Maroc

Mariage de Luc et Elisabeth Jaillard

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Odile Jaillard raconte pour ses enfants ce voyage réunissant aussi Henri, Pierre et Geneviève Jaillard. Il avait pour but le mariage civil de Luc et Elisabeth Jaillard, le vendredi 20 avril 1979 à Casablanca. Il a aussi été l'occasion d'un pèlerinage là où Joseph Jaillard (Meknès, 1951 - Casablanca, 1977) est né et mort.

Romaric Rodier (Marseille, 1933) est le benjamin d'Odile Jaillard. "Mamie Rodier" (Remiremont, 1902 - Sceaux, 1984) est leur mère, et Arlette Aline (Remiremont, 1919) leur tante. Leur oncle, Augustin Aline (Lyon, 1915), a été contrôleur civil de France au Maroc de 1942 à 1956.


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Dimanche 15 avril 1979

 

Après un voyage de deux heures quarante-cinq en Airbus, nous avons débarqué à Nouasseur (30 km de Casa) le dimanche de Pâques à 13 heures 30 heure locale (15 heures 30 heure française) par un beau soleil et avec la joie de retrouver Luc et Elisabeth en pleine forme. Luc a retrouvé sa taille d'antan grâce aux bons soins d'Elisabeth.

Nous avions commandé une R 4 de location ? Nous avons pu obtenir une Fiat 127 à Nouasseur même. Voiture un peu plus rapide que la 4 L, mais nettement moins commode à cause de son absence de portes arrières, surtout pour le Maroc, où il est indispensable de toujours fermer sa voiture à clef. Mais c'est aussi un pays où les choses ne fonctionnent jamais parfaitement. C'est ainsi que nous nous sommes continuellement battus avec les sièges avant, qui ne se relevaient que difficilement pour laisser le passage à ceux qui voyageaient derrière... Geneviève et moi en général pour éviter les antagonismes !

Bref je prends place à côté de Luc, avec Geneviève derrière, et Elisabeth s'assied à côté de Papa, avec Pierre à l'arrière. Je suis émerveillée tout au long de la route par la variété des fleurs sauvages qui poussent sur les talus. Des couleurs merveilleuses, en particulier des sortes de boutons d'or orange vif ! Nous apercevons les premiers chameaux et les premiers bourricots, qui semblent toujours écrasés sous des charges énormes.

Arrivés à l'entrée de Casa, je commence à prendre des sueurs froides en voyant la conduite de Luc, toujours sûre, mais très rapide, dans une ville où le Code de la Route semble inexistant pour les autos, mais encore bien plus pour les piétons, les bourricots, les charrettes à cheval et les deux-roues en tout genre, toujours chevauchés par deux personnes.

Je suis frappée par la crasse des rues, poussiéreuses à cause du climat, mais où les ordures traînent de tous côtés. Ce quartier assez récent est caractéristique par ses maisons en encorbellement : en effet, les impôts se payent sur la surface au sol...!

La ville de Casa me semble immense. Luc me dit en effet qu'elle dépasse les deux millions d'habitants, dont cinq cent mille vivent en bidonvilles.

Luc est dans un quartier très central, mi-européen, mi-arabe, qui n'a rien de très joli. Pas un arbre dans ces quartiers. Son immeuble, qui doit dater de 1920 à 1930, n'est habité que par des Européens. Leur petit studio est au premier étage : deux très belles pièces (rien à voir avec les studios de France), un couloir, cuisine, salle de bains, W.-C., plus une terrasse donnant sur des toits de maisons basses uniquement, mais pratique près de la cuisine.

Leur intérieur n'a que le minimum de meubles, mais dans la pièce principale, un immense canapé d'angle, fait de gros matelas de mousse et recouvert de belles couvertures marocaines, permet de se tenir nombreux assis. Au centre de l'angle ainsi formé, une grande table ronde et basse : un beau travail marocain aux nombreuses incrustations en citronnier, qui est un bois jaune clair. C'est là-dessus que nous mangerons. Par terre et au mur, de beaux tapis offerts tout récemment pour leur mariage par des gens de la Sotrarem !

Après un moment de repos, nous partons tous à la nouvelle médina (construite en 1923), après avoir longé le magnifique palais royal et sa mosquée... qui servent très peu puisque le roi vit à Rabat. Nous voyons toutes sortes d'artisans travaillant devant nous le cuivre, le cuir, le bois, ainsi que des brocanteurs. On vend beaucoup d'artisanat ancien, beaucoup plus beau que celui fait aujourd'hui, surtout pour les métaux : cuivre, étain, argent...

Puis nous faisons un tour à l'ancienne médina : des ruelles tellement encombrées qu'il était parfois impossible d'avancer ! Tout ce qui se vend là est destiné aux Marocains, et on y trouve tous les objets courants de fabrication industrielle et de genre français.. .!

Puis le soir, dîner chez Luc et Elisabeth, entièrement préparé par Luc. Lotte à l'armoricaine -délicieuse-, avocat, fromages variés faits par Luc, qui fait de savants mélanges de bleu français presque pourri avec des fromages marocains, et fraises au vin. Les fraises valent 5 F le kilo !

Coucher, tôt car notre journée avait vingt-six heures, à l'hôtel de Sully, à cinq cents mètres de la rue Bascunana, où Luc nous avait retenu un "appartement" : une chambre avec un grand lit, plus un immense salon avec deux lits à deux extrémités (assez loin pour qu'il n'y ait pas de disputes !), plus salle de bain et W.-C. Nous avions de la place !

Excellente nuit, très fraîche comme toutes les nuits en cette saison, mais à 6 heures 15, le bruit des voitures et surtout des klaxons devient intolérable. J'ai pourtant bon sommeil ! A Casa, on klaxonne sans arrêt, dès qu'on double.

 

Lundi 10 avril 1979

 

Petit déjeuner chez les Luc, puis on file sur Rabat, où Luc a deux ou trois rendez-vous. Rabat n'a rien à voir avec Casa. C'est une très belle ville, avec des arbres partout et peu de grands immeubles. Le palais du roi est somptueux. Nous apprenons par Elisabeth que le roi a des palais dans toutes les villes, mais que le niveau de vie des Marocains est des plus bas... Les agents de police ou les militaires sont les plus heureux puisqu ils ont un travail régulier et bien rémunéré, mais ils ne gagnent que 700 F par mois, un mineur de fond 300 F, alors que les loyers sont les mêmes qu'en France. L'alimentation est moins chère pour les produits locaux, mais plus chère pour tout le reste. Seul l'artisanat est à un prix défiant toute concurrence...!

Nous laissons donc Luc à son travail et filons sur Mehdia avec Elisabeth. Nous essayons de retrouver la paillote du Contrôle civil où nous avions passé le mois d'août 1951 avec Mamie Rodier et Romaric. Nous pensons avoir retrouvé l'emplacement à cause des pourpriers qui couvraient le sol, mais une construction en dur a remplacé la paillote. La plage est très belle mais très sale. Est-elle nettoyée en été ?

Sur la route du retour, nous retrouvons la lagune de Sidi Bouraba, où nous faisions du canoë.

La route traverse la forêt de Marmora, forêt de chênes-lièges, et sur le bord, des tonnes d'oranges sont offertes aux touristes. Je me laisse tenter par une caisse de 20 kg à 10 F (un dirham un franc environ). Elle nous servira chaque fois que nous n'irons pas au restaurant.

Puis nous revenons par Salé, qui est la médina de Rabat. Nous suivons involontairement un enterrement : la camionnette 2 CV, découverte, suit le cortège. Sur la camionnette, le mort, emballé dans un drap vert pomme et posé sur un autre drap, rose. Le mort est veillé par quatre Marocains assis aux quatre coins de la plate-forme.

Nous arrivons au cimetière musulman : une immense esplanade herbeuse - et l'herbe est très verte au Maroc en cette saison - qui sert de jardin public, émaillée de pierres dressées. Les gosses jouent en sautant par-dessus les pierres. Nous le traversons pour aller jusqu'à la mer, dont on est séparé par de gros remparts en briques rouges, restes de fortifications militaires,

Nous achetons quelques vanneries, spécialités de Salé, ainsi que de ravissantes poteries, qu'on appelle des « petits Salé ». Puis nous retrouvons Luc au splendide mausolée de Mohamed V, construit tout près de la tour Hassan. Le mausolée est une reproduction marocaine des Invalides. Des gardes à cheval devant la porte accédant aux escaliers monumentaux, huit gardes entourant le mausolée lui-même. A l'intérieur, un garde à chaque angle. Près du tombeau, un Arabe assis en train de lire le Coran.

En même temps que nous visite un émir d'Arabie séoudite avec sa suite. Il paraît qu'ils sont nombreux à se faire construire quelque chose au Maroc.

En face du mausolée, l'esplanade, pleine de restes de colonnes, avec au bout la tour Hassan (44 m). Ce sont les restes de la plus haute mosquée, datant du XIIème siècle, mais qui n'a jamais été achevée. Le temps et un tremblement de terre au siècle dernier n'ont laissé que des vestiges de cette mosquée. Elle couvrait 2,5 ha...

Il est au moins 13 heures. Nous allons au restaurant « le Français » où nous mangeons un délicieux tajine, ragoût marocain au citron, à la cannelle et aux amandes.

L'après-midi, Luc nous quitte à nouveau, et nous allons visiter le Chellah, origine de la ville de Rabat. Ce sont les restes d'une vieille ville, datant du XIIIème siècle, mais faisant suite à une ville romaine. Le tout entouré de gros remparts rouges.

Nous pénétrons ensuite dans la Kasba des Oudaias, dont la création remonte au Xème siècle. Nous la traversons pour aller voir l'atelier de tapis. Nous sommes ahuris de voir des petites filles de cinq, six ans, s'affairer au métier et faire leurs noeuds, qu'elles coupent ensuite avec un vieux canif non aiguisé.

Puis nous allons au Jardin des Oudaias, entouré de remparts tapissés de volubilis, où nichent les cigognes, oiseau que nous verrons dans tout le Maroc.

Un gamin de treize à quatorze ans me demande si Geneviève est ma fille. Il me dit alors : « ben ; je te la prends contre vingt-cinq chameaux ! » Comprenant la plaisanterie, je lui dis : « oui d'accord ! » Mais ma pauvre fille ne l'a pas compris ainsi, et s'est mise à pâlir et à s'effondrer en pleurs...! Je laissais Henri terminer avec Pierre et Elisabeth la visite des Oudaias, tandis que, assise sur un muret, je remontais le moral de ma fille...!

Comme nous le verrons dans toutes les villes, nous sommes continuellement assaillis par des enfants ou des jeunes qui veulent nous guider, ou garder notre voiture, ou seulement nous réclamer une petite pièce. Dix ou vingt centimes leur suffisent généralement, mais il faut beaucoup de monnaie et c'est agaçant.

Nous rentrons enfin, mais pas sur Casa : sur Nouasseur, où nous allons chercher les parents d'Elisabeth. Nous nous arrêtons en route pour manger des brochettes (il est 19 heures) dans une arrièrre-boutique sans fenêtres et dont la propreté est fort douteuse, mais une sauce bien relevée, au cumin, et de bonnes galettes de pain, nous feront presque oublier la saleté environnante. Nous trouvons là, en sortant, un petit Marocain voulant à tout prix me faire acheter des colliers de petits coquillages : six pour 5 F. Il me montre une pièce de dix pence (anglaise), dont il ne sait que faire et que je lui change, puis Luc lui donne deux grosses bobines de fil de coton, qui traînaient dans sa voiture. La joie discrète de ce gamin était extraordinaire. Finalement il a tenu à offrir un collier à Geneviève : « parce que tu es gentille pour moi » m'a-t-il dit. C'est lui qui va chercher ces coquillages à la mer, puis sa mère les enfile sur un fil nylon.

Nous voyons les parents Lalain débarquer. Nous sympathisons tout de suite. Monsieur fait beaucoup plus âgé que Madame, qui fait sûrement moins que son âge. Elle a eu ses enfants dans le même laps de temps qu'Arlette (1942 à 1958), et doit avoir son âge. Monsieur approche de soixante-dix ans. Nous repartons donc sur Casa après les inévitables formalités de douane, pendant lesquelles Madame Lalain a retrouvé sa valise présentée à la douane par un monsieur qui n'en était pas le propriétaire...! Retour de nuit à Casa et coucher tôt car c'était au tour des Lalain d'avoir une journée de vingt-six heures ! Ils sont en forme et décident de nous accompagner dans la tournée que Luc avait organisée pour nous.

 

Mardi 17 avril 1979

 

Le mardi, donc, après un petit déjeuner pris tous ensemble chez les Luc, nous partons, à huit dans nos deux voitures, en direction de Timerdoudine, une des mines de Luc. Nous passons à Kasba-Tadla, à Oued-Zem, où nous avons une pensée émue pour les Aline, qui y ont vécu deux ans, et pour Augustin, qui y était contrôleur civil au moment des fameux massacres. La radio en France nous avait appris sa mort, mais il s'agissait de son adjoint. Pendant ce temps, Arlette accouchait à Casa de Michel.

Puis nous passons à Boujad, très jolie petite ville qui s'était aussi soulevée à cette époque (fin 1955, je crois). Sur la route depuis Casa, des champs de blé à l'infini, d'un vert tendre encore, des chameaux et des ânes croulant sous leur charge.

De Kasba-Tadla à Boujad, des crassiers de mines (phosphates).

Nous faisons quelques achats pour manger, car il n'y a pas de brochettes dans la ville. Et surtout, nous faisons réparer les roues de secours des deux voitures. Toutes deux avaient été réparées, mais la réparation n'avait pas tenu ! C'est classique, hélas, et Lue a l'habitude de ces choses-là !

A Boujad, nous quittons la grande route. Nous nous arrêtons pour pique-niquer dans un paysage qui rappelle les alpages français ! Partout des fleurs ravissantes, mais si on regarde bien, on découvre partout des bergers avec quelques bêtes.

Nous reprenons la route et arrivons très vite sur une piste. Il faut conduire sportivement! et essayer de mettre ses roues dans les traces de celles de Luc !! A un moment, Henri a voulu prendre un peu d'indépendance, et nous voilà dans une cuvette pleine de glaise... Nous descendons et poussons. La voiture bleu clair est barbouillée de taches noires ! Plusieurs fois, notre voiture touche le sol ! Puis nous voyons la voiture de Luc arrêtée. Nous nous demandons pourquoi ? Il s'agit de passer un gué ! Luc vient vers nous « Vous accélérez à fond et vous avancez avec l'embrayage, sinon l'eau rentre dans je ne sais plus quoi... » Alors il y va. Nous regardons. Henri éclaeé d'un grand rire... et s'élance à son tour ! Ouf! nous sommes passés sans encombre, applaudis par les parents Lalain !

La piste s'améliore petit à petit (mais reste toujours en terre), et au bout de quatre heures de route, nous arrivons enfin à Timerdoudine (un peu plus de 1.000 m d'altitude), perdue dans la montagne. Le paysage que nous avons traversé n'avait pas un arbre, mais partout des tentes noires avec quelques personnes autour.

Les messieurs mettent un casque et vont dans la mine, tandis que les dames, sous un petit orage, vont chez le chef de mine, Agourame, qui les fait entrer : trois pièces successives, non meublées. Nous en traversons deux et entrons dans la troisième, couverte dans la deuxième moitié de tapis épais et moelleux. Dans un coin, de nombreux autres tapis bien pliés et rangés, signes de leur fortune. Nous nous déchaussons et nous asseyons par terre. Agourame commande le thé à la menthe à sa femme, qui nous l'apporte et s'en va ! Nous demandons qu'elle puisse rester, ce qu'elle fait, mais en restant sur le bord du tapis. Une jeune soeur orpheline vit avec eux depuis longtemps. Au bout d'une heure, les messieurs arrivent et prennent place près de nous en attendant Luc, qui avait du travail. Son travail consiste à estimer le filon (ici, c'est de l'antimoine) et à faire prendre telle ou telle direction à la galerie.

La vitre de notre voiture est tombée au fond de la portière, sans possibilité de la relever, ce qui est gênant pour la pluie, le froid et le vol ! Les messieurs arrivent à la bloquer fermée.

Nous repartons vers 18 à 19 heures. Luc tient à nous faire dormir à Azrou, car il connaît bien les hôtels du coin, et celui-ci est chauffé...! C'est utile la nuit, car nous sommes en altitude.

En repartant, toujours sur la piste, nous assistons, à la tombée de la nuit, à une petite fantasia, faite en l'honneur d'un nouveau « hadjdj » du village, un homme de retour de La Mecque. Quelle aubaine pour nous !

Mais la piste a eu raison de nos roues ! Les deux voitures ont une roue crevée. Nous nous arrêtons à Khenifra pour faire réparer, et pendant ce temps, nous allons dîner à l'hôtel de France. Repas toujours copieux pour 15 à 20 F maximum.

Nous faisons quelques achats, des babouches pour Louis, un coussin pour Jérôme, chez des marchands qui connaissent bien Luc. « Ah ! si vous êtes avec Monsieur Jaillard, je vous fais un prix ! Pas un prix pour touriste ! »

Puis, et c'est le regret de ce voyage, nous rejoignons Azrou de nuit à toute vitesse. Luc conduit très vite et Papa a du mal à suivre, mais Luc nous attend à chaque changement de direction. A partir de Khenifra, nous savons que c'est une route que Joseph a fait en 1969 à moto.

Nous arrivons vers 22 heures 30 à Azrou (1250 m), dans un très bel hôtel : hôtel du Panorama. Notre chambre est un peu plus encombrée qu'à Casa : un grand lit plus deux lits en 90, dans une même pièce, plus salle de bain, chauffée le soir.

 

Mercredi 18 avril 1979

 

Le matin, nous nous réveillons avec le soleil qui tape dans nos volets. Nous les ouvrons et découvrons un superbe paysage de cèdres. Nous nous levons vite et allons nous promener tous les quatre dans des chemins bordés d'arbres superbes. On se croirait dans le massif Central. Nous voyons que nous sommes à l'écart de la ville. Mais Azrou est un centre artisanal important. Nous rentrons à l'hôtel et trouvons les Luc et les Lalain installés devant leur petit déjeuner. Nous en faisons autant.

Puis visite de la coopérative artisanale. Là, nous voyons travailler le bois (cèdre et citronnier) ; accroupis par terre, les hommes font des pieds entrelacés comme le nôtre, des chaînes taillées dans la masse. En fait c'est de la sculpture d'inspiration africaine. Nous visitons l'atelier de tapis, où travaillent des dizaines de petites filles à partir de quatre à cinq ans sur des métiers de haute lisse, tapis ras ou tapis de haute laine, tous aux points noués. Une matrone, gourdin à la main, surveille cette ruche bourdonnante. De l'autre côté de la rue, une sorte de cité troglodyte où habitent ces femmes, qui sont parait-il toutes d'une même tribu. Les fillettes ne sont pas du tout payées jusqu'à l'âge de seize ans. Ensuite, les femmes gagnent tout juste de quoi acheter leur pain... Rien de plus !

Il y a aussi de très belles pierres, taillées ou non. Luc se laisse tenter par un cendrier taillé dont la pierre grise laisse apparaître des ammonites. Il paraît que ce gisement touche à sa fin. Je lui offre le briquet assorti, encastré dans une pierre analogue, de forme cubique.

Puis nous partons pour Fès. Nous arrêtons notre voiture sur une hauteur qui nous permet de dominer la ville, ou plutôt les villes, de Fès. Une nuée de gamins nous assaille pour garder la voiture ou simplement pour avoir une petite pièce. Henri leur donne deux bouteilles d'Orangina vides que nous traînons depuis Boujad. La consigne leur permet d'acheter quelques pains. Mais Luc est absolument furieux ! Il ne faut jamais donner pour donner, mais seulement pour remercier d'un service rendu !

Il veut nous emmener à la médina, mais il a souvenir d'une médina noire de monde où les vols sont rendus invisibles par la compression des gens ! Aussi, il exige que nous nous débarrassions de nos sacs, porte-feuilles, etc. On va dans un coin désert pour cacher tout cela dans la malle, puis, en voiture, nous arrivons à l'entrée de la médina, où il confie nos voitures à un gardien (bien fermées tout de même !). Luc nous assure que nous pouvons être tranquilles.

Un gamin de douze à treize ans nous propose d'aller voir la fabrique de tapis de son père. Luc et Elisabeth, sans nous l'avoir dit pensaient à l'achat d'un tapis, mais ne s'étaient pas encore décidés. Nous suivons donc le gamin, qui, par un dédale de ruelles, vrai labyrinthe dans lequel on déconseille de s'aventurer seul, nous emmène dans une superbe maison marocaine datant du XIVème siècle. En guise de fabrique, il s'agit d'une coopérative de tapis. On nous fait asseoir (il est 11 heures 30), et on nous sert le thé à la menthe. Puis on présente à Luc et Elisaheth toutes sortes de tapis. En moyenne, 1.500 F pour un tapis de haute laine de 3,5 m sur plus de 2 m. Ils choisissent au bout d'une heure et demie d'hésitations, exactement celui que j'aurais pris (mais je ne l'avais pas dit !): blanc avec un tour marron et un dessin géométrique au centre. Nous en sortons vers 14 heures, assez affamés. Nous nous promenons parmi les artisans. Un gamin de neuf à dix ans martèle un plat en fer orné de fils d'argent. Les dessins sont préparés, et il incruste habilement ce fil d'argent extrêmement fin. C'est là aussi que nous achetons le pouf de Paul et une gandoura pour Papa !

Avant d'aller manger des brochettes, nous visitons une medersa, sorte d'université ancienne pour les étudiants étrangers à la ville. Les murs, tantôt en pierre, tantôt en plâtre, tantôt en bois de cèdre, sont tous couverts de versets du Coran.

Nous nous arrêtons enfin pour manger des brochettes de viande hachée... faites devant nous ! Nous mangeons dans une arrière-boutique sombre et sale... J'avoue que je mange avec peu d'appétit ces brochettes bien pétries avec des mains sales ! Elisabeth achète du fromage pour Pierre, et rapporte deux bouteilles de boisson. Notre hôte trouve un verre plein de marc de café. Il le lave dans un bidon d'eau près de nous, et nous l'offre après l'avoir bien gratté...! Nous préférons boire au goulot... ainsi que les Lalain !

Nous quittons Fès pour Meknès (60 km). A mi-chemin, nous nous arrêtons près d'un petit pont, dont j'ai retrouvé la photo dans les clichés de Joseph (de 1969), pour manger des oranges.

Nous arrivons enfin à Meknès, où Luc nous laisse à l'hôtel Continental, vers 17 heures. Sa voiture continue sur Casa pour préparer les festivités du vendredi. Nous nous installons à l'hôtel, puis, en voiture, nous essayons de retrouver ce que nous connaissions : d'abord la clinique Cornette, où j'ai accouché de Joseph. Inchangée, sur une place plantée de superbes palmiers. Nous reconnaissons bien. Le docteur Cornette exerce toujours, mais a vendu sa clinique il y a six mois environ.

Nous partons à la recherche de l'hôtel de Bretagne, où nous avons fait deux séjours : le premier mois passé au Maroc, et les deux derniers (en 1951). Il existe toujours, mais ne fait plus hôtel. Il est habité par des Marocains. A côté, nous retrouvons la cité des officiers, où nous avons habité un mois, mais nous n'osons y entrer. Nous faisons un tour vers la base aérienne, puis recherchons l'église où Jo a été baptisé. Nous la retrouvons, mais elle est englobée dans un ensemble de bâtiments qui abritent un collège marocain.

Bien fatigués, nous allons dîner au restaurant, puis nous nous couchons.

 

Jeudi 19 avril 1979

 

Le lendemain, nous partons à la découverte de la ville arabe. Nous sommes accostés par un jeune Marocain qui veut nous servir de guide pour la visite de la médina. Je me sens plus à l'aise avec un guide... que l'on paye cinquante centimes...! C'est là que nous achetons la couverture rapportée pour Etienne. En revenant à la voiture, je donne 1 F au garçon, qui me répond : «Tu as été très gentille avec moi ; je ne veux rien ! » Je suis très étonnée et le remercie.

Puis nous prenons la voiture pour faire le tour de la ville impériale et de ses remparts. Joseph avait aussi été très impressionné par les remparts, et les nombreuses portes, dont il a pris plusieurs photos.

Nous visitons le tombeau de Moulay Ismail (en nous déchaussant auparavant). Ce Moulay Ismail qui avait une armée de cent cinquante mille esclaves, dont de nombreux chrétiens.

Puis nous quittons Meknès pour Volubilis, immense ville romaine à 80 km de Meknès, que nous avions vue en 1951, et que Jo a découvert avec grand plaisir en 1969 (voir son rapport de voyage et ses photos).

Pierre se fait notre guide, et nous déambulons au milieu des huileries (une cinquantaine), des boulangeries, des thermes, d'une immense basilique civile. Je pense que c'est sur le haut de ses murs que Joseph est monté, puis, arrivé en haut, a été pris de panique pour redescendre (voir son rapport). Nous découvrons de somptueuses mosaïques entières dans des maisons dont le plan est très bien conservé. Cette ville dut abriter vingt mille habitants, mais elle voit son déclin au IIIème siècle.

De Volubilis, nous prenons la route de Moulay Idriss (3 à 4 km), ville sainte qui abrite le tombeau de Moulay Idriss (VIIIème siècle), qui fonda Fès. Les Européens ne peuvent approcher du tombeau. Nous nous promenons un peu dans ces ruelles, achetons quelques nougats, que Joseph signale dans son rapport, et nous partons pique-niquer sur les hauteurs dominant la ville.

Puis nous reprenons la route. Nous essayons de prendre des petites routes pour voir autre chose, mais le danger est si grand que nous reprenons la grande route dès que possible. On ne peut se croiser sur les routes jaunes du guide Michelin, et les camions, très nombreux, ne feront jamais rien pour se serrer un peu. On se trouve donc sans arrêt sur le bas-côté ! Mais nous avons ainsi traversé des hectares et des hectares d'orangers.

Retour à Casa juste après le dîner.

 

Vendredi 20 avril 1979

 

Nous n'avons rien de prévu jusqu'à 10 heures 15, heure de départ pour le consulat. Nous restons donc à l'hôtel et écrivons quelques cartes. A 10 heures 15, nous partons de chez Luc pour aller chercher le témoin d'Elisabeth, une charmante jeune Marocaine mère de deux enfants. Arrivés au consulat, nous faisons quelques photos dans ce superbe jardin. Le témoin de Luc lui amène un superbe noeud papillon en papier rose pour remplacer sa cravate, inexistante bien sûr ! Ah ! ces enfants Jaillard !

Le nouveau consul général, M. Johannet, a remplacé M. Dufour. Il célèbre aujourd'hui son premier mariage ! Il nous dit quelques mots très aimables mais a laissé sur la table sa superbe écharpe tricolore (oubli ou fait exprès ?).

Nous mitraillons les jeunes mariés, la famille, les amis venus assez nombreux à cette occasion. Puis, rendez-vous aux « Provinces françaises », club des provinces, qui fait restaurant. Nous sommes treize à table : nous huit, le ménage Champalle, très sympathique, les Hubert, de la Sotrarem, et « Miss Piot », secrétaire de direction de la Sotrarem, que tout le monde surnomme « la mère de Luc » !

Excellent repas ! Boudin blanc aux raisins secs, chateaubriand « missi » (sur canapé et avec médaillon de foie gras) avec haricots et pommes dauphine, fromages variés et superbe omelette norvégienne. Luc avait pensé à Pierre, qui a eu une bonne omelette. Café et pousse-café. Parmi les bouteilles, une vipère confite dans le marc.

Nous sortions de table vers 16 heures, et nous nous retrouvions vers 18 heures dans un appartement de la Sotrarem pour la réception du soir. Pierre et Geneviève étaient happés par les Champalle pour aller retrouver leurs deux filles du même âge.

Pendant ce temps, nous allions au port pour essayer de trouver l'endroit où Jo et Odile étaient restés amarrés. Les clubs étaient fermés. Pas vu grand-chose. Nous nous promettons d'y retourner avec les Pey.

A 18 heures, réception sympathique : quarante personnes. Le président de la Sotrarem (marocain) et le directeur (français) étaient partis en mission. Leurs épouses étaient là. J'ai voulu faire des frais à Madame la Présidente, mais elle ne dit pas un mot de français...! Je parlais longuement à M. Lachan, un grand ami des Augustin.

Luc s'est donné beaucoup de mal pour tout organiser. Coucher vers minuit.

 

Samedi 21 avril 1979

 

Le matin, nous nous reposons un peu, et puis courons vers la médina pour retrouver à Benoît un plateau à peu près identique à oelui qu'il s'est fait voler ! Luc nous indique tout cela et nous trouvons à peu près l'analogue. Pierre achète un poignard et un fusil (1,50 m). C'est moi qui le porterai au retour, emballé dans un beau papier jaune vif !

A midi, nous allons déjeuner chez les Pey. Accueil très aimable, repas délicieux, jolie maison dans un quartier de villas européennes, mais de plus en plus habitées par des Marocains.

Après le repas, nous passons chez Luc récupérer Pierre, puis nous allons au port. Ils nous montrent le coin de jetée où était amarrée Morgane durant les trois mois qu'elle a passés au Maroc. Nous parlons au responsable marocain d'un club, à qui Jo avait écrit des Etats-Unis. Il nous donne cette lettre.

Nous prenons quelques photos, puis partons avec les Pey en longeant l'océan jusqu'à l'aquarium. Visite intéressante mais rapide car c'était presque l'heure de la fermeture. Enfin, les Pey nous emmènent devant une chapelle où il y avait une messe à 19 heures, à 500 m de l'océan, dans un très beau quartier. En attendant l'heure, nous restons face à l'océan...

Retour vers 20 heures 30 chez les Luc, où nous dînons tous ensemble.

 

Dimanche 22 avril 1979

 

Nous nous levons de bonne heure pour aller faire le tour des marchés de Casa : fruits et légumes de toutes sortes, à des prix qui nous semblent très bas. Nous refaisons un tour à la nouvelle médina, et trouvons un beau plateau de cuivre sur pieds à 40 F ! Nous l'achetons, ainsi qu'une théière en étain pour Luc (35 F !). Luc avait en effet demandé à la Sotrarem une théière en étain pour son mariage. Trouvant sûrement que ça ne pouvait faire l'objet d'un cadeau de mariage, ils lui ont offert un ensemble en argent pour faire le thé : deux plateaux sur pieds avec théière, et trois coupes avec couvercle : une pour le thé, une pour la menthe, et une pour le sucre. Le tout très travaillé.

Il fallut ensuite faire les bagages et partir à midi de Casa pour prendre l'avion à 14 heures. Ce n'était pas trop de marge ! Une foule et une cohue indescriptibles aux guichets de l'aéroport...!

Nous avons pris un Boeing 737 (deux réacteurs) jusqu'à Madrid, avec atterrissage et donc descente à Tanger. De Casa à Madrid, nous avons très bien vu le sol ! A Madrid, nous attendons indéfiniment nos valises, pour constater que l'une d'elles avait bloqué le tapis roulant, et on nous la rendait en accordéon. Grâce à Dieu, il n'y avait presque rien dedans, et en tout cas rien de fragile. Mais la valise est inutilisable !

A Madrid, nous reprenons un Airbus, et à Orly, nous trouvons Louis qui nous attendait.

Ainsi s'est terminé notre petit voyage, qui a rempli notre coeur de souvenirs ensoleillés, joyeux ou tristes...

Le Maroc est un beau pays, mais il faut s'habituer aux habitudes des Marocains et mille aventures peuvent vous arriver si vous n'y prenez garde... Je vous souhaite tout de même d'y aller un jour...

 

Odile JAILLARD

In La gazette de l'île Barbe n° 12

Printemps 1993

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