Au pays de notre histoire

Terre sainte, avril-mai 1996

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Avec quinze amis parisiens, nous préparions depuis plusieurs mois un voyage en Egypte et en Israël. Partis de Paris le 28 avril, nous débarquons au Caire à la « fraîcheur » du soir, par 39 °C... Au Proche-Orient, la saison sèche commence. Le lendemain, 29 avril, nous traversons en car le canal de Suez, au percement duquel travailla comme ingénieur notre grand-oncle Nicolas Bidreman, qui y mourut à mon âge vers 1868.

Nous arrivons le soir au coeur du Sinaï. Nous visitons le 30 avril l'étonnant monastère fortifié Sainte-Catherine, où une communauté masculine autocéphale vénère depuis le IVème siècle le buisson ardent, préfiguration de l'Incarnation et de l'eucharistie. Au-dessus du monastère, nous gravissons le mont Moïse pour y assister au coucher du soleil et, après une nuit à la belle étoile, à son lever. Au sommet, je rencontre un camarade de classe préparatoire.

Redescendus du Sinaï, nous rejoignons la mer Rouge et entrons en Israël le 1er mai à Taba, accueillis par des « douanières » dépaysantes à la sortie d'un pays arabe.


Le mystère de l'Incarnation

Israël: la « Terre sainte » ! Le chrétien y va avec à l'esprit la question de l'ange : « Pourquoi chercher le vivant parmi les morts ? » Mais dès le premier Lieu saint, et particulièrement à Nazareth, une réponse s'impose : parce que la Révélation s'est accomplie dans un espace géographique, dans un temps historique, dans un peuple choisi, et qu'elle s'est achevée avec l'Incarnation ; parce que c'est ici, il y a deux mille ans, en une adolescente juive, que le Verbe s'est fait chair.

L'ange s'adressait à ceux qui avaient connu Jésus vivant et mort, qui gardaient son souvenir, et qui allaient le transmettre à leurs neveux des temps apostoliques. Saint Justin, né à Naplouse vers 100, rapporte avoir entendu parler de charrues sorties de l'atelier de Joseph et supposées fabriquées par Jésus. Pour les contemporains de Jésus, la difficulté fut de croire à sa nature divine. « Nul n'est prophète en son pays. »

Pour nous, la difficulté est plutôt de réaliser sa nature humaine. Dès son souvenir estompé, cette nature fut niée par le gnosticisme, le docétisme, le monophysisme... Nous-mêmes vivons deux mille ans après, à 3.000 km de là, dans un autre peuple. Fatalement, et d'autant plus que notre culture française y incite particulièrement, notre christianisme s'est abstrait. Les souvenirs de Jésus sont devenus plus culturels que personnels, plus intellectuels que charnels. Cherchons donc les traces du Fils de l'homme avant de croire au Dieu. En déclarant heureux ceux qui croient sans avoir vu, lui-même exprimait d'ailleurs, a contrario, son indulgence pour les autres. Ce n'est qu'ici que nous touchons physiquement sa nature humaine, que nous appréhendons concrètement le mystère de l'Incarnation.

Le décor général de la vie humaine de Jésus reste sensible par la nature et par les paysages. Le pays de Jésus, la basse Galilée, que nous sillonnons pendant quatre jours, évoque notre Provence. Jésus a parcouru ces collines ensoleillées, où une végétation méditerranéenne, colorée de fleurs et animée d'oiseaux, trahit la proximité de l'eau. Il a dû se baigner, comme nous matin et soir, dans ce lac de Galilée aux eaux tièdes et poissonneuses, enserré entre des pentes abruptes.

Les principaux épisodes de cette vie sont localisés avec certitude et précision, grâce à des marques de culte précoce : graffiti judéo-chrétiens (Ier et IIème siècles), écrits de saint Justin, de Méliton de Sardes (172) et d'Eusèbe de Césarée (IVème siècle), recherches archéologiques de sainte Hélène (326), sanctuaires de Constantin (IVème siècle).

Nazareth est le lieu par excellence de l'Incarnation. Nous la visitons le 4 mai. Du nouveau couvent des clarisses, une soeur libanaise, priant là depuis une soixantaine d'années, nous présente la topographie des lieux. Le village semi-troglodyte de Marie s'accrochait au rebord d'un tertre rocheux, à l'adret de la colline. Dans la vallée, une fontaine est dite « de la Vierge ». Selon saint Jacques, l'archange Gabriel y serait apparu une première fois à Marie, qui, effrayée, serait remontée chez elle, où aurait enfin eu lieu l'Annonciation.

De la maison de Marie ne subsiste que la grotte à laquelle elle s'adossait, dont la voûte a été reconstituée en cul-de-four. Au-dessus, le contraste entre sa modestie et la gloire de Dieu est symbolisé par les deux niveaux en encorbellement d'une magnifique basilique, traversée par un puits de lumière sous une large flèche octogonale, dont l'ensemble imprime à tout l'édifice un puissant mouvement ascendant.


Vie de famille en Galilée

Juste au nord ont été exhumées des ruines du village où Jésus a grandi. La clarisse libanaise nous raconte n'avoir jamais mieux pris conscience de l'Incarnation que devant un petit enfant accompagnant sa mère à la fontaine et portant maladroitement sa propre petite cruche en terre...

Le généalogiste appréhende aussi l'incarnation dans sa dimension familiale. Jésus avait à Nazareth une vraie famille, bien au-delà de la « sainte Famille> qu'il constituait avec Joseph et Marie. S'il n'avait ni frère ni soeur au sens propre, il avait des cousins et des cousines. Une soeur aînée de Marie, dénommée aussi Marie, avait au moins eu Jacques et José d'un premier mariage avec Alphée (de la tribu de Lévi), et Jude et Simon d'un second mariage avec Cléophas (frère de Joseph). Jacques, notamment, alias saint Jacques le Mineur, avait à peu près le même âge que sa tante et s'est vu attribuer, outre une épître canonique, un protévangile apocryphe : l'Enfance de Marie. Saint Jean-Baptiste et Jésus étaient cousins issus de germains par leurs mères.

Des parents « desposynes > de Jésus (du grec desposunoz, « fils du maître de maison, du chef de famille ») donnèrent des informations généalogiques à Julius Africanus pour sa Lettre à Aristide, écrite peu avant 250. « Originaires des villages juifs de Nazareth et Kokaba, ils s'étaient répandus dans le reste du pays, et ils avaient compilé ladite généalogie d'après le Livre des jours autant qu'ils avaient pu » (Eusèbe de Césarée). Ils dirigeaient notamment la communauté chrétienne de Nazareth. L'un d'eux, le diacre Conon, fut martyrisé en Pamphylie en 249.

En 27 ou 28, un peu plus âgé que nous, Jésus descendit de Nazareth à Capharnaüm, port de pêche sur le lac de Galilée et étape obligée sur la route entre l'Egypte et la Syrie, d'où il put commodément aller enseigner dans toute la Galilée. Il élut domicile chez l'apôtre Pierre, qui s'était installé comme patron pêcheur à Capharnaüm, dont les rivages étaient plus poissonneux que ceux de son port d'origine, Bethsaïde, au nord-est du lac. La maison de Pierre comprenait quelques pièces de pierres basaltiques autour d'une cour donnant sur la rue entre le lac et la synagogue.

Capharnaüm avait complètement disparu, et ses ruines n'ont été fouillées qu'au cours de ce siècle, ce qui les a préservées des excès architecturaux d'une vénération trop souvent indiscrète. Et désormais, Israël interdit de construire sur les Lieux saints. Ainsi conservées en plein air, ces ruines figurent parmi les plus évocatrices de Terre sainte, avec celles de l'ancienne Sion. Simplement, juste au-dessus de la maison de Pierre, visible à travers un plancher de verre, on a bâti il y a une dizaine d'années sur d'énormes pilotis, en un superbe geste architectural, une basilique aussi imposante qu'aérienne -mais malheureusement fermée ce 5 mai.


Le Saint-Sépulcre de Jérusalem

De la Galilée à Jérusalem, terme de notre voyage où nous séjournerons cinq jours, la route descend le Ghor, vallée sans rivière depuis que les eaux du Jourdain sont captées pour l'irrigation. A Jéricho, la route quitte la vallée pour monter à travers le désert de Juda, vaste étendue de collines arides cachant de-ci, de-là quelques bédouins aux chèvres paissant la rare végétation encore laissée par le soleil de la saison sèche.

Nous traversons Béthanie en montant le versant oriental du mont des Oliviers, puis, débouchant au sommet comme à un mont-joie, nous découvrons enfin, ce 7 mai, le merveilleux panorama qu'il offre sur Jérusalem. Dans ce moment, une seule chose fixe le regard : le dôme de la Roche, parfait hémisphère resplendissant de tout son or au soleil couchant, dans un écrin de verdure sombre émergeant des remparts mordorés de la vieille ville.

Jérusalem ! Son prestige est immense dans la chrétienté ! La tradition y situe le centre du monde. Certes, Jésus y monta peu : sans doute une fois l'an pour la Pâque, comme tout bon juif, demeurant alors à Béthanie chez ses amis Lazare, Marthe et Marie. Mais c'est là qu'il accomplit sa mission rédemptrice, qu'il vécut ce pour quoi il s'était incarné : la Passion et la Résurrection.

La grande maquette en plein air au 1/50 de Jérusalem au Ier siècle permet de bien réaliser la configuration historique des lieux. Le Calvaire et le tombeau de Jésus, distants d'une quarantaine de mètres, étaient situés juste au nord de la ville, dans un angle rentrant curieusement formé par les remparts d'alors à la suite d'une extension de leur enceinte. La colline y avait servi de carrière, puis de nécropole troglodyte. Entre elle et les remparts restait bien visible le Golgotha, rocher haut de cinq mètres, ressemblant à un crâne, qui servait de gibet.

Le soir même de notre arrivée à Jérusalem, notre première visite est bien sûr pour le Saint-Sépulcre, bâti autour du tombeau mais abritant aussi le Calvaire, et situé dans l'enceinte actuelle de la vieille ville. Notre hôtel est tout proche, à la porte de Jaffa, et tous pourrons y retourner tous les jours à travers le souk chrétien.

La basilique, surtout romane et byzantine, allie grâce et majesté. Mais son enclavement extérieur et sa division intérieure excluent toute perspective générale. Sale et délabrée, elle est en constante restauration depuis plus de trente ans. Son ornementation est outrée, à la mode orientale.

L'entrée, dans le collatéral sud, jouxte le Calvaire, dont le rocher est inclus dans la maçonnerie. Des chapelles surélevées entourent son étroit sommet, où quelques trous étaient creusés pour y planter des potences fixes, auxquelles on attachait les traverses les croix. Une fente est supposée avoir résulté du tremblement de terre qui aurait suivi la mort de Jésus.

Le riche caveau creusé tout près pour Joseph d'Arimathie se composait d'un vestibule et d'une chambre sépulcrale comprenant sur la droite une alcôve funéraire. En 326, l'architecte de Constantin, Zénobis, le dégagea de la colline en creusant tout autour un large hémicycle, auquel il adossa en l'honneur de la Résurrection une ample rotonde sous une coupole ouverte. La chambre sépulcrale fut détruite au pic en 1009 par le « calife fou », le sultan fatimide Hakim, à qui ne réchappa que l'étroit passage entre les deux pièces. Le reste du sépulcre fut reconstitué en 1810, en marbre mais conformément à la disposition originaire.


La permanence des lieux

Nous attendons dans le vestibule de pouvoir entrer à quelques-uns dans la chambre sépulcrale. C'est là que l'ange attendait les saintes femmes. On y présente un morceau de la pierre roulée pour fermer le tombeau et sur laquelle il était assis.

En ce lieu où elle a été prononcée, sa question résonne à nouveau, mais accentuée car ici, la réponse de l'Incarnation ne suffit plus : pour évoquer les événements historiques dans leur dépouillement incarné, la maquette de Jérusalem vaut mieux. Cette nouvelle résonance, son accentuation même appellent une autre réponse.

Dans l'Ancien Testament, Dieu s'engage dans l'histoire du peuple élu. La transcription inspirée de sa Parole est sacrée, et les lieux où il est descendu demeurent à jamais inviolables. À l'époque de Jésus, le culte rendu dans le Temple à la présence dont Dieu avait honoré l'arche d'Alliance était le troisième pilier du judaïsme, après l'Alliance passée avec Abraham et avec sa maison, et après la Loi donnée à Moïse et à son peuple. Aujourd'hui encore, les juifs prient au mur occidental de l'esplanade du Temple, limite au-delà de laquelle on ne sait plus jusqu'où il était permis d'approcher du saint des saints. De même, le musée du Livre n'est pas un musée : c'est un nouveau temple, conçu pour le rouleau du Livre d'Isaïe découvert à Qoumrân, et construit autour de lui.

L'Incarnation rend idolâtres de telles attitudes. Dieu habite en chacun de nous et sa providence ne gouverne dorénavant plus le monde que par notre ministère. Aucun lieu n'est plus sacré que le moindre des hommes. Ceux mêmes qui ont crucifié Jésus n'ont pas été foudroyés comme celui qui avait touché l'arche d'alliance, et les rouleaux de Qoumrân ne sont pour nous rien de plus qu'un apport cardinal à l'exégèse. Les Lieux saints n'ont acquis, au contact du Dieu incarné, aucune distinction intrinsèque.

Mais le chrétien commémore les événements ayant manifesté les mystères de Dieu, en un culte institué par Jésus lui-même : « Faites cela en mémoire de moi. » Or l'événement, même impérissable, est par nature éphémère. Son théâtre n'en conserve que le décor, lui-même temporel. Seul est indestructible le lieu même. Et sa permanence, palliant notre impuissance à l'égard du temps, fait ressurgir le passé, projette vers l'avenir. Finitude humiliant infiniment notre propre finitude, elle nous fait enfin ressentir dans un vertige l'éternité de Dieu.

« Heureux celui qui croit sans avoir vu. » Mais l'ange invitait bien aussi les saintes femmes : « Venez et voyez où il gisait » Inclinons-nous donc pour franchir la porte basse de la chambre sépulcrale. La profonde émotion, l'infini respect qu'inspirent les Lieux saints culminent ici. On fait facilement abstraction des épaisses plaques de marbre qui recouvrent la banquette funéraire. La Résurrection n'est-elle pas l'événement de l'incarnation qui relève le moins de l'histoire et le plus de la foi?

 


La communion des croyants

C'est donc bien légitimement que chrétiens locaux et pèlerins étrangers ont toujours entouré ces lieux d'une ardente vénération. L'un des premiers, Méliton de Sardes vint ici en pèlerinage dès 172. L'empire byzantin de 326 à 637, le royaume latin de Jérusalem de 1099 à 1291, la custodie de Terre sainte depuis 1342 soutinrent la présence chrétienne et ranimèrent l'élan des pèlerinages.

Plusieurs de nos cousins firent le pèlerinage de Terre sainte. À la fois prélat du pape et voyageur infatigable, Stanislas Neyrat ne pouvait y manquer : il visita Jérusalem à Pâques 1856, à l'âge de 30 ans. À la suite de ses grands-parents et de son père, Jean Guitton parcourut la Terre sainte, d'Egypte en Syrie, au début de 1935, à l'âge de 33 ans ; de son carnet de voyage illustré de dessins et d'aquarelles, il tira en 1989 un très bel album. Mes parents sont venus en 1986 et en 1990. Aujourd'hui, les différentes confessions, les différents rites chrétiens se partagent le Saint-Sépulcre dans l'espace et dans le temps, se succédant dans les nombreuses chapelles en une déconcertante cacophonie liturgique, pendant que pèlerins et touristes déambulent tout autour. Le 10 mai, au retour d'une partie de campagne à Aïn Karem, village accroché dans un vallon encaissé où l'on a situé le berceau familial de saint Jean-Baptiste, nous arrivons au Saint-Sépulcre entre le fracas emphatique des orgues franciscaines et les psalmodies nasillardes des servants arméniens, pour célébrer dans la chapelle des Templiers notre propre messe quotidienne.

Car le vendredi, la discordance redouble, et dans la vieille ville, l'agitation s'étend à toutes les religions. L'après-midi, les franciscains parcourent leur chemin de croix de la via Dolorosa. Au coucher du soleil, les juifs ouvrent le sabbat au mur Occidental. C'est enfin le jour de la grande prière des musulmans, qui occupent l'esplanade du Temple.

Le foisonnement même de cette piété est touchant. Il manifeste la ferveur des croyants et inspire le respect pour toutes les religions. Pour les chrétiens, il manifeste en outre la salutaire variété de l'Eglise, plus encore qu'il ne fait regretter sa désunion.

L'antiquité et la continuité de ces cultes attestent aussi l'authenticité des principaux Lieux saints. Mais même à défaut de l'authenticité originelle, elles leur en confèrent une autre : celle de cette suite de prière par laquelle on communie avec la multitude des pèlerins de tous les siècles et de tous les continents.


Le chemin de la croix

L'authenticité originelle fait certainement défaut au chemin de croix traditionnel. L'itinéraire fautif de la via Dolorosa a été tracé au Moyen Age en fonction d'une localisation erronée de la résidence de Ponce Pilate à la forteresse Antonia. Tout près de là, le couvent de l'Ecce Homo est bâti autour d'une arche de porte romaine... d'un siècle postérieure au Christ ! Nous y passons, remontant la via Dolorosa après avoir visité l'esplanade du Temple et la piscine probatique, le 9 mai au matin.

L'après-midi, nous parcourons le véritable théâtre du chemin de la croix, à l'autre bout de la ville : le mont Sion. Le procurateur romain y résidait au palais d'Hérode. Auprès, la citadelle occupait le point culminant de la ville. Elle abrite désormais un intéressant musée historique.

Les quartiers résidentiels où habitait Caïphe s'étendaient plus au sud, jusqu'en dehors de l'actuelle vieille ville. Là, une belle salle gothique a remplacé la chambre haute de la Pentecôte, où la tradition situe aussi la Cène. La dormition y est aussi commémorée. Plus bas, des fouilles aussi évocatrices qu'à Capharnaün ont exhumé tout un quartier de l'époque du Christ, étagé autour de l'un des escaliers de grosses pierres qui, descendant au Cédron, menaient en face au mont des Oliviers. L'église Saint-Pierre-en-Gallicante élève sa rotonde au-dessus, notamment, d'une citerne pouvant servir de basse-fosse, qui aurait accueilli la dernière nuit du Christ.

Le jardin de Gethsémani est sur l'autre rive du Cédron, en amont. Certains de ses oliviers ont des âges canoniques, à en juger par le diamètre de leurs troncs.

On situe l'Ascension au-dessus, au sommet du mont des Oliviers. Son lieu traditionnel appartient aux musulmans. Dans un enclos muré se dresse un pavillon formé par fermeture et couverture d'un portique octogonal roman. Le charme de cet édicule est avivé par son contraste avec le reste de l'architecture religieuse locale. Il tient à la conjugaison de qualités qui, même isolément, sont ici trop rares : comme à Sainte-Anne, l'architecture porte le repos esthétique d'une sobriété toute médiévale ; comme au Dominus flevit, les proportions procurent la paix sereine d'une intimité excluant toute solennité.


Une politique de cantonnement

Nous faisons une excursion à Bethléem le 8 mai. Depuis la route apparaît bien le site : un plateau allongé s'inclinant face au désert de Juda. La grotte attestée par saint Justin appartient à tout un réseau souterrain qui s'ouvrait à son rebord nord. Le lieu de la Nativité y est signifié par une étoile d'argent.

La basilique bâtie au-dessus subsiste seule en Terre sainte de l'époque byzantine : les Perses l'épargnèrent pour avoir reconnu leur costume traditionnel sur les mages représentés au tympan ; les musulmans y respectèrent le lieu de naissance de leur prophète Jésus. Après avoir passé, courbé, une entrée surbaissée, on ressent la majesté d'une vaste nef supportée par quatre rangées de puissantes colonnes rouges.

Nous visitons aussi à Bethléem une communauté de soeurs melkites, occidentales venues perpétuer ce rite uniate de langue arabe pour mieux accéder aux Palestiniens. Avant de nous retenir à déjeuner, elles nous accueillent dans leur jolie chapelle à coupole, magnifiquement historiée il y a une dizaine d'années par des peintres roumains.

Nous parlons avec elles, comme avec la clarisse de Nazareth, les soeurs d'Acre et le franciscain d'Aïn Karem, du processus de paix et de la situation politique. L'État d'Israël ne facilite guère l'existence des Palestiniens. Il asphyxie l'économie du territoire autonome de Bethléem en l'isolant doublement : d'abord en le consignant, alors que la plupart des Bethléemites travaillent à Jérusalem ; ensuite en l'enclavant entre des autoroutes qui empiètent sur ses meilleures terres et en détournent le trafic. Il interdit aux seuls autochtones la Ville sainte ouverte aux pèlerins de partout ailleurs ! Mais en transformant les territoires d'autonomie palestinienne en « ghettos », le gouvernement ne risque-t-il pas de provoquer une réaction extrémiste, que Yasser Arafat, assumant la responsabilité de cette autonomie, ne pourrait pas contrôler ?

Ainsi se manifeste à nouveau l'ambiance belliqueuse ressentie en Galilée, où de jeunes Israéliens acclamaient les hélicoptères de combat montant vers la frontière libanaise. Car la conscience politique - et, indissolublement, religieuse - du peuple juif, reçue de Moïse dans ses tribulations, se fonde sur un engagement matériel de Dieu dans sa lutte opiniâtre pour l'existence. Le mémorial de l'holocauste témoigne de l'interprétation donnée dans cet esprit au sacrifice des victimes juives du nazisme. Sa visite est oppressante - même si on réalise ensuite avec désagrément l'omission des autres minorités massacrées par les nazis.

Contre la politique israélienne de cantonnement, la solidarité palestinienne se dégrade à mesure que se renforcent les musulmans : leur démographie est plus dynamique, et les financements arabes hérissent la région de mosquées et de medersas. Parmi les chrétiens, le patriarche latin de Jérusalem, Michel Sabbah, lui-même arabe, intercède courageusement auprès des autorités israéliennes. Les soeurs nous font lire une lettre ouverte de lui dénonçant certains aspects de leur politique. Il appelle les Occidentaux à se joindre à sa démarche. L'Oeuvre d'Orient nous le permet.

Mais le retour approche. Je dois présider, le 12 mai au matin, l'assemblée générale de « la Gazette de l'île Barbe ». Je quitte donc mes amis le 11 à midi, à Gethsémani. Ce retour anticipé d'une demi-journée intrigue la policière chargée de l'interrogatoire auquel je suis soumis avant l'embarquement « pour ma sécurité et celle des autres passagers ». Finalement, elle n'a pas tort : deux semaines, c'est déjà bien court ! Il faudra revenir...

 

Pierre JAILLARD

In La gazette de l'île Barbe n° 25

Eté 1996

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