table sainte pour recevoir le pain
des forts. Tout est changé ; l'oncle Alexis, pour nous priver de
toutes ces joies, a écrit à son fils de ne pas venir
à Yenne. Charles m'a fait demander si nous pouvions le
recevoir à Lyon ! Et nous partons ! J'ose à peine
croire que j'aurai demain ce bonheur de posséder mon
fiancé : je l'aurai à moi, tout à moi et pendant
deux jours. Cette pensée fait que je quitte Yenne sans larmes…
ce qui est rare. Nous sommes arrivés à Lyon à 11 heures du
soir, pendant que les cloches sonnaient à toute volée
la naissance de l'enfant-Dieu. Je me suis sentie le cœur
inondé de joie en pensant au cher voyageur que chaque minute
rapprochait de moi. Quand il est arrivé, j'étais au salon ; je me suis
d'abord élancée vers lui, puis je ne sais quel
sentiment d'étrange timidité m'a saisie et je suis
restée devant lui sans paroles, le cœur bouleversé
d'émotion et de joie. On a été bon pour nous pendant ces deux jours :
père, mère et frères (nous avons encore Mariano)
ont compris que nous étions si heureux de nous revoir seul
à seul ! J'ai été bien émue et bien reconnaissante
d'un envoi d'Oncle Laurent : une magnifique boite à gants
remplie de bonbons et un petit carnet contenant un billet de 50 F
dans une enveloppe portant cette inscription : " Offrande pour
aider dans ses bonnes œuvres la digne héritière
des pensées d'une mère bien-aimée. " Avec
quelle délicatesse et quel cœur il sait faire des heureux, ce
cher excellent Oncle Laurent ! Nous nous sommes réunis,
Charles et moi, pour lui écrire quelques mots de remerciements
; c'est de nos deux cœurs qui battent à l'unisson depuis si
longtemps que ces mots-là sont partis : Una fides, solus
amor. Charles, en furetant dans mes affaires, a découvert mon
fameux journal, Mes Souvenirs, qu'il a emporté le soir
à l'hôtel. Dimanche, nous nous sommes retrouvés à la messe
à Sainte-Claire, dans cette petite chapelle qui m'est devenue
si chère depuis que nous nous y sommes rencontrés dans
la même prière et dans la même foi. Nous avons passé la matinée seuls dans le salon.
Charles avait veillé jusqu'à 4 heures du matin,
dévorant Mes Souvenirs, qui l'ont fait passer tour
à tour des larmes à l'extase. Il connaît tout
maintenant, jusqu'aux moindres battements du cœur que je lui ai
donné autrefois avec tout mon jeune amour, si ardent et si
joyeux. Je crois que Charles s'est mis presque à genoux devant moi
pour me dire qu'il m'aimait follement, qu'il était heureux,
mais pour me dire aussi qu'il avait peur ! peur de cet abîme de
tendresse. J'étais moi-même si remuée, si
émue que mes larmes se sont mises à couler. Toute ma
jeunesse a passé devant mes yeux et j'ai senti comme un flot
amer qui montait, montait, m'étreignait la gorge et
m'enveloppait tout entière de ses vagues cruelles. " Non,
non, ne pleure pas, ma bien aimée ! " Il s'est
penché vers moi avec un regard qui était une caresse :
" Ne pleure pas…! " O puissance de l'amour ! Sa chère
voix a arrêté mes larmes et j'ai cru voir un rayon de
soleil éclairer tout à coup la sombre nuit où se
débattait mon pauvre cœur… Nous étions seuls ; Charles m'a attirée à lui
: " Non, Charles, pas cela ! " Je l'ai repoussé
doucement. Il avait mis ses mains devant son visage et j'ai
cherché à les écarter. Je me suis
rapprochée de lui : " N'est-ce pas que tu m'aimes mieux
comme cela que si je te disais oui toujours ? " Je crois
que j'avais les yeux pleins de larmes : il m'en coûtait tant de
le contrister. " Oui, oui, m'a-t-il dit, tu sais bien que
je fais toujours ce que tu veux. " Je lui ai
abandonné mes mains ; il les a pressées contre ses
lèvres : " Combien nous avons été heureux,
ces deux jours, ma Yanïa ! " Je souriais en le regardant,
mes yeux pleins de larmes, le cœur si débordant de joie et
d'amour que je ne pouvais même pas lui répondre… A quelle heure est-il parti, je n'en sais rien. Je n'ai
conservé de cet adieu qu'un souvenir douloureux. Charles
descendait l'escalier ; j'étais appuyée à la
porte, les deux mains sur mon cœur, comme si la vie
m'échappait à chacun de ses pas qui
l'éloignaient de moi. - Il s'est retourné pour me
saluer encore d'un sourire, et je ne sais si j'ai même eu la
force de lui répondre du fond de mon pauvre cœur brisé
d'angoisse… Le bon Dieu a rappelé à lui notre pauvre petite
Rose. Un mois d'agonie, et quelle agonie ! Luisa a été
héroïque jusqu'au bout ; elle a eu le dernier sourire et
le dernier regard de son enfant, un regard étrange et
surhumain, comme si cette petite âme innocente avait
déjà entrevu les splendeurs de l'au-delà… Petit
René et petite Rose, déjà deux petits anges qui
prieront pour nous… J'avais de magnifiques récits à faire sur notre beau
voyage d'Algérie, la noce de Mariano et toutes les fêtes
magiques qui ont marqué ce grand événement. Je
recule devant cette tâche énorme, d'autant plus que j'ai
écrit jour par jour à Charles mes impressions de voyage
et que je pourrai retrouver dans l'avenir, parmi ses papiers jaunis
et précieux, ces lignes tombées de ma plume avec
l'unique charme de l'émotion vraie et sentie. Ici, j'ai été fêtée, choyée, non
seulement par notre chère Marguy et son excellente famille,
mais encore par toute la foule de leurs amis et connaissances.
Frédéric Lespieau, le brillant lieutenant d'infanterie
de marine, prétend que j'ai fait cinq conquêtes, dont la
sienne ! Cela me fait sourire… On dit pourtant qu'une femme n'est
jamais insensible aux hommages, et que quelques petits grains
d'encens brûlés à ses pieds ne peuvent la laisser
indifférente. Il faut croire que je ne suis pas bâtie de
la même manière. Que me font à moi tous les
hommages ? Il n'y a au monde qu'un cœur dont je sois fière
d'avoir fait la conquête, il n'y en a qu'un, un seul, qui ait
le pouvoir de faire battre le mien à l'unisson. Mon journal est daté cette année de tous les points
du globe ou peu s'en faut ! Hier en Algérie, en Espagne, aux
îles Baléares, aujourd'hui installée chez Luisa,
à deux pas de Toulon, dans une petite villa au bord de mer.
Notre jeune ménage est arrivé ici le 19. Dimanche,
nous avons fait nos adieux à Henry, qui était en rade
à Toulon (retour des Antilles), et demain, nous partons pour
Lyon. Je suis bien heureuse, car j'aurai Charles dimanche. Il était ici hier ; nous avons été heureux,
et pourtant, à cette joie du revoir se mêlait je ne sais
quel sentiment de souffrance inconsciente, comme si nous avions senti
davantage en assistant aux épanchements de Mariano et de
Marguy, quel abîme affreux se trouvait encore entre le bonheur
et nous ! Je viens de passer les huit plus affreux jours de ma vie ! Je ne
sais ce que le bon Dieu veut faire de moi en ce monde ; le fait est
qu'il a déjà usé de tant de moyens pour me
briser ! Encore, si la souffrance me rapprochait de Lui… Mais non !
Je ne puis même pas prier, et dans ces jours si tristes,
à peine pouvais-je me recueillir devant le bon Dieu pour Lui
demander pardon des pensées de désespoir qui me
torturaient. Je m'en souviendrai toujours : c'était le vendredi saint ;
Thérèse m'avait broyé le cœur le matin : je
savais que Charles ne viendrait pas à Yenne pour les vacances,
qu'il n'y avait rien à tenter auprès de son
père, que ce que l'on voulait de moi maintenant,
c'était que je le défende - lui, mon bourreau ! -
contre les oncles ligués contre lui ! Mais ceux qui me demandent pareille chose, sont-ils fous ? Suis-je
folle moi-même ? Croit-on que je sois déjà de
l'étoffe des martyrs, et ne trouve-t-on pas suffisamment
héroïque que je souffre silencieusement, sans me demander
aujourd'hui de tendre la main à mon persécuteur, de
l'excuser, et bientôt peut-être de le bénir…! J'étais tellement affolée dans ce petit chemin,
marchant au hasard, les yeux égarés, cherchant
inconsciemment quelque abîme qui m'aurait engloutie à
jamais, ma douleur et moi ! Ah ! (que le bon Dieu me pardonne cette
minute-là !) si ce gouffre se fût trouvé à
ce moment-là devant mes pas, je m'y serais jetée sans
un regard en arrière et sans que la vision de l'au-delà
pût me faire réfléchir et reculer ! Le bon Dieu a eu pitié de moi : ce n'est pas un
précipice, mais une chapelle et un confessionnal que j'ai
trouvés là. Je m'y suis jetée pour ainsi dire.
Le Père, qui ne me connaissait pas, m'a laissée pleurer
pendant un quart d'heure, ayant la délicatesse de ne pas me
demander de détails, mais comprenant seulement qu'il avait
devant lui une grande douleur. Je me suis relevée de là
un peu plus forte mais non guérie, et depuis lors, j'ai
traîné ma vie souffrante, pleurant comme si je n'avais
pas déjà épuisé toutes les souffrances et
toutes les larmes. L'oncle Alexis est parti mardi matin. On avait tenté encore
auprès de lui une démarche dont M. le curé avait
pris l'initiative. " Mes enfants ne sont pas mariables : Charles,
comme les autres, est menacé d'une maladie du cerveau ; il y a
eu trois cas de folie dans la famille de sa mère ; ma
femme elle-même ne jouissait pas de toutes ses facultés
mentales (!!!). Dans quelques années, je verrai
ce malheur ! " - Ces paroles attestent évidemment un
cerveau malade, et pourtant, malgré toute leur inanité,
toute leur absurdité, elles ont impressionné ma famille
: aujourd'hui, j'aurais à lutter même contre mon
père. Mme Lespieau (car nous avons la maison pleine de Lespieau, ce qui
ajoute encore aux difficultés de la situation) m'a prise en
particulier pour me donner de soi-disant conseils maternels, et me
prouver l'horreur de ma situation si j'étais liée pour
la vie à un mari menacé d'une maladie aussi terrible :
" Faites-le examiner (!!) et si l'on vous dit qu'il y a
danger, ayez le grand cœur de l'oublier (!!!!!!!!). Vous
êtes jeune : vous ferez une charmante femme ;
vous serez aimée et heureuse un jour…! " La phrase n'était pas achevée que je me suis
levée, frémissante : " Et quand même je
saurais que mon pauvre Charles est irrévocablement
condamné, vous croyez que je l'abandonnerais ? Mais je
l'épouserais demain, aujourd'hui, à l'instant
même ! Qu'on ne me répète jamais une chose
semblable : je serais capable de tuer la première personne qui
parlerait de me donner à un autre ! " Mon pauvre Charles, mon bien-aimé, dans cette
hypothèse inadmissible, est-ce que tu n'aurais pas encore plus
besoin de moi ? Quelle main mieux que la mienne pourrait t'apaiser et
te consoler, quelles caresses vaudraient celles de ta femme
adorée, quel cœur mieux que le mien pourrait te comprendre et
t'aimer assez pour te faire heureux quand même ?! Pendant toute cette période si douloureuse pour moi,
Charles a eu avec son père une correspondance des plus
pénibles. Quel aveuglement ! Quel endurcissement ! Cet
homme-là a-t-il eu un cœur autrefois, et qu'en a-t-il fait ?
Les autres, les chers oncles, cependant, ont toujours bon espoir.
Hier, nous étions ensemble… là… dans le petit salon
déjà assombri. Nous avions parlé de routes nos
souffrances de Pâques et Charles avait posé sa main sur
mes yeux comme pour défendre à mes larmes de couler…
Il s'était rapproché de moi peu à peu,
m'entourant de ses bras, et je n'avais fait aucun effort pour me
dégager de lui, comme si ma place avait été
marquée là, tout contre ce brave cœur. " Ma Yanïa adorée ! " Il ne m'a dit que
ces trois mots, je crois, et si bas que mon cœur les a seul entendus.
Je ne sais pas comment cela s'est fait, mais je me suis
trouvée sans m'en apercevoir appuyée contre son
épaule ; il a posé ses lèvres sur mon front et
nous sommes restés là un moment, silencieux et ravis,
comme si nous avions craint de troubler par un mot l'extase de notre
premier baiser. La vie est faite d'étrange contraste : après les
douleurs du mois dernier, ce sont les joies que celui-ci nous
apporte. J'ai été si heureuse dimanche ! Je dirai
même que je l'ai été trop, ce souvenir m'ayant
troublée cette semaine ! J'avais fait part de mes
inquiétudes à Charles, qui lui aussi a
été si heureux ! ! Sa lettre n'est qu'un chant de
triomphe… - Je ne voudrais point l'aimer trop pourtant ; il me semble
que ce serait mal. Tout cela, je lui ai dit hier, car il est revenu encore, mon brave
Charles, et mes scrupules l'ont fait sourire : " Crois-tu que je
voudrais te demander quelque chose de mal, ma bien-aimée ?
Est-ce que mon amour pour toi n'est pas fait de
vénération et de respect ? " Il m'a parlé longtemps, bien longtemps, se
révélant à moi avec de telles
délicatesses, des idées si pures, si
élevées sur la vie et ses devoirs. Oui, il m'a
été doux de penser que je confierais mon existence et
mon inexpérience à ce brave garçon au cœur
à la fois si droit et si généreux. Notre Seigneur a visité aujourd'hui toutes les maisons de
Yenne : c'était le jour de la Fête-Dieu. J'ai suivi la
procession dans nos jolies petites rues toutes verdoyantes, et quand,
devant la vieille maison paternelle, tous les fronts se sont
courbés pour la bénédiction, j'ai demandé
au bon Dieu de jeter un regard de miséricorde sur nous, un
regard de pitié sur nos discordes, nos misères et nos
douleurs… Charles devait venir aujourd'hui ; il m'a écrit qu'une
indisposition le retenait à Paris. Pourquoi ai-je peur ? -
Seigneur, ne nous abandonnez pas…! Charles a été bien souffrant depuis quinze jours :
une sorte d'état muqueux compliqué de bronchite, de
fièvre et d'anémie. Sans foyer et pour ainsi dire sans famille, souffrant en
proportion de son abandon et de sa tristesse, mon pauvre Charles a eu
l'idée de recourir à Tante Irma. Il est donc
arrivé chez elle inopinément, et c'est à Cognin
qu'il a trouvé les soins et le dévouement qu'il lui
fallait. Charles n'est pas encore assez remis pour reprendre son travail,
aussi lui conseille-t-on d'aller à Paris faire
régulariser son congé, prendre armes et bagages, et
partir pour Salins, dont les eaux fortifiantes sont tout
indiquées pour son état. Charles fera une petite étape ici demain ; je suis joyeuse,
et pourtant je tremble à la pensée de le trouver trop
changé… Je l'ai reçu hier matin au bas de l'escalier. Comme je l'ai
trouvé oppressé, amaigri et fiévreux ! Je l'ai
fait asseoir près de moi ; il a appuyé sa
tête sur mon épaule comme un enfant malade. De ses
grands yeux demi-clos, j'ai cru voir une larme glisser : pauvre larme
! je l'ai reçue si douloureusement sur mon cœur, comme la
goutte amère faisant déborder le vase. Les miennes sont
tombées brûlantes et pressées sur son front
pâli. " Ma petite Yanïa, ne pleure pas ! " Il a
relevé la tête, et m'a prise dans ses bras, appuyant ses
lèvres sur mes yeux humides, puisant je ne sais quelle force
étrange dans ces larmes qui coulaient pour lui : " Comme
elles sont douces, ces larmes, ma bien-aimée ! - C'est
que je t'aime tant ! Tu ne vas pas mourir, Charles, mon Charles. Ah,
si je pouvais te donner tout ce que j'ai de vie ! " - Il a souri,
essayant de me consoler ; je lui ai montré un visage plus
riant, mais j'ai gardé au cœur une souffrance inconnue, comme
si cette minute-là avait marqué pour moi une
étape de plus dans le chemin de la douleur. M. Bazot a fait droit à la demande de Charles. Après
avoir passé vingt-quatre heures à Paris pour
régulariser son congé et prendre ses bagages, Charles
est donc revenu à Yenne, où nous lui avons fait faire
une petite halte de deux jours. Je ne sais si c'est un effet de mon imagination, mais je l'ai
trouvé mieux que dimanche (et cela malgré les fatigues
de ces deux voyages précipités). Point de
fièvre, l'air plus calme et plus reposé,
l'appétit déjà meilleur. Je l'ai bien
étudié, mon cher malade, et je l'ai vu repartir avec
bon espoir ce matin pour Salins. Charles a fait une grande visite au Père Clément :
on priera pour lui. Mon Dieu, écoutez toutes ces
prières : rendez-lui la santé, rendez-le-moi ! Trois bons jours à noter dans ma vie ; ils sont si rares
que le prix en est doublé pour moi. C'est au retour de
Genève, où j'avais assisté à toutes les
fêtes curieuses et magnifiques du Tir fédéral,
que j'ai passé ces bons jours-là. Nous sommes revenues,
Adèle et moi, à Yenne, où nous avons
trouvé la tante C. de Montgolfier. Le 5, Charles est
arrivé de Salins avec une mine florissante : les eaux lui ont
bien réussi, et pendant les trois jours que Charles nous a
donnés, j'ai pu constater une amélioration très
sensible dans l'état de mon cher convalescent. Samedi, nous avons fait une promenade en voiture au Biais du Coin.
Retour par Volontaz, où nous nous sommes arrêtés.
Il parait que nous avions l'air profondément heureux, marchant
à côté l'un de l'autre dans le grand pré
tandis qu'un même rayon de soleil nous enveloppait tous deux.
Tante Célina en a fait la remarque. Nous nous sommes
regardés, souriant, et ce regard d'amour a
dévoilé notre secret… Dimanche matin, nous avons entendu la même messe, Charles
dans le cloître des pères capucins, nous dans la
chapelle. Plus tard, nous avons eu nos moments de
tête-à-tête, mais à quoi bon écrire
ce que nos cœurs ne sauraient oublier ! Il est une langue que l'on
parle alors, langue mystérieuse dont nos âmes seules ont
la clef et dont nulle main ne pourrait rendre la douceur et la
beauté. J'ai eu l'autre jour une terrible explication avec mon père
au sujet de Charles, qui demandait à venir me voir. Cette
scène m'a ramenée aux plus mauvais jours de ma vie ;
j'ai bien souffert, un moment ! Une lettre de Charles a tout
calmé : seulement, nous ne nous verrons plus ici, à
moins que les oncles n'invitent formellement leur neveu à
Yenne. Nous avons cru voir hier l'amorce de nos fiançailles,
à Volontaz, dont les murailles semblent
imprégnées des gais souvenirs d'antan, à cette
même table où nous nous sommes trouvés, comme
autrefois, assis l'un près de l'autre, étonnés
de notre bonheur et de la douceur de cette journée. Charles a
été invité par son oncle ; il est arrivé
le dimanche à midi sous l'égide du
général et celle de Tante Irma, et c'est dans les bras
de l'oncle que je suis tombée d'abord, ne trouvant pas de mots
pour exprimer ma reconnaissance… Charles venait plus loin, les mains
pleines de fleurs. Nos deux regards se sont croisés dans le
même rayonnement d'extase et de joie. Mon Dieu, comme nous
avons été heureux pendant cette journée ! Nos
parents, les oncles, Tante Irma, les Rumilly même, souriaient
à notre bonheur. Le soir, nous sommes montés à Volontaz en grande
caravane. La lune s'était levée dans le ciel pâle
; de grands troncs d'arbres avec branches dépouillées
surgissaient çà et là, tandis que nous foulions
à terre les feuilles frissonnantes en leur agonie d'automne.
J'étais appuyée à son bras, serrée tout
contre lui, et il me semblait que j'entendais me parler si doucement
ce cœur qui battait près du mien… Hier a été une journée solennelle pour nous
deux, quelque chose d'officiel dans cette réunion de famille
donnée en notre honneur et qui était comme une sanction
définitive de notre conduite par les oncles. Le matin, nous avons eu notre petit moment à nous, avec
tous les charmes du tête-à-tête. C'est dans ces
moments-là que, seule sous son beau regard, je m'ouvre
entièrement à lui, trouvant une douceur incomparable
dans cette confiance absolue, dans cette fusion si complète de
nos deux âmes. Cher ami bien-aimé, comme la séparation est dure
après de telles heures ! Je ferme les yeux, je nous vois tous
deux le soir de ce même jour devant le foyer qui brille. Tu as
pris mes mains dans les tiennes, tu les caresses et tu les baises ;
je sens monter de mon cœur des larmes qui m'oppressaient, et il me
semble que chaque lueur du foyer allume dans tes yeux je ne sais
quelle flamme douloureuse. Adieu mon bien-aimé, encore à Dieu, à Dieu
toujours… Charles est allé à Chamousset, et pour la
première fois, il y a eu entre le père et le fils une
explication des plus violentes. L'oncle Alexis est demeuré
inébranlable malgré les supplications de Charles
d'abord, ses menaces ensuite. Bien que le résultat de cette
entrevue soit négatif, Charles a bon espoir ; il semble que
c'est un pas en avant et je le crois aussi. Mon Dieu, ayez pitié de nous… Est-il vrai que Charles soit malade, et assez sérieusement
malade pour que les médecins aient exigé son
départ immédiat pour le Midi ? J'ai reçu cette
nouvelle tout à l'heure ; j'ai été si
atterrée que je suis restée un moment comme
hébétée, lisant et relisant ma lettre et ne
voulant pas croire qu'elle disait vraie ! Charles a obtenu un
congé ; il partira pour Amélie-les-Bains, mais
s'arrêtera à Lyon plusieurs jours pour nous voir en
passant. Maman est déjà auprès des Gignoux, j'ai
obtenu de mon père que nous la rejoindrions lundi avec Zizi,
et j'écris à Charles de n'arriver que ce
jour-là. Mon Dieu, m'avez-vous écoutée tout à l'heure,
quand j'étais prosternée dans la petite chapelle ?
Avez-vous compté toutes mes larmes ? Avez-vous compris le
déchirement de mon cœur, et est-ce un regard de pitié
que vous avez jeté sur moi du haut de votre croix ? Tout ce que j'ai souffert depuis hier, est-ce un rêve
terrible ? Ai-je bien toute ma raison, ne suis-je pas folle
déjà ? Ma tête est vague, si vague aujourd'hui…
Nous sommes arrivés à Lyon le soir. J'ai
demandé où était Charles : " Parti pour
Menton depuis samedi. " - J'ai poussé un cri terrible… il
m'a semblé que tout devenait sombre autour de moi, qu'un
abîme de mort s'ouvrait à mes pieds, et je suis
tombée sans mouvement, battant l'air de mes bras. - Je me suis
relevée dans un désespoir sans nom… On a fait partir
Charles précipitamment : c'est donc pour que je ne puisse pas
voir le changement survenu en lui ! Il est bien malade ; il va mourir
là-bas, tout seul, loin de moi. Maudit, mille fois maudit
celui qui nous a séparés jusqu'au bout ! - Je n'aurai
pas même la suprême douceur de le consoler au dernier
moment. Il va mourir, mourir, et nous nous aimons tant…! Je crois que j'ai été bien malade hier soir, mais
j'ai tout oublié : je vois Maman, Luisa et Tante Tabareau me
tenant les mains ; je me cramponnais à elles, leur demandant
pardon, puis on m'emmenait ; j'étais secouée par
d'affreux vomissements ; je tombais dans une sorte de torpeur dont je
ne me réveillais que pour souffrir encore davantage. Mon Dieu, écoutez-moi, ne repoussez pas la prière
que je vous adresse avec tout l'amour, toute la foi, toute la
confiance dont je suis capable. Rendez-le-moi, mon Dieu,
rendez-le-moi ! S'il faut un miracle pour le sauver, faites un
miracle, je n'hésite pas à vous le demander. Mon Dieu,
je me jette à vos genoux, frémissante,
égarée, folle de douleur, et ce sont les supplications
du désespoir que vous jette mon cœur déchiré…!
Est-il vrai que tout soit fini, est-il vrai, ô mon Dieu, que
vous m'ayez imposé une épreuve aussi horrible ? est-il
vrai que je suis devant vous aujourd'hui, anéantie,
brisée, écrasée, dans l'agonie d'une douleur
sans nom ?! Vous me l'avez pris, vous m'avez arraché ce que je
n'aurais jamais eu le courage de vous donner, et en me le reprenant,
lui auquel m'attachaient toutes les fibres de mon être, c'est
mon cœur aussi que vous avez arraché tout vivant ! Charles est mort, oui mort ! Son cercueil, il était
là hier encore. J'étais à genoux à ses
côtés, la tête appuyée sur le bois si dur
comme jadis sur l'épaule de mon bien-aimé, les
lèvres collées tout près de lui, parlant tout
bas à son oreille comme s'il avait pu entendre encore ce que
je murmurais pour lui seul… Est-il possible qu'il soit mort ? est-il possible que ses yeux
soient fermés à jamais, ses yeux si bons, si beaux ? -
Mon Dieu, dans le désespoir où sombre ma raison tout
entière, je ne peux vous jeter qu'un cri, avec tout le sang de
mon cœur déchiré : pourquoi m'avez-vous
abandonnée…? O ce 23 avril de cruelle mémoire ! Je l'ai commencé
à genoux devant vous, ô mon Dieu ! je l'ai
commencé à Fourvière devant la statue de la
Vierge, priant avec foi, priant avec confiance, croyant fermement que
les cierges que je laissais là-haut, brûlant aux pieds
de la madone, éclairaient sa guérison au lieu de
soutenir son agonie ! Pauvre chère petite médaille que
j'ai fait bénir pour lui, elle est là maintenant sur
mon cœur, se confondant avec celle qui a consolé sa
dernière heure, que ses lèvres mourantes n'ont pas
quittée. J'ai épuisé ce jour-là la coupe des douleurs
immenses. Je revois cette terrible journée à travers un
brouillard sanglant : l'oncle Bravais venant nous apporter une
première lettre de Tante Irma, datée de Menton, nous
préparant au dernier sacrifice ; les télégrammes
échangés avec Menton, apportant d'heure en heure les
progrès de cette maladie qui était aussi la mienne ;
mes préparatifs de départ, mes supplications, mes
prières, les gens que je voyais aller et venir devant moi
comme des fantômes dans un rêve affreux. Puis à 8
heures du soir, un coup de sonnette qui retentit jusqu'au plus intime
de mon être : un télégramme… Tout est fini… Il y
a suspension de la vie chez moi… Je ne sens rien, plus rien… pas
même battre ce cœur changé en pierre, et je reste
là, les yeux hagards, tandis que ma mère essaye de me
prendre entre ses bras, et que ses larmes brûlantes tombent sur
mon front. Mon père pleure aussi. Moi, je suis là-bas,
agenouillée près de ce lit où il repose, mon
bras soutenant sa tête pâle, mes yeux cherchant encore
quelque étincelle de vie dans son regard éteint… Il est mort, mort saris m'attendre, moi, sa fiancée, moi
qui devais être sa femme… Vous l'avez ainsi voulu, ô mon
Dieu, peut-être afin de rendre son sacrifice plus complet, et
qu'il vous arrivât purifié par cette douleur
suprême ? Il est devant vous à cette heure, ô mon
Dieu, ne le recevez-vous pas dans vos tabernacles éternels…?
Le lendemain, on m'a emmenée à Yenne pour le
recevoir. Deux jours d'attente, deux jours affreux, pendant lesquels
les lettres de là-bas se sont succédées… Des
fleurs qui ont reposé sur lui, près de son cœur, une
mèche de cheveux coupée sur son front, reliques
précieuses dont la vue m'a arrachée un moment à
l'état de prostration dans lequel j'étais
plongée. C'est le jeudi 26 que son cercueil est arrivé sous la
neige. Je voulais me traîner jusque là-bas, être
là au moins pour le recevoir, mais on ne l'a pas voulu et je
suis restée comme folle entre le général qui
sanglotait, l'oncle Pierre qui me retenait dans ses bras, Tante Irma
et Thérèse qui me parlaient de lui. Le soir, on m'a conduite dans la chère vieille maison. Je
marchais comme dans un cauchemar affreux, si profondément
brisée de corps et d'âme que je ne sentais rien, rien
que cette sensation de gouffre à mes côtés. Quand je suis arrivée devant la porte qui me
séparait de lui, j'ai éprouvé quelque chose de
si horrible, un tel bouleversement de tout mon être, que j'ai
cru mourir là, foudroyée par l'intensité d'une
souffrance qui me broyait tout entière. La porte s'est ouverte ; j'ai eu comme un éblouissement :
il était là, comme autrefois, dans le petit salon
où nous avions été si heureux jadis ; sous ce
rayonnement de lumière et de fleurs, c'était son
cercueil étendu devant moi. - D'un côté le
Christ, de l'autre la Vierge, veillant sur son dernier et tranquille
sommeil. Je n'ai point poussé de cris, je ne me suis point tordu les
mains dans un désespoir farouche. Au contraire, j'ai
éprouvé je ne sais quel apaisement, comme si j'avais
compris tout à coup que mon bien-aimé était
entré dans le repos et que j'étais seule à
souffrir, sanglotant convulsivement, la tête appuyée sur
son cercueil. O mon Dieu ! Vous avez entendu tout ce que je lui ai dit cette
nuit-là, ma nuit de noces ! Si j'ai trouvé le calice
trop amer, si la pesanteur de ma croix a déchiré mes
pauvres épaules et si j'ai murmuré contre vous,
pardonnez-moi ! Nous nous aimions tant et vous nous avez
séparés ! On m'a emmenée me reposer pendant quelques heures, puis au
matin, je suis retournée près de lui et j'ai voulu
moi-même orner son cercueil. - Je suis restée là
tout le temps, sentant qu'on allait me l'enlever, ne voulant pas
perdre une minute de sa chère présence. Et tandis qu'on
allait et venait autour de moi, jetant de l'eau bénite, priant
auprès de lui, j'étais là, inerte, insensible,
indifférente aux paroles de sympathie que l'on m'adressait et
n'ayant qu'une pensée : celle que tout allait être fini.
" Il faut l'emmener " dit Tante Irma. Je baise une
dernière fois son cercueil : " Au revoir, mon
bien-aimé, au revoir ! " Je me laisse conduire comme une
enfant, là-bas, de l'autre côté de ta maison, et
pendant que je suis là, serrée dans les bras de Maman,
on vient, on l'emporte. Je vois tout cela par les yeux du cœur et
j'éprouve une souffrance tellement indicible que je me sens
défaillir. " Je vous en supplie, laissez moi aller là bas ! "
On m'aide à descendre, je passe dans le petit salon tout
vide maintenant, et soutenue par Maman, j'arrive à
l'église. Que de monde, que de prêtres, que de fleurs,
que de lumières ! A travers le brouillard qui obscurcit mes
yeux, je vois tout cela s'agiter ; il me semble que tous pleurent
devant ce cercueil qui disparaît sous les fleurs. Il n'y a que
moi qui n'ai plus de larmes ; je suis effondrée sur une
chaise, dans un coin, l'œil hagard ; des gémissements sourds
s'échappent de mes lèvres ; on me regarde en passant
avec pitié ; oh, comme je souffre ! Tout est fini : son cercueil quitte l'église ; il n'y a
plus là que les cierges tremblants et une odeur d'encens qui
me monte à la tête. - Je ne me souviens plus de rien.
Qu'est-ce qui vient de se passer ? Est-ce notre mariage ? - Je
regarde ma robe : elle est noire ; mon voile : il est de crêpe
; on pleure à mes côtés. Je me relève, on
me fait sortir de l'église, et je vois là-bas,
là-bas, le long cortège qui se déroule dans un
rayon de soleil. - Je comprends, maintenant. - Tout est fini. -
Faites de moi ce que vous voudrez… Six mois déjà que mon pauvre Charles dort
là-bas, dans son lit de terre ! Je voudrais écrire sur
ce cahier les derniers moments de mon bien-aimé, tous les
moindres détails que j'ai recueillis de ces heures si
précieuses qui ont été les dernières de
sa vie, et pour la prolongation desquelles j'aurais donné si
joyeusement dix années de la mienne. Mes souvenirs, c'est tout ce qui me reste aujourd'hui. Ils sont
là, formant comme une auréole autour de la douce et
pâle figure de mon bien-aimé et mettant comme un sceau
sur cette jeune vie si courte et si remplie. Il y avait longtemps déjà (je l'ai su depuis) que
mon pauvre Charles ne sortait plus de sa chambre. Jusqu'au dernier
moment, poussant le sacrifice jusqu'aux dernières limites, il
avait voulu me cacher son état, et les bulletins de
santé que je recevais à Amélie-les-Bains
m'entretenaient toujours dans mes illusions. Chaque jour, j'attendais
son arrivée. Il faisait encore des projets, me parlait de
notre réunion, et moi, je l'attendais là-bas, ne me
doutant pas que mon cher malade n'avait même plus la force de
quitter sa triste chambre d'hôtel. Le 12 ou 13 avril, une lettre de Charles me bouleversa : elle
m'apprenait l'arrivée de Thérèse à
Menton. Je le crus alors bien malade, mais la lettre suivante
était si rassurante : il me grondait de ma faiblesse,
m'assurant qu'il était mieux ! et que sa sœur n'allait pas
soigner un malade, mais tenir compagnie à un convalescent. Je
me rassurai donc et continuai à bâtir des plans pour le
retour des chers voyageurs. Quelques jours après Pâques, Charles avait fait
appeler au Grand Hôtel le bon abbé Nicolas, et il
s'était confessé avec la foi et la simplicité
d'un petit enfant. Le lundi 16, Charles était très faible ; il voulut
pourtant répondre à ma dernière lettre : il
écrivit péniblement quelques lignes, et fut
obligé de se reprendre à trois fois pour terminer sa
pauvre lettre. - Thérèse, voyant les efforts que
faisait son frère, voulut mettre l'adresse afin de lui
éviter cette fatigue. " Non, non, laisse-moi, dit-il :
tu sais comme Constance se tourmente ; si elle voyait ton
écriture, elle s'inquiéterait. " - " A Dieu, à
Dieu ma Yanïa ; je t'aime plus que ma vie. " Ce sont les
dernière lignes qu'il a écrites en ce monde, mon
bien-aimé, pauvres lignes tremblées que j'ai
reçues avec joie sans me douter qu'elles m'apportaient comme
le testament suprême d'un mourant. Mercredi matin, Charles eut une crise : il eut alors un
dérangement qui l'affaiblit à tel point qu'il lui fut
impossible de se lever et que Tata craignit un moment de le voir
mourir entre ses bras. Affolée, elle téléphona
à Tante Irma d'arriver au plus vite. Le médecin,
mandé en toute hâte, trouva Charles bien mal ; il dit
à Thérèse que si le dérangement
recommençait, le malade n'en avait plus que pour vingt-quatre
heures. - Ce fut une terrible journée. Thérèse
fit appeler l'abbé Nicolas ; il ne put que serrer la main de
Charles. L'extinction de la voix était presque complète
; il était très abattu, très souffrant. C'est, je crois, le vendredi matin qu'est arrivée ma
réponse. J'y avais joint un petit mot pour
Thérèse, qui m'avait écrit quelques jours avant
pour demander que je m'unisse à une neuvaine au Père de
la Colombière, faite pour la guérison de Charles.
J'avais écrit sous une triste impression, et je me souviens
que ces mots s'étaient échappés de ma plume : "
Soigne-le bien, car, lui parti, il me semble que tout serait mort
pour moi…! " - Thérèse, arrivée à
cette phrase, s'était arrêtée, n'osant continuer.
" Tu t'arrêtes ? " demanda Charles.
Thérèse hésitait encore. " Lis-moi tout,
je veux tout savoir " insista Charles, et
Thérèse ayant achevé sa phrase, Charles se mit
à sangloter. Ce fut la seule fois, me dit-elle, que Charles laissa voir
à sa sœur qu'il connaissait son état. Ce fut la seule
minute de faiblesse de mon bien-aimé. Il dut faire dès
lors le sacrifice de sa vie. - Et si cet acte de suprême
renoncement eut ses douleurs et ses angoisses, nul autre que vous,
ô mon Dieu, n'a pu le lire dans son regard tranquille et
résigné. Nul autre que vous n'a assisté à
cette lutte de son pauvre cœur, à cette lutte dont il est
sorti victorieux, l'auréole des prédestinés
autour de son jeune front. Tante Irma arriva le vendredi. Charles la reçut avec
bonheur. Dès qu'il se trouva seul avec elle, il lui dit
combien il était heureux et rassuré de sentir un tel
appui à sa sœur dans un si terrible moment. Il
prévoyait tout, pensait à tout, parlait de sa mort
prochaine avec une résignation, une tranquillité
surhumaine. Comme Tante Irma, craignant de le fatiguer, voulait
renvoyer à un autre jour ses explications, il insista
doucement, disant qu'il serait plus tranquille, qu'on ne savait pas
ce qui pouvait arriver et qu'il voulait mettre tous ses papiers en
ordre : " C'est vous qui trierez mes papiers : vous rendrez
à Constance toutes ses lettres, n'est-ce pas ? Vous prendrez
mes clefs de Paris, et c'est l'oncle Laurent qui se chargera
là-bas de choisir ce qu'il faut lui donner à elle.
L'oncle, qui aime tous les papiers de famille, gardera tout ce qui a
rapport à la famille. Les papiers insignifiants seront
brûlés, les lettres de ma famille rendues à mon
père. " Tante Irma, le voyant s'affaiblir rapidement, lui demanda à
plusieurs reprises s'il serait heureux de me voir : " Oh oui, oui,
bien heureux " répondit-il, et un sourire radieux
entrouvrit ses lèvres. " Mais non, il ne faut pas qu'elle
vienne, ma pauvre petite Constance : vous savez comme elle se
tourmente, et puis cela ne convient pas…! A l'hôtel, tout le
monde sait que Thérèse est ma seule grande sœur ; on
ignore les liens qui m'attachent à Constance… Non, non, il
vaut mieux qu'elle ne vienne pas. " Il continua à parler longtemps de tous ceux qu'il aimait. A
plusieurs reprises, il nomma son père, et comme Tante Irma
craignait que l'amertume de certains souvenirs vint le troubler au
dernier moment : " Pauvre Père, dit-il, il m'a fait
souffrir, mais que voulez-vous, il est comme ça… Ce
n'est pas sa faute, non, ce n'est pas sa faute ; il croyait bien
faire. Voyez (et un pâle sourire éclaira son
visage), il se figurait que je deviendrais fou, et vous voyez de
quoi je m'en vais ! Pauvre Père, mais ce n'est pas sa faute…!
" Tante Irma lui parla d'espoir de guérison, mais Charles,
secouant la tête : " Pauvre Tante, je sais bien que je ne
pourrais jamais guérir complètement, je ne pourrais
donc pas me marier, je ne le voudrais pas, et comme je ne tiens
qu'à cela… à elle, eh bien, vous voyez, il vaut mieux
que je m'en aille… " Le samedi, le général, mandé par
télégramme, arriva du fond de la Bretagne pour serrer
dans ses bras " son cher enfant ". - Charles l'accueillit avec
reconnaissance. Le général pleurait silencieusement : "
Mon cher enfant, tu ne m'en veux pas ? Je t'ai écrit
quelquefois un peu durement ? " Charles l'interrompit du geste :
" Mais mon oncle, vous aviez raison, toujours raison. Combien vous
êtes bon pour moi ! " - Il avait les yeux tournés
vers lui, ses yeux si profonds et si brillants, lisant sur le visage
de son oncle comme en un livre ouvert, sur ses traits
bouleversés par l'émotion, la certitude que l'heure des
adieux était proche. - Quand il sortit de la chambre, Charles
le suivit du regard, un regard si doux, si résigné : "
Ce cher oncle, il a bien du chagrin de me voir si mal. Comme il
est bon ! " Le dimanche, l'abbé Nicolas étant revenu, Charles
demanda l'extrême-onction : " Mais, dit-il à
Tante Irma, cela pourrait effrayer l'oncle et
Thérèse : vous les engagerez à
aller se promener sous un prétexte quelconque, et M.
l'abbé viendra ; tout est convenu avec lui. " L'abbé Nicolas vint en effet vers 4 heures. " Charles
envisageait bien la mort ; il savait qu'il allait rejoindre
son Dieu, dans une patrie meilleure. Il avait désiré,
pour recevoir le sacrement de l'extrême-onction, la
présence de son père, auquel il pardonnait tout.
" Il dit à l'abbé que
l'obéissance à son père lui avait
coûté de grands sacrifices, mais qu'il s'était
soumis. Tante Irma seule était présente à la
cérémonie. Le cher bien-aimé était
rayonnant de foi et d'espérance. " Cela ne fait pas mourir,
disait-il, et cela me fait tant de bien ! A présent, je
suis entièrement tranquille. " La suffocation douloureuse dont il souffrait l'empêchait de
communier. Le bon abbé Nicolas lui confia une relique de la
vraie croix qu'il plaça sur son cœur ; dans les angoisses de
la douleur, il la baisait respectueusement. La nuit du dimanche au lundi fut agitée. Au matin, tous les
symptômes d'une fin prochaine se firent jour : il était
haletant, baigné d'une sueur froide ; l'extinction de la voix
était presque complète. Le général et Tante Irma le soulevaient,
l'arrangeaient, et à chaque petit service, il murmurait "
merci " avec un regard indéfinissable de tendresse et
de gratitude. " Souffres-tu ? demandait tante Irma. - Non,
non, je ne souffre pas. " On approchait de ses
lèvres la relique de la vraie croix ; il la baisait. Tante
Irma épongeait son front inondé de sueur ;
Thérèse tenait sa main déjà froide. Son
cœur battait, battait avec une force effrayante, comme si tout ce qui
lui restait de vie s'était concentré dans un battement
suprême. Un moment, il ouvrit les yeux et une expression
d'étonnement douloureux, d'angoisse indicible passa dans son
regard. " Mon cher enfant, cela va être fini ; courage,
courage, courage. " Tante Irma redressa ses oreillers. "
Merci, merci, murmura-t-il ; maintenant, je vais
m'éteindre… - Tu vas t'étendre…? -Non, non,
m'éteindre… " et il eut un sourire de bienheureux. Ses
lèvres cherchèrent encore une fois la croix du Sauveur,
il pencha la tête doucement, comme s'il eût
prêté l'oreille à quelque grande voix, et le
rayon de soleil mourant qui entrait par la fenêtre trouva ses
yeux éteints, ouverts à cette immense aurore, aube
blanchissante de l'éternité… Et maintenant, que me reste-t-il à dire ?! L'oncle Charles
le prit dans ses bras en sanglotant, l'habilla comme un petit enfant,
le couvrit de fleurs, et le lendemain, le coucha lui-même dans
son cercueil, un oreiller sous sa tête pâle, les mains
jointes, la lettre que je lui avais écrite placée sur
son cœur… Mon Dieu… mon Dieu… et cela a été la fin, et
l'on a recouvert son cher visage et moi… moi… qui l'aimais… je ne
l'ai point revu… Oui, je le sais, il est arrivé au port, à ces jours
" sans tristes lendemains " auxquels il aspirait. Je me jette
au pied de cette croix du Sauveur qui a consolé son agonie et
qui doit être désormais comme le pont jeté entre
nous pour passer du Temps à l'Eternité. Dans mon cœur
déchiré, l'apaisement ne s'est point fait encore. O
Dieu, fiat, fiat. Je me prosterne devant Lui, j'adore sa main
toute-puissante, mais je suis encore trop près du drame
déchirant de la séparation, des émotions
poignantes qui l'ont suivi, pour pouvoir aimer cette volonté
divine qui m'atteint aux sources mêmes de la vie. in La gazette de l'île
Barbe numéro
spécial, 1993