Olivier FENOY est directeur et
fondateur de l'Office culturel de Cluny (château de Machy ;
69380 CHASSELAY). Anne
JOUBERT Au berceau de l'enfant amour, se
trouvent la joie avec l'espérance. La première est le
fruit du Don, la seconde de la confiance. « Veux-tu la joie ?
» nous crie notre
attente. Et nous tous de répondre
: « Oui, oui ! Mais comment
la trouver ? Comment la garder ? Elle est si rare ! Elle semble si
fugitive ! » Tous ? Non, pas vraiment. Partout, il y
a des grincheux, des sceptiques, des nantis pour dire que les joies
de ce monde, pour peu qu'il y en ait, sont trompeuses,
éphémères et puériles... Surtout, notre
regard ne sait plus voir. Il déflore, il profane, il salit au
lieu de nous émerveiller. J'en connais même qui ont peur de
la joie puisqu'elle ne peut rien faire d'autre que de nous
dépasser, de nous sortir de nous-mêmes, nous rendre
légers, disponibles, j'allais dire intelligents. La joie nous
dilate, et nous vivons si recroquevillés, repliés sur
nous-mêmes. S'inquiéter des choses, des personnes,
pense-t-on, c'est cela être vraiment responsable, prendre la
vie au sérieux. Et si c'était l'inverse qui
était vrai ? En d'autres termes, notre responsabilité
n'est-ce pas d'être dans la joie, de l'accueillir, de la donner
sans compter autour de nous ? « Au demeurant, frères,
restons joyeux ! »
C'était la salutation des premiers Apôtres. Les
tribulations, les épreuves ne manquaient pas, ni les
consolations d'ailleurs. Mais rien ne semblait capable de leur
ôter cette joie ; ils allaient comme établis en elle.
Une sagesse, une science aurait-elle pu leur procurer un tel bonheur
? Il était incompréhensible à leurs
contemporains ; on les disait fous... Pourtant la réponse est
simple. Cette joie ne vient pas d'eux. Ils la reçoivent d'un
autre. Elle est don et ce don a un nom : l'Esprit-Saint. Les hommes du Moyen Age appelaient
l'Esprit-Saint la Joie de Dieu et ils disaient avec
perspicacité que celui qui perd la Joie, perd l'Esprit. Point
n'est besoin d'être grand théologien, c'est du simple
bon sens : mot à mot, perdre l'Esprit, c'est être hors
de soi, c'est perdre la tête Cet Esprit ne saurait être un
cadeau magique pour des temps d'exception. C'est l'ordinaire de
chaque vie qu'il veut saisir et rendre extraordinaire. Son
désir le plus cher est de faire toutes choses nouvelles, de
permettre à chaque homme d'être un « vivant », de lui faire goûter « cette exultation du corps et de l'esprit
qui ne font qu'un », dont
parle Ange Guibert dans ce journal [La
Gazette ne reproduit pas cet
article. -NDLR] Je suis un homme plutôt joyeux.
Ce n'est pas seulement une question de tempérament, genre bon
vivant, ou de naissance au soleil du Maroc... J'aime la vie, j'aime
la rencontre des hommes, le cantique de la création, un jeu de
couleurs, Giotto et Mozart, Edith Piaf et Thérèse de
Lisieux, et je suis toujours sorti mystérieusement tout
joyeux, fruit de sa joie, de la petite chambre de Marthe Robin, elle
qui souffrait tant et qui avait une telle conscience de l'état
du monde. Je recommande volontiers le bronzage et
la piscine comme remède infaillible aux inquiets, aux
activistes, aux scrupuleux. Car vivre avec l'Esprit, c'est vivre avec
son corps. Cet amour de soi n'a rien à voir avec l'occupation
de soi-même : l'une rend triste et nous étouffe ;
l'autre libère l'Esprit. Sommes-nous tabernacle de
l'Esprit-Saint si nous mettons notre corps de côté ?
Sommes-nous son temple si nous refusons à notre être
d'habiter toute notre personne, jusqu'à changer notre peau,
à nous irradier du dedans? Sommes-nous sa demeure si nous nous
refusons à l'échange par toutes les formes d'attention,
de dévouement, de respect de l'autre ? Nous nous coupons alors
de la communion et ne trouvons plus que tristesse, ennui,
étouffement, et là, tous les plaisirs, toutes les
jouissances ne peuvent nous donner une once de joie. La joie ne saurait être
égoïste, solitaire. D'ailleurs, si je la recherche pour
elle-même, elle m'échappe. Si je veux la prolonger, elle
s'estompe. On ne peut en vivre qu'en l'accueillant. Tout retour sur
soi la tue, elle qui est fille du
désintéressement. Ma joie, c'est l'autre, c'est mon
regard d'espérance sur lui, c'est être au
présent, au lieu de me laisser duper par le temps ou de
céder à la langueur, à là
médiocrité, ou d'attendre mes réponses d'un
bien-être, d'un confort, d'un progrès... Le plus
souvent, il y a là jaillissement d'effervescence,
d'émotivité, rien qui vraiment ne dure. Si je choisis
par contre de vivre vraiment, c'est-à-dire de me donner, je
trouve la joie. C'est imparable ! Cela tient à une
décision, une de celles par lesquelles « nous sommes authentiquement des hommes
» et qui, dans la mouvance
des choses, nous établit dans ce qui demeure. Lorsque je rencontre
véritablement quelqu'un, il m'est impossible de l'oublier, un
tel instant dure. C'est la joie qui est ma mémoire ; elle est
fruit de l'amour. Si j'aime, que ce soit dans la
réciprocité qui donne des fruits immédiats ou
dans l'épreuve et l'attente, la joie me garde. Si dans un
amour douloureux ou dans n'importe quelle épreuve, serait-ce
même au coeur de la souffrance, je viens à perdre la
joie, c'est que je n'aime plus, car c'est tout un, la joie me
maintient dans l'espérance et d'espérer me rend
joyeux. Je tiens la joie pour un grand
remède. Elle guérit de la peur. Dans la peur, il nous
est impossible d'aimer, de nous abandonner à l'autre. Tout est
retenue, méfiance, instinct de conservation. Recevant
l'Esprit-Saint, les apôtres ont été
libérés de cette peur qui les avait conduits à
fuir, à se barricader. Ces fuites, ces verrous, comme ce sont
les nôtres ! Nous avons si peur du monde que nous cherchons la
sécurité des morales, des règlements ; nous
avons si peur du temps que nous préférons le plan
à la surprise, l'activité à la gratuité
d'une rencontre, d'une fête ; nous avons si peur de marcher
dans le noir que nos raisonnements deviennent des cartes
routières infaillibles. Nous avons si peur de l'autre, de
l'aimer en osant lui dire avec confiance ce qui nous contriste en
lui, que nous préférons juger, murmurer, colporter.
Nous avons si peur du feu, si peur de nous perdre en brûlant,
de nous livrer tout entier au brasier de l'Amour ! Ce feu qui consume tout, c'est
l'Esprit-Saint, Joie du Père et du Fils, échange de
leur souffle, « leur baiser
commun » dit excellemment
François Varillon. C'est ce souffle qui purifie, qui
régénère, qui est capable de tout transformer en
nous, nos fruits comme nos scories, d'en faire de la chaleur, de la
lumière. « Soyez
sans crainte, » cela veut
dire « demeurez dans la
joie, recevez l'Esprit, portez sur toutes choses, sur les
êtres, un regard de beauté et d'espérance.
» Qui peut mieux que
Marie, épouse de l'Esprit-Saint, mère de la Sainte
Espérance, nous enseigner ce regard, celui qui laisse monter
en soi un magnificat de plus en plus continu, un cantique de la
création qui fait de tout une action de grâce...?
Olivier
FENOY (éditorial, juin
1992) in
La gazette de
l'île Barbe
n° 12 Printemps
1993
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