Mais dans le livre, l'éditeur
a raccourci le témoignage de l'auteur. Ces lignes nous ont
été données par le Père Perrin
lui-même. Marie-Jo POUZET,
Jacques et Michel LEPERCQ. Parmi ces « signes du Seigneur
», ces rencontres qui ont rempli et réjoui ma vie, plus
même que je ne pouvais le prévoir, je dois faire place
à une Lyonnaise, mère de quatorze enfants : Madeleine
Lepercq. Mais à peine ai-je dit cela, tracé ce nom, que
je me sens saisi de crainte. Que sais-je d'elle ? J'ignorais tout de
sa vie humaine, que ses enfants allaient me raconter plus tard. Et sa
vie spirituelle était si simple, si transparente, qu'elle
m'était difficilement saisissable. Pendant une dizaine d'années, je
l'ai reçue deux à trois fois par mois, sans même
savoir son nom : une chrétienne qui venait donc souvent, selon
la ligne de l'époque, au sacrement du pardon et du
progrès permaient, sans avoir à m'écrire,
à me téléphoner ou à me faire appeler,
puisqu'elle me trouvait au confessionnal quand elle voulait. Mais
cette relation devint une belle amitié, dans laquelle Solange
Baumier entra avec toute sa spontanéité, ce qui
signifie que cette vie de quatre-vingt-deux ans a connu des phases
assez diverses. Mais comment la présenter d'un
mot ? Une mère, une maman, consciente de sa mission. Rien
d'exceptionnel en elle que ses maternités, mais par cette
mission vécue pour le Christ et avec lui, tout dans sa vie
avait une profondeur lumineuse. Quand, pour lui éviter une
grosse fatigue, ses enfants lui demandèrent de renoncer pour
une fête familiale au cristal, aux assiettes et aux plats qu'il
faudrait laver et ranger, elle écrivit sur les verres en
plastique le nom de chacun de ses enfants, petits-enfants et
arrière petits-enfants qui seraient là. Ce détail n'a son sens qu'en
ayant fait un peu connaissance avec cette Madeleine aux quatorze
enfants. Trait de famille d'ailleurs, puisque sa sœur en avait onze
et qu'à la retraite où elles étaient ensemble,
j'ai entendu Madeleine taquiner sa sœur en disant : « Tes
enfants sont plus beaux que les miens. » Cette simplicité toute droite,
sans affectation, qui me paraît être la
caractéristique de Madeleine, c'est sans doute à sa
famille qu'elle la devait. Lors des « inventaires » qui se
faisaient au début du siècle dans les églises et
les couvents, on recourait à la troupe pour protéger
les fonctionnaires chargés de ce travail et qui devaient
parfois être défendus contre les opposants. Les milieux
militaires s'indignaient de cette mission, contraire pour beaucoup
à leurs consciences de chrétiens. Prêts à
mourir pour la patrie, ils se refusaient à cette besogne
policière. Son père avait donc brisé son
épée... À part ce trait, je ne sais rien
de l'enfance de Madeleine, née en 1903, engagée dans un
beau mariage d'amour pour ses dix-huit ans. À ce
moment-là, donc en 1921, son mari recevait de son entreprise
la mission de créer une agence à Marseille, où
naquirent ses quatorze enfants : Marie-Jo en 1922 ; Monique, la
dernière, en 1945. Elle était donc une mère de
famille chevronnée quand elle prit l'habitude de venir se
confesser au couvent des dominicains. Je ne sais quand elle se
confessa à moi pour la première fois, mais elle revint
et je la remarquais, sans pouvoir donner la moindre date. Ce qui me frappa en elle,
c'était son désir de s'unir à Dieu dans
l'oraison et de le laisser pénétrer dans toute sa vie,
où dominaient les tâches maternelles. (Elle était
d'ailleurs aidée pour les tâches les plus lourdes,
à une époque moins électrifiée
qu'aujourd'hui.) Aussi bien dans l'oraison que dans sa vie,
c'était la vérité toute simple que cherchait
Madeleine et dont elle me parlait au plan de la conscience, sans
manquer évidemment de me mettre an courant de ses
maternités successives. Autant que je puisse m'en souvenir, ma
nomination à Montpellier ne changea rien à nos
relations, qui restaient tout uniment au niveau de la conscience.
Seulement en 1945, elle eut à me faire une allusion à
la mort tragique, nationalement déplorée, de son
beau-frère, victime d'un accident mortel. Il était le
premier ministre des Finances après la Libération,
très estimé du Général de Gaulle. Elle
fut tout étonnée de voir que je ne savais pas son nom,
malgré la fréquence de nos rencontres à
l'église. Elle me parla de la vocation de ses fis
: l'un devenait jésuite, un autre découvrait une voie
différente, et plus tard, ce fut l'entrée au
séminaire d'un troisième, puis son ordination
presbytérale et un beau ministère. Bien plus tard
encore, quand ce dernier demanda sa réduction à
l'état laïc, elle tint à ce qu'il ait, avec sa
compagne, sa place fraternelle dans la vie de la famille, puisqu'il y
avait eu acceptation par l'Église. C'est dans des circonstances de ce
genre que j'ai le plus admiré la présence et la
discrétion de son amour maternel, ainsi que son respect
attentif à la personnalité de chacun de ses enfants.
Vraiment, pour elle, chacun d'eux était unique et
présent. Un jour où je la
présentais comme « mère de treize enfants »,
elle réagit dans une taquinerie sentie : « lequel de mes
enfants voulez-vous m'enlever ? » Un autre trait qui montre son esprit de
foi dans la maternité, c'est la manière dont elle
vécut, avec son mari, la mort d'un de ses enfants en bas
âge ; se tenant la main près du petit corps, dans leurs
larmes, ils se redisaient : « il voit Dieu. » En février 1958, M. Lepercq
reçut une autre fonction et dut quitter Marseille pour Lyon.
J'indiquai à Madeleine le nom d'un prêtre lyonnais que
j'avais connu par une retraite qu'il avait prêchée
à Caritas
Christi, et je croyais mon
service terminé, d'autant plus que ma cécité est
un obstacle aux correspondances écrites, qui m'obligent
à recourir à des yeux extérieurs. Je n'entendis
plus parler d'elle et ignorais qu'elle était veuve depuis le
26 décembre 1963. C'est quelques années plus tard,
sans doute vers 1970, qu'une sœur du Cénacle nommée de
Marseille à Lyon me demanda de prêcher chaque
année une retraite dans sa maison. Et c'est là que
Madeleine vit l'annonce de ma présence à Lyon.
Aussitôt nous nous sommes retrouvés pour cette
étape de sa vie. J'admirais son courage dans le veuvage et
l'approfondissement de son esprit chrétien dans sa mission
maternelle, à travers ses dons exceptionnels et ses vertus de
maîtresse de maison. Ensemble, nous avions à
écouter l'Evangile de l'amour, soit dans des retraites au
Cénacle, puis à Miribel, soit dans les autres occasions
offertes par la Providence. Souvent un rapprochement tout
extérieur me forçait à sentir la beauté
de sa mission maternelle. Les années ne diminuaient pas sa
jeunesse d'esprit. On le voyait à sa façon de prendre
des notes, de suivre des cours ; mais surtout dans son souci
d'être présente et accueillante à chacun de ses
enfants et petits-enfants, dans sa manière d'être proche
de chacun, « jeune avec les jeunes », soit à la
campagne, soit dans son appartement lyonnais. Il suffirait, pour
décrire ces années, de suivre tous les
événements de la vie de famille. Les soucis de
santé et d'emploi, les mariages et les naissances ; chacun
était vécu par Madeleine personnellement et
chrétiennement. Au-dedans, c'était de mieux en mieux :
l'emprise de l'amour de Dieu dans la simplicité de la foi, la
découverte croissante du mystère de l'amour.
Mais son corps luttait contre la
maladie, et elle ne put suivre la retraite lyonnaise que je
prêchai à Miribel en septembre 1984. Sa fille me l'amena
et ce fut pour écouter ensemble, une fois encore,
l'Évangile de l'amour. Elle aspirait à la rencontre
face à face, mais ne voulait pas attrister ses proches en en
parlant. Au mois de janvier suivant, elle
projetait, comme chaque année, de réunir ses enfants et
leurs enfants pour une fête qui n'était ni Noël ni
le Nouvel An car elle ne voulait pas gêner la vie de chaque
ménage. Le vingtième anniversaire de l'ordination de
son fils jésuite tombait cette année-là ; elle
pensa donc faire coïncider ces noces d'argent [sic] avec la
fête annuelle de la famille. Ce fut le samedi 19 janvier 1985. La
rencontre familiale commençait par l'assistance ensemble
à l'eucharistie, qui était pour la paroisse « la
messe du soir ». On en sortait à peine, le Père
curé, qui ne pouvait assister à toute la
réunion, entrait quand même pour prendre l'air de la
fête, tout le monde s'agitait en commençant à
préparer l'apéritif, quand soudain Madeleine eut comme
un éclat de joie pour dire au prêtre tout proche d'elle
: « oh ! que je suis heureuse ! tous mes enfants et
petits-enfants sont avec moi. » Alors son cœur craqua. Un des
jeunes essaya sur sa grand-mère quelques exercices
respiratoires, mais dans cette action de grâces, elle avait
remis son âme à Dieu... Madeleine Lepercq est une des
chrétiennes chez qui j'ai vu réaliser au maximum la
beauté du mariage chrétien. Père Joseph
PERRIN. Cea discrètes manifestations du
Seigneur auprès des humbles réjouissent tout autant ma
vie que les plus évidentes. En tant que prêtre, j'ignore
souvent la vie humaine de ceux et celles que je rencontre mais je
suis un témoin de leur vie spirituelle, un témoin bien
souvent émerveillé. Mère de quatorze enfants,
Madeleine Leperck [sic] a été pour moi l'un de ces
êtres dont la foi si simple, si transparente demeure
difficilement saisissable. D'une simplicité toute droite, sans
affectation, elle reste pour moi un exemple de femme qui,
s'étant consacrée à la vie de famille, vivait
cette mission tout entière avec le Christ ; c'est sans doute
cela qui lui donnait cette profondeur lumineuse et discrète.
Tous les événements de sa vie, mariages et naissances,
soucis de santé ou d'emplois, chacun était vécu
par Madeleine personnellement et chrétiennement, et au fur et
à mesure des années, l'emprise de l'amour de Dieu
grandissait en elle dans la clarté de la foi et la
découverte croissante du mystère de l'Amour. À
la fin de sa vie, malade, elle aspirait à la rencontre face
à face mais ne voulait pas attrister ses proches en en
parlant. En 1984, elle projetait comme chaque année de
réunir enfants et petits-enfants pour une fête qui
n'était ni Noël, ni le Nouvel An, pour ne pas gêner
la vie de chaque famille. Le vingt-cinquième anniversaire
[sic] de l'ordination de son fils jésuite tombait cette
année-là le 19 janvier 1985 [sic] ; elle fit donc
coïncider cette date avec la fête annuelle de la famille.
Après la participation commune à la messe du soir,
alors que le curé de la paroisse entrait prendre un air de
fête an milieu d'une joyeuse agitation, Madeleine eut comme un
éclat de joie en lui disant : « Oh ! comme je suis
heureuse, tous mes enfants et petits-enfants sont avec moi ! »
Et elle mourut brusquement au milieu de cette action de
grâce... En elle, j'avais vu tout au long des années se
réaliser jour après jour la beauté du mariage
chrétien. Père Joseph
PERRIN. Comme un veilleur attend
l'aurore, éditions du
Cerf, collection Signatures,
1998; p. 164-165. Né en 1905, le Père
Perrin est entré dans l'Ordre dominicain alors qu'il
était aveugle depuis l'âge de dix ans. Il a mené
une vie apostolique très active, son handicap ayant parfois
apporté des rencontres et des amitiés très
inattendues. Actif dans la Résistanœ, prenant
en particulier des risques en aidant des juifs à quitter le
territoire français, il a été emprisonné
par la Gestapo en 1943. C'est également durant cette
période qu'il s'est lié d'amitié avec Simone
Weil. En 1937, il a fondé
Caritas Christi, un institut séculier qui regroupe plus
d'un millier de laïcs dans le monde. Cette fondation l'a
amené à beaucoup voyager, malgré son
handicap. Il est l'auteur d'une trentaine de
livres, consacrés pour la plupart à la vie des
laïcs dans le monde. Au soir de sa vie, il raconte son
itinéraire étonnant, qu'il résume pudiquement en
disant : « La victoire sur un handicap donne toujours de
l'intérêt à une vie, surtout quand elle se
dépense au service de Dieu et des autres. »