Nous arrivons le soir au coeur du
Sinaï. Nous visitons le 30 avril l'étonnant
monastère fortifié Sainte-Catherine, où une
communauté masculine autocéphale vénère
depuis le IVème
siècle le buisson
ardent, préfiguration de l'Incarnation et de l'eucharistie.
Au-dessus du monastère, nous gravissons le mont Moïse
pour y assister au coucher du soleil et, après une nuit
à la belle étoile, à son lever. Au sommet, je
rencontre un camarade de classe préparatoire. Redescendus du Sinaï, nous
rejoignons la mer Rouge et entrons en Israël le
1er mai à Taba, accueillis par des «
douanières » dépaysantes à la sortie d'un
pays arabe. Israël: la « Terre sainte
» ! Le chrétien y va avec à l'esprit la question
de l'ange : « Pourquoi
chercher le vivant parmi les morts ? » Mais dès le premier Lieu saint, et
particulièrement à Nazareth, une réponse
s'impose : parce que la Révélation s'est accomplie dans
un espace géographique, dans un temps historique, dans un
peuple choisi, et qu'elle s'est achevée avec l'Incarnation ;
parce que c'est ici, il y a deux mille ans, en une adolescente juive,
que le Verbe s'est fait chair. L'ange s'adressait à ceux qui
avaient connu Jésus vivant et mort, qui gardaient son
souvenir, et qui allaient le transmettre à leurs neveux des
temps apostoliques. Saint Justin, né à Naplouse vers
100, rapporte avoir entendu parler de charrues sorties de l'atelier
de Joseph et supposées fabriquées par Jésus.
Pour les contemporains de Jésus, la difficulté fut de
croire à sa nature divine. « Nul n'est prophète en son pays.
» Pour nous, la difficulté est
plutôt de réaliser sa nature humaine. Dès son
souvenir estompé, cette nature fut niée par le
gnosticisme, le docétisme, le monophysisme... Nous-mêmes
vivons deux mille ans après, à 3.000 km de là,
dans un autre peuple. Fatalement, et d'autant plus que notre culture
française y incite particulièrement, notre
christianisme s'est abstrait. Les souvenirs de Jésus sont
devenus plus culturels que personnels, plus intellectuels que
charnels. Cherchons donc les traces du Fils de l'homme avant de
croire au Dieu. En déclarant heureux ceux qui croient sans
avoir vu, lui-même exprimait d'ailleurs, a contrario, son indulgence pour les autres. Ce n'est
qu'ici que nous touchons physiquement sa nature humaine, que nous
appréhendons concrètement le mystère de
l'Incarnation. Le décor général
de la vie humaine de Jésus reste sensible par la nature et par
les paysages. Le pays de Jésus, la basse Galilée, que
nous sillonnons pendant quatre jours, évoque notre Provence.
Jésus a parcouru ces collines ensoleillées, où
une végétation méditerranéenne,
colorée de fleurs et animée d'oiseaux, trahit la
proximité de l'eau. Il a dû se baigner, comme nous matin
et soir, dans ce lac de Galilée aux eaux tièdes et
poissonneuses, enserré entre des pentes abruptes. Les principaux épisodes de cette
vie sont localisés avec certitude et précision,
grâce à des marques de culte précoce : graffiti
judéo-chrétiens (Ier et
IIème siècles), écrits de saint Justin,
de Méliton de Sardes (172) et d'Eusèbe de
Césarée (IVème siècle), recherches
archéologiques de sainte Hélène (326),
sanctuaires de Constantin (IVème siècle). Nazareth est le lieu par excellence de l'Incarnation.
Nous la visitons le 4 mai. Du nouveau couvent des clarisses, une
soeur libanaise, priant là depuis une soixantaine
d'années, nous présente la topographie des lieux. Le
village semi-troglodyte de Marie s'accrochait au rebord d'un tertre
rocheux, à l'adret de la colline. Dans la vallée, une
fontaine est dite « de la Vierge ». Selon saint Jacques,
l'archange Gabriel y serait apparu une première fois à
Marie, qui, effrayée, serait remontée chez elle,
où aurait enfin eu lieu l'Annonciation. De la maison de Marie ne subsiste que
la grotte à laquelle elle s'adossait, dont la voûte a
été reconstituée en cul-de-four. Au-dessus, le
contraste entre sa modestie et la gloire de Dieu est symbolisé
par les deux niveaux en encorbellement d'une magnifique basilique,
traversée par un puits de lumière sous une large
flèche octogonale, dont l'ensemble imprime à tout
l'édifice un puissant mouvement ascendant. Juste au nord ont été
exhumées des ruines du village où Jésus a
grandi. La clarisse libanaise nous raconte n'avoir jamais mieux pris
conscience de l'Incarnation que devant un petit enfant accompagnant
sa mère à la fontaine et portant maladroitement sa
propre petite cruche en terre... Le généalogiste
appréhende aussi l'incarnation dans sa dimension familiale.
Jésus avait à Nazareth une vraie famille, bien
au-delà de la « sainte Famille> qu'il constituait avec
Joseph et Marie. S'il n'avait ni frère ni soeur au sens
propre, il avait des cousins et des cousines. Une soeur
aînée de Marie, dénommée aussi Marie,
avait au moins eu Jacques et José d'un premier mariage avec
Alphée (de la tribu de Lévi), et Jude et Simon d'un
second mariage avec Cléophas (frère de Joseph).
Jacques, notamment, alias saint Jacques le Mineur, avait à peu
près le même âge que sa tante et s'est vu
attribuer, outre une épître canonique, un
protévangile apocryphe : l'Enfance de Marie. Saint Jean-Baptiste et Jésus
étaient cousins issus de germains par leurs
mères. Des parents « desposynes > de
Jésus (du grec desposunoz,
« fils du maître de maison, du chef de famille »)
donnèrent des informations généalogiques
à Julius Africanus pour sa Lettre à Aristide, écrite peu avant 250. « Originaires des villages juifs de
Nazareth et Kokaba, ils s'étaient répandus dans le
reste du pays, et ils avaient compilé ladite
généalogie d'après le Livre des jours autant qu'ils avaient pu » (Eusèbe de Césarée). Ils
dirigeaient notamment la communauté chrétienne de
Nazareth. L'un d'eux, le diacre Conon, fut martyrisé en
Pamphylie en 249. En 27 ou 28, un peu plus
âgé que nous, Jésus descendit de Nazareth
à Capharnaüm, port de pêche sur le lac de
Galilée et étape obligée sur la route entre
l'Egypte et la Syrie, d'où il put commodément aller
enseigner dans toute la Galilée. Il élut domicile chez
l'apôtre Pierre, qui s'était installé comme
patron pêcheur à Capharnaüm, dont les rivages
étaient plus poissonneux que ceux de son port d'origine,
Bethsaïde, au nord-est du lac. La maison de Pierre comprenait
quelques pièces de pierres basaltiques autour d'une cour
donnant sur la rue entre le lac et la synagogue. Capharnaüm avait
complètement disparu, et ses ruines n'ont été
fouillées qu'au cours de ce siècle, ce qui les a
préservées des excès architecturaux d'une
vénération trop souvent indiscrète. Et
désormais, Israël interdit de construire sur les Lieux
saints. Ainsi conservées en plein air, ces ruines figurent
parmi les plus évocatrices de Terre sainte, avec celles de
l'ancienne Sion. Simplement, juste au-dessus de la maison de Pierre,
visible à travers un plancher de verre, on a bâti il y a
une dizaine d'années sur d'énormes pilotis, en un
superbe geste architectural, une basilique aussi imposante
qu'aérienne -mais malheureusement fermée ce 5
mai. De la Galilée à
Jérusalem, terme de notre voyage où nous
séjournerons cinq jours, la route descend le Ghor,
vallée sans rivière depuis que les eaux du Jourdain
sont captées pour l'irrigation. A Jéricho, la route
quitte la vallée pour monter à travers le désert
de Juda, vaste étendue de collines arides cachant de-ci,
de-là quelques bédouins aux chèvres paissant la
rare végétation encore laissée par le soleil de
la saison sèche. Nous traversons Béthanie en
montant le versant oriental du mont des Oliviers, puis,
débouchant au sommet comme à un mont-joie, nous
découvrons enfin, ce 7 mai, le merveilleux panorama qu'il
offre sur Jérusalem. Dans ce moment, une seule chose fixe le
regard : le dôme de la Roche, parfait hémisphère
resplendissant de tout son or au soleil couchant, dans un
écrin de verdure sombre émergeant des remparts
mordorés de la vieille ville. Jérusalem ! Son prestige est
immense dans la chrétienté ! La tradition y situe le
centre du monde. Certes, Jésus y monta peu : sans doute une
fois l'an pour la Pâque, comme tout bon juif, demeurant alors
à Béthanie chez ses amis Lazare, Marthe et Marie. Mais
c'est là qu'il accomplit sa mission rédemptrice, qu'il
vécut ce pour quoi il s'était incarné : la
Passion et la Résurrection. La grande maquette en plein air au 1/50
de Jérusalem au Ier
siècle permet de bien réaliser la configuration
historique des lieux. Le Calvaire et le tombeau de Jésus,
distants d'une quarantaine de mètres, étaient
situés juste au nord de la ville, dans un angle rentrant
curieusement formé par les remparts d'alors à la suite
d'une extension de leur enceinte. La colline y avait servi de
carrière, puis de nécropole troglodyte. Entre elle et
les remparts restait bien visible le Golgotha, rocher haut de cinq
mètres, ressemblant à un crâne, qui servait de
gibet. Le soir même de notre
arrivée à Jérusalem, notre première
visite est bien sûr pour le Saint-Sépulcre, bâti
autour du tombeau mais abritant aussi le Calvaire, et situé
dans l'enceinte actuelle de la vieille ville. Notre hôtel est
tout proche, à la porte de Jaffa, et tous pourrons y retourner
tous les jours à travers le souk chrétien. La basilique, surtout romane et
byzantine, allie grâce et majesté. Mais son enclavement
extérieur et sa division intérieure excluent toute
perspective générale. Sale et délabrée,
elle est en constante restauration depuis plus de trente ans. Son
ornementation est outrée, à la mode orientale.
L'entrée, dans le
collatéral sud, jouxte le Calvaire, dont le rocher est inclus
dans la maçonnerie. Des chapelles surélevées
entourent son étroit sommet, où quelques trous
étaient creusés pour y planter des potences fixes,
auxquelles on attachait les traverses les croix. Une fente est
supposée avoir résulté du tremblement de terre
qui aurait suivi la mort de Jésus. Le riche caveau creusé tout
près pour Joseph d'Arimathie se composait d'un vestibule et
d'une chambre sépulcrale comprenant sur la droite une
alcôve funéraire. En 326, l'architecte de Constantin,
Zénobis, le dégagea de la colline en creusant tout
autour un large hémicycle, auquel il adossa en l'honneur de la
Résurrection une ample rotonde sous une coupole ouverte. La
chambre sépulcrale fut détruite au pic en 1009 par le
« calife fou », le sultan fatimide Hakim, à qui ne
réchappa que l'étroit passage entre les deux
pièces. Le reste du sépulcre fut reconstitué en
1810, en marbre mais conformément à la disposition
originaire. Nous attendons dans le vestibule de
pouvoir entrer à quelques-uns dans la chambre
sépulcrale. C'est là que l'ange attendait les saintes
femmes. On y présente un morceau de la pierre roulée
pour fermer le tombeau et sur laquelle il était assis.
En ce lieu où elle a
été prononcée, sa question résonne
à nouveau, mais accentuée car ici, la réponse de
l'Incarnation ne suffit plus : pour évoquer les
événements historiques dans leur dépouillement
incarné, la maquette de Jérusalem vaut mieux. Cette
nouvelle résonance, son accentuation même appellent une
autre réponse. Dans l'Ancien Testament, Dieu s'engage
dans l'histoire du peuple élu. La transcription
inspirée de sa Parole est sacrée, et les lieux
où il est descendu demeurent à jamais inviolables.
À l'époque de Jésus, le culte rendu dans le
Temple à la présence dont Dieu avait honoré
l'arche d'Alliance était le troisième pilier du
judaïsme, après l'Alliance passée avec Abraham et
avec sa maison, et après la Loi donnée à
Moïse et à son peuple. Aujourd'hui encore, les juifs
prient au mur occidental de l'esplanade du Temple, limite
au-delà de laquelle on ne sait plus jusqu'où il
était permis d'approcher du saint des saints. De même,
le musée du Livre n'est pas un musée : c'est un nouveau
temple, conçu pour le rouleau du Livre d'Isaïe
découvert à Qoumrân, et construit autour de
lui. L'Incarnation rend idolâtres de
telles attitudes. Dieu habite en chacun de nous et sa providence ne
gouverne dorénavant plus le monde que par notre
ministère. Aucun lieu n'est plus sacré que le moindre
des hommes. Ceux mêmes qui ont crucifié Jésus
n'ont pas été foudroyés comme celui qui avait
touché l'arche d'alliance, et les rouleaux de Qoumrân ne
sont pour nous rien de plus qu'un apport cardinal à
l'exégèse. Les Lieux saints n'ont acquis, au contact du
Dieu incarné, aucune distinction intrinsèque.
Mais le chrétien
commémore les événements ayant manifesté
les mystères de Dieu, en un culte institué par
Jésus lui-même : « Faites cela en mémoire de moi.
» Or
l'événement, même impérissable, est par
nature éphémère. Son théâtre n'en
conserve que le décor, lui-même temporel. Seul est
indestructible le lieu même. Et sa permanence, palliant notre
impuissance à l'égard du temps, fait ressurgir le
passé, projette vers l'avenir. Finitude humiliant infiniment
notre propre finitude, elle nous fait enfin ressentir dans un vertige
l'éternité de Dieu. « Heureux celui qui croit sans
avoir vu. » Mais l'ange
invitait bien aussi les saintes femmes : « Venez et voyez où il gisait
» Inclinons-nous donc pour
franchir la porte basse de la chambre sépulcrale. La profonde
émotion, l'infini respect qu'inspirent les Lieux saints
culminent ici. On fait facilement abstraction des épaisses
plaques de marbre qui recouvrent la banquette funéraire. La
Résurrection n'est-elle pas l'événement de
l'incarnation qui relève le moins de l'histoire et le plus de
la foi? C'est donc bien légitimement que
chrétiens locaux et pèlerins étrangers ont
toujours entouré ces lieux d'une ardente
vénération. L'un des premiers, Méliton de Sardes
vint ici en pèlerinage dès 172. L'empire byzantin de
326 à 637, le royaume latin de Jérusalem de 1099
à 1291, la custodie de Terre sainte depuis 1342 soutinrent la
présence chrétienne et ranimèrent l'élan
des pèlerinages. Plusieurs de nos cousins firent le
pèlerinage de Terre sainte. À la fois prélat du
pape et voyageur infatigable, Stanislas Neyrat ne pouvait y manquer :
il visita Jérusalem à Pâques 1856, à
l'âge de 30 ans. À la suite de ses grands-parents et de
son père, Jean Guitton parcourut la Terre sainte, d'Egypte en
Syrie, au début de 1935, à l'âge de 33 ans ; de
son carnet de voyage illustré de dessins et d'aquarelles, il
tira en 1989 un très bel album. Mes parents sont venus en 1986
et en 1990. Aujourd'hui, les différentes confessions, les
différents rites chrétiens se partagent le
Saint-Sépulcre dans l'espace et dans le temps, se
succédant dans les nombreuses chapelles en une
déconcertante cacophonie liturgique, pendant que
pèlerins et touristes déambulent tout autour. Le 10
mai, au retour d'une partie de campagne à Aïn Karem,
village accroché dans un vallon encaissé où l'on
a situé le berceau familial de saint Jean-Baptiste, nous
arrivons au Saint-Sépulcre entre le fracas emphatique des
orgues franciscaines et les psalmodies nasillardes des servants
arméniens, pour célébrer dans la chapelle des
Templiers notre propre messe quotidienne. Car le vendredi, la discordance
redouble, et dans la vieille ville, l'agitation s'étend
à toutes les religions. L'après-midi, les franciscains
parcourent leur chemin de croix de la via Dolorosa. Au coucher du soleil, les juifs ouvrent le
sabbat au mur Occidental. C'est enfin le jour de la grande
prière des musulmans, qui occupent l'esplanade du
Temple. Le foisonnement même de cette
piété est touchant. Il manifeste la ferveur des
croyants et inspire le respect pour toutes les religions. Pour les
chrétiens, il manifeste en outre la salutaire
variété de l'Eglise, plus encore qu'il ne fait
regretter sa désunion. L'antiquité et la
continuité de ces cultes attestent aussi l'authenticité
des principaux Lieux saints. Mais même à défaut
de l'authenticité originelle, elles leur en confèrent
une autre : celle de cette suite de prière par laquelle on
communie avec la multitude des pèlerins de tous les
siècles et de tous les continents. L'authenticité originelle fait
certainement défaut au chemin de croix traditionnel.
L'itinéraire fautif de la via Dolorosa a été tracé au Moyen Age
en fonction d'une localisation erronée de la résidence
de Ponce Pilate à la forteresse Antonia. Tout près de
là, le couvent de l'Ecce
Homo est bâti autour
d'une arche de porte romaine... d'un siècle postérieure
au Christ ! Nous y passons, remontant la via Dolorosa après avoir visité l'esplanade du
Temple et la piscine probatique, le 9 mai au matin. L'après-midi, nous parcourons le
véritable théâtre du chemin de la croix, à
l'autre bout de la ville : le mont Sion. Le procurateur romain y
résidait au palais d'Hérode. Auprès, la
citadelle occupait le point culminant de la ville. Elle abrite
désormais un intéressant musée
historique. Les quartiers résidentiels
où habitait Caïphe s'étendaient plus au sud,
jusqu'en dehors de l'actuelle vieille ville. Là, une belle
salle gothique a remplacé la chambre haute de la
Pentecôte, où la tradition situe aussi la Cène.
La dormition y est aussi commémorée. Plus bas, des
fouilles aussi évocatrices qu'à Capharnaün ont
exhumé tout un quartier de l'époque du Christ,
étagé autour de l'un des escaliers de grosses pierres
qui, descendant au Cédron, menaient en face au mont des
Oliviers. L'église Saint-Pierre-en-Gallicante
élève sa rotonde au-dessus, notamment, d'une citerne
pouvant servir de basse-fosse, qui aurait accueilli la
dernière nuit du Christ. Le jardin de Gethsémani est sur
l'autre rive du Cédron, en amont. Certains de ses oliviers ont
des âges canoniques, à en juger par le diamètre
de leurs troncs. On situe l'Ascension au-dessus, au
sommet du mont des Oliviers. Son lieu traditionnel appartient aux
musulmans. Dans un enclos muré se dresse un pavillon
formé par fermeture et couverture d'un portique octogonal
roman. Le charme de cet édicule est avivé par son
contraste avec le reste de l'architecture religieuse locale. Il tient
à la conjugaison de qualités qui, même
isolément, sont ici trop rares : comme à Sainte-Anne,
l'architecture porte le repos esthétique d'une
sobriété toute médiévale ; comme au
Dominus flevit, les proportions procurent la paix sereine d'une
intimité excluant toute solennité. Nous faisons une excursion à
Bethléem le 8 mai. Depuis la route apparaît bien
le site : un plateau allongé s'inclinant face au désert
de Juda. La grotte attestée par saint Justin appartient
à tout un réseau souterrain qui s'ouvrait à son
rebord nord. Le lieu de la Nativité y est signifié par
une étoile d'argent. La basilique bâtie au-dessus
subsiste seule en Terre sainte de l'époque byzantine : les
Perses l'épargnèrent pour avoir reconnu leur costume
traditionnel sur les mages représentés au tympan ; les
musulmans y respectèrent le lieu de naissance de leur
prophète Jésus. Après avoir passé,
courbé, une entrée surbaissée, on ressent la
majesté d'une vaste nef supportée par quatre
rangées de puissantes colonnes rouges. Nous visitons aussi à
Bethléem une communauté de soeurs melkites,
occidentales venues perpétuer ce rite uniate de langue arabe
pour mieux accéder aux Palestiniens. Avant de nous retenir
à déjeuner, elles nous accueillent dans leur jolie
chapelle à coupole, magnifiquement historiée il y a une
dizaine d'années par des peintres roumains. Nous parlons avec elles, comme avec la
clarisse de Nazareth, les soeurs d'Acre et le franciscain d'Aïn
Karem, du processus de paix et de la situation politique.
L'État d'Israël ne facilite guère l'existence des
Palestiniens. Il asphyxie l'économie du territoire autonome de
Bethléem en l'isolant doublement : d'abord en le consignant,
alors que la plupart des Bethléemites travaillent à
Jérusalem ; ensuite en l'enclavant entre des autoroutes qui
empiètent sur ses meilleures terres et en détournent le
trafic. Il interdit aux seuls autochtones la Ville sainte ouverte aux
pèlerins de partout ailleurs ! Mais en transformant les
territoires d'autonomie palestinienne en « ghettos », le
gouvernement ne risque-t-il pas de provoquer une réaction
extrémiste, que Yasser Arafat, assumant la
responsabilité de cette autonomie, ne pourrait pas
contrôler ? Ainsi se manifeste à nouveau
l'ambiance belliqueuse ressentie en Galilée, où de
jeunes Israéliens acclamaient les hélicoptères
de combat montant vers la frontière libanaise. Car la
conscience politique - et, indissolublement, religieuse - du peuple
juif, reçue de Moïse dans ses tribulations, se fonde sur
un engagement matériel de Dieu dans sa lutte opiniâtre
pour l'existence. Le mémorial de l'holocauste témoigne
de l'interprétation donnée dans cet esprit au sacrifice
des victimes juives du nazisme. Sa visite est oppressante -
même si on réalise ensuite avec
désagrément l'omission des autres minorités
massacrées par les nazis. Contre la politique israélienne
de cantonnement, la solidarité palestinienne se dégrade
à mesure que se renforcent les musulmans : leur
démographie est plus dynamique, et les financements arabes
hérissent la région de mosquées et de medersas.
Parmi les chrétiens, le patriarche latin de Jérusalem,
Michel Sabbah, lui-même arabe, intercède courageusement
auprès des autorités israéliennes. Les soeurs
nous font lire une lettre ouverte de lui dénonçant
certains aspects de leur politique. Il appelle les Occidentaux
à se joindre à sa démarche. L'Oeuvre d'Orient
nous le permet. Mais le retour approche. Je dois
présider, le 12 mai au matin, l'assemblée
générale de « la Gazette de l'île Barbe
». Je quitte donc mes amis le 11 à midi, à
Gethsémani. Ce retour anticipé d'une
demi-journée intrigue la policière chargée de
l'interrogatoire auquel je suis soumis avant l'embarquement
« pour ma
sécurité et celle des autres passagers
». Finalement, elle n'a
pas tort : deux semaines, c'est déjà bien court ! Il
faudra revenir... Pierre
JAILLARD In La gazette de l'île Barbe n° 25 Eté
1996
Le mystère de l'Incarnation
Vie de famille en Galilée
Le Saint-Sépulcre de Jérusalem
La permanence des lieux
La communion des croyants
Le chemin de la croix
Une politique de cantonnement