Madeleine Lepercq, une mère chrétienne

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Le Père Perrin, dominicain que notre mère aimait beaucoup, raconte sa vie dans un livre intitulé Comme un veilleur attend l'aurore. À. la fin du livre, il note les personnes qui l'ont marqué. Après un chapitre sur Simone Weil, il a quelques pages sur Madeleine Lepercq.

Mais dans le livre, l'éditeur a raccourci le témoignage de l'auteur. Ces lignes nous ont été données par le Père Perrin lui-même.

Marie-Jo POUZET, Jacques et Michel LEPERCQ.

 

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Manuscrit du Père Joseph Perrin

 

Parmi ces « signes du Seigneur », ces rencontres qui ont rempli et réjoui ma vie, plus même que je ne pouvais le prévoir, je dois faire place à une Lyonnaise, mère de quatorze enfants : Madeleine Lepercq. Mais à peine ai-je dit cela, tracé ce nom, que je me sens saisi de crainte. Que sais-je d'elle ? J'ignorais tout de sa vie humaine, que ses enfants allaient me raconter plus tard. Et sa vie spirituelle était si simple, si transparente, qu'elle m'était difficilement saisissable.

Pendant une dizaine d'années, je l'ai reçue deux à trois fois par mois, sans même savoir son nom : une chrétienne qui venait donc souvent, selon la ligne de l'époque, au sacrement du pardon et du progrès permaient, sans avoir à m'écrire, à me téléphoner ou à me faire appeler, puisqu'elle me trouvait au confessionnal quand elle voulait. Mais cette relation devint une belle amitié, dans laquelle Solange Baumier entra avec toute sa spontanéité, ce qui signifie que cette vie de quatre-vingt-deux ans a connu des phases assez diverses.

 

Une simple mère

 

Mais comment la présenter d'un mot ? Une mère, une maman, consciente de sa mission. Rien d'exceptionnel en elle que ses maternités, mais par cette mission vécue pour le Christ et avec lui, tout dans sa vie avait une profondeur lumineuse. Quand, pour lui éviter une grosse fatigue, ses enfants lui demandèrent de renoncer pour une fête familiale au cristal, aux assiettes et aux plats qu'il faudrait laver et ranger, elle écrivit sur les verres en plastique le nom de chacun de ses enfants, petits-enfants et arrière petits-enfants qui seraient là.

Ce détail n'a son sens qu'en ayant fait un peu connaissance avec cette Madeleine aux quatorze enfants. Trait de famille d'ailleurs, puisque sa sœur en avait onze et qu'à la retraite où elles étaient ensemble, j'ai entendu Madeleine taquiner sa sœur en disant : « Tes enfants sont plus beaux que les miens. »

Cette simplicité toute droite, sans affectation, qui me paraît être la caractéristique de Madeleine, c'est sans doute à sa famille qu'elle la devait. Lors des « inventaires » qui se faisaient au début du siècle dans les églises et les couvents, on recourait à la troupe pour protéger les fonctionnaires chargés de ce travail et qui devaient parfois être défendus contre les opposants. Les milieux militaires s'indignaient de cette mission, contraire pour beaucoup à leurs consciences de chrétiens. Prêts à mourir pour la patrie, ils se refusaient à cette besogne policière. Son père avait donc brisé son épée...

 

Chez les dominicains de Marseille

 

À part ce trait, je ne sais rien de l'enfance de Madeleine, née en 1903, engagée dans un beau mariage d'amour pour ses dix-huit ans. À ce moment-là, donc en 1921, son mari recevait de son entreprise la mission de créer une agence à Marseille, où naquirent ses quatorze enfants : Marie-Jo en 1922 ; Monique, la dernière, en 1945. Elle était donc une mère de famille chevronnée quand elle prit l'habitude de venir se confesser au couvent des dominicains. Je ne sais quand elle se confessa à moi pour la première fois, mais elle revint et je la remarquais, sans pouvoir donner la moindre date.

Ce qui me frappa en elle, c'était son désir de s'unir à Dieu dans l'oraison et de le laisser pénétrer dans toute sa vie, où dominaient les tâches maternelles. (Elle était d'ailleurs aidée pour les tâches les plus lourdes, à une époque moins électrifiée qu'aujourd'hui.) Aussi bien dans l'oraison que dans sa vie, c'était la vérité toute simple que cherchait Madeleine et dont elle me parlait au plan de la conscience, sans manquer évidemment de me mettre an courant de ses maternités successives.

Autant que je puisse m'en souvenir, ma nomination à Montpellier ne changea rien à nos relations, qui restaient tout uniment au niveau de la conscience. Seulement en 1945, elle eut à me faire une allusion à la mort tragique, nationalement déplorée, de son beau-frère, victime d'un accident mortel. Il était le premier ministre des Finances après la Libération, très estimé du Général de Gaulle. Elle fut tout étonnée de voir que je ne savais pas son nom, malgré la fréquence de nos rencontres à l'église. 

Elle me parla de la vocation de ses fis : l'un devenait jésuite, un autre découvrait une voie différente, et plus tard, ce fut l'entrée au séminaire d'un troisième, puis son ordination presbytérale et un beau ministère. Bien plus tard encore, quand ce dernier demanda sa réduction à l'état laïc, elle tint à ce qu'il ait, avec sa compagne, sa place fraternelle dans la vie de la famille, puisqu'il y avait eu acceptation par l'Église.

C'est dans des circonstances de ce genre que j'ai le plus admiré la présence et la discrétion de son amour maternel, ainsi que son respect attentif à la personnalité de chacun de ses enfants. Vraiment, pour elle, chacun d'eux était unique et présent.

Un jour où je la présentais comme « mère de treize enfants », elle réagit dans une taquinerie sentie : « lequel de mes enfants voulez-vous m'enlever ? »

Un autre trait qui montre son esprit de foi dans la maternité, c'est la manière dont elle vécut, avec son mari, la mort d'un de ses enfants en bas âge ; se tenant la main près du petit corps, dans leurs larmes, ils se redisaient : « il voit Dieu. »

 

Retour à Lyon

 

En février 1958, M. Lepercq reçut une autre fonction et dut quitter Marseille pour Lyon. J'indiquai à Madeleine le nom d'un prêtre lyonnais que j'avais connu par une retraite qu'il avait prêchée à Caritas Christi, et je croyais mon service terminé, d'autant plus que ma cécité est un obstacle aux correspondances écrites, qui m'obligent à recourir à des yeux extérieurs. Je n'entendis plus parler d'elle et ignorais qu'elle était veuve depuis le 26 décembre 1963.

C'est quelques années plus tard, sans doute vers 1970, qu'une sœur du Cénacle nommée de Marseille à Lyon me demanda de prêcher chaque année une retraite dans sa maison. Et c'est là que Madeleine vit l'annonce de ma présence à Lyon. Aussitôt nous nous sommes retrouvés pour cette étape de sa vie. J'admirais son courage dans le veuvage et l'approfondissement de son esprit chrétien dans sa mission maternelle, à travers ses dons exceptionnels et ses vertus de maîtresse de maison.

Ensemble, nous avions à écouter l'Evangile de l'amour, soit dans des retraites au Cénacle, puis à Miribel, soit dans les autres occasions offertes par la Providence. Souvent un rapprochement tout extérieur me forçait à sentir la beauté de sa mission maternelle. Les années ne diminuaient pas sa jeunesse d'esprit. On le voyait à sa façon de prendre des notes, de suivre des cours ; mais surtout dans son souci d'être présente et accueillante à chacun de ses enfants et petits-enfants, dans sa manière d'être proche de chacun, « jeune avec les jeunes », soit à la campagne, soit dans son appartement lyonnais. Il suffirait, pour décrire ces années, de suivre tous les événements de la vie de famille. Les soucis de santé et d'emploi, les mariages et les naissances ; chacun était vécu par Madeleine personnellement et chrétiennement. Au-dedans, c'était de mieux en mieux : l'emprise de l'amour de Dieu dans la simplicité de la foi, la découverte croissante du mystère de l'amour.

 

Bonheur en famille

 

Mais son corps luttait contre la maladie, et elle ne put suivre la retraite lyonnaise que je prêchai à Miribel en septembre 1984. Sa fille me l'amena et ce fut pour écouter ensemble, une fois encore, l'Évangile de l'amour. Elle aspirait à la rencontre face à face, mais ne voulait pas attrister ses proches en en parlant.

Au mois de janvier suivant, elle projetait, comme chaque année, de réunir ses enfants et leurs enfants pour une fête qui n'était ni Noël ni le Nouvel An car elle ne voulait pas gêner la vie de chaque ménage. Le vingtième anniversaire de l'ordination de son fils jésuite tombait cette année-là ; elle pensa donc faire coïncider ces noces d'argent [sic] avec la fête annuelle de la famille.

Ce fut le samedi 19 janvier 1985. La rencontre familiale commençait par l'assistance ensemble à l'eucharistie, qui était pour la paroisse « la messe du soir ». On en sortait à peine, le Père curé, qui ne pouvait assister à toute la réunion, entrait quand même pour prendre l'air de la fête, tout le monde s'agitait en commençant à préparer l'apéritif, quand soudain Madeleine eut comme un éclat de joie pour dire au prêtre tout proche d'elle : « oh ! que je suis heureuse ! tous mes enfants et petits-enfants sont avec moi. » Alors son cœur craqua. Un des jeunes essaya sur sa grand-mère quelques exercices respiratoires, mais dans cette action de grâces, elle avait remis son âme à Dieu...

Madeleine Lepercq est une des chrétiennes chez qui j'ai vu réaliser au maximum la beauté du mariage chrétien.

 

Père Joseph PERRIN.

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Paragraphe publié dans le livre

 

Cea discrètes manifestations du Seigneur auprès des humbles réjouissent tout autant ma vie que les plus évidentes. En tant que prêtre, j'ignore souvent la vie humaine de ceux et celles que je rencontre mais je suis un témoin de leur vie spirituelle, un témoin bien souvent émerveillé. Mère de quatorze enfants, Madeleine Leperck [sic] a été pour moi l'un de ces êtres dont la foi si simple, si transparente demeure difficilement saisissable. D'une simplicité toute droite, sans affectation, elle reste pour moi un exemple de femme qui, s'étant consacrée à la vie de famille, vivait cette mission tout entière avec le Christ ; c'est sans doute cela qui lui donnait cette profondeur lumineuse et discrète. Tous les événements de sa vie, mariages et naissances, soucis de santé ou d'emplois, chacun était vécu par Madeleine personnellement et chrétiennement, et au fur et à mesure des années, l'emprise de l'amour de Dieu grandissait en elle dans la clarté de la foi et la découverte croissante du mystère de l'Amour. À la fin de sa vie, malade, elle aspirait à la rencontre face à face mais ne voulait pas attrister ses proches en en parlant. En 1984, elle projetait comme chaque année de réunir enfants et petits-enfants pour une fête qui n'était ni Noël, ni le Nouvel An, pour ne pas gêner la vie de chaque famille. Le vingt-cinquième anniversaire [sic] de l'ordination de son fils jésuite tombait cette année-là le 19 janvier 1985 [sic] ; elle fit donc coïncider cette date avec la fête annuelle de la famille. Après la participation commune à la messe du soir, alors que le curé de la paroisse entrait prendre un air de fête an milieu d'une joyeuse agitation, Madeleine eut comme un éclat de joie en lui disant : « Oh ! comme je suis heureuse, tous mes enfants et petits-enfants sont avec moi ! » Et elle mourut brusquement au milieu de cette action de grâce... En elle, j'avais vu tout au long des années se réaliser jour après jour la beauté du mariage chrétien.

 

Père Joseph PERRIN.

 

Comme un veilleur attend l'aurore, éditions du Cerf,

collection Signatures, 1998; p. 164-165.

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Présentation du livre par l'éditeur

 

Né en 1905, le Père Perrin est entré dans l'Ordre dominicain alors qu'il était aveugle depuis l'âge de dix ans. Il a mené une vie apostolique très active, son handicap ayant parfois apporté des rencontres et des amitiés très inattendues.

Actif dans la Résistanœ, prenant en particulier des risques en aidant des juifs à quitter le territoire français, il a été emprisonné par la Gestapo en 1943. C'est également durant cette période qu'il s'est lié d'amitié avec Simone Weil.

En 1937, il a fondé Caritas Christi, un institut séculier qui regroupe plus d'un millier de laïcs dans le monde. Cette fondation l'a amené à beaucoup voyager, malgré son handicap.

Il est l'auteur d'une trentaine de livres, consacrés pour la plupart à la vie des laïcs dans le monde.

Au soir de sa vie, il raconte son itinéraire étonnant, qu'il résume pudiquement en disant : « La victoire sur un handicap donne toujours de l'intérêt à une vie, surtout quand elle se dépense au service de Dieu et des autres. » 

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