Romaric Rodier (Marseille, 1933) est
le benjamin d'Odile Jaillard. "Mamie Rodier" (Remiremont, 1902 -
Sceaux, 1984) est leur mère, et Arlette Aline (Remiremont,
1919) leur tante. Leur oncle, Augustin Aline (Lyon, 1915), a
été contrôleur civil de France au Maroc de 1942
à 1956. Après un voyage de deux heures
quarante-cinq en Airbus, nous avons débarqué à
Nouasseur (30 km de Casa) le dimanche de Pâques à 13
heures 30 heure locale (15 heures 30 heure française) par un
beau soleil et avec la joie de retrouver Luc et Elisabeth en pleine
forme. Luc a retrouvé sa taille d'antan grâce aux bons
soins d'Elisabeth. Nous avions commandé une R 4 de
location ? Nous avons pu obtenir une Fiat 127 à Nouasseur
même. Voiture un peu plus rapide que la 4 L, mais nettement
moins commode à cause de son absence de portes
arrières, surtout pour le Maroc, où il est
indispensable de toujours fermer sa voiture à clef. Mais c'est
aussi un pays où les choses ne fonctionnent jamais
parfaitement. C'est ainsi que nous nous sommes continuellement battus
avec les sièges avant, qui ne se relevaient que difficilement
pour laisser le passage à ceux qui voyageaient
derrière... Geneviève et moi en général
pour éviter les antagonismes ! Bref je prends place à
côté de Luc, avec Geneviève derrière, et
Elisabeth s'assied à côté de Papa, avec Pierre
à l'arrière. Je suis émerveillée tout au
long de la route par la variété des fleurs sauvages qui
poussent sur les talus. Des couleurs merveilleuses, en particulier
des sortes de boutons d'or orange vif ! Nous apercevons les premiers
chameaux et les premiers bourricots, qui semblent toujours
écrasés sous des charges énormes. Arrivés à l'entrée
de Casa, je commence à prendre des sueurs froides en voyant la
conduite de Luc, toujours sûre, mais très rapide, dans
une ville où le Code de la Route semble inexistant pour les
autos, mais encore bien plus pour les piétons, les bourricots,
les charrettes à cheval et les deux-roues en tout genre,
toujours chevauchés par deux personnes. Je suis frappée par la crasse
des rues, poussiéreuses à cause du climat, mais
où les ordures traînent de tous côtés. Ce
quartier assez récent est caractéristique par ses
maisons en encorbellement : en effet, les impôts se payent sur
la surface au sol...! La ville de Casa me semble immense. Luc
me dit en effet qu'elle dépasse les deux millions d'habitants,
dont cinq cent mille vivent en bidonvilles. Luc est dans un quartier très
central, mi-européen, mi-arabe, qui n'a rien de très
joli. Pas un arbre dans ces quartiers. Son immeuble, qui doit dater
de 1920 à 1930, n'est habité que par des
Européens. Leur petit studio est au premier étage :
deux très belles pièces (rien à voir avec les
studios de France), un couloir, cuisine, salle de bains, W.-C., plus
une terrasse donnant sur des toits de maisons basses uniquement, mais
pratique près de la cuisine. Leur intérieur n'a que le
minimum de meubles, mais dans la pièce principale, un immense
canapé d'angle, fait de gros matelas de mousse et recouvert de
belles couvertures marocaines, permet de se tenir nombreux assis. Au
centre de l'angle ainsi formé, une grande table ronde et basse
: un beau travail marocain aux nombreuses incrustations en
citronnier, qui est un bois jaune clair. C'est là-dessus que
nous mangerons. Par terre et au mur, de beaux tapis offerts tout
récemment pour leur mariage par des gens de la Sotrarem
! Après un moment de repos, nous
partons tous à la nouvelle médina (construite en 1923),
après avoir longé le magnifique palais royal et sa
mosquée... qui servent très peu puisque le roi vit
à Rabat. Nous voyons toutes sortes d'artisans travaillant
devant nous le cuivre, le cuir, le bois, ainsi que des brocanteurs.
On vend beaucoup d'artisanat ancien, beaucoup plus beau que celui
fait aujourd'hui, surtout pour les métaux : cuivre,
étain, argent... Puis nous faisons un tour à
l'ancienne médina : des ruelles tellement encombrées
qu'il était parfois impossible d'avancer ! Tout ce qui se vend
là est destiné aux Marocains, et on y trouve tous les
objets courants de fabrication industrielle et de genre
français.. .! Puis le soir, dîner chez Luc et
Elisabeth, entièrement préparé par Luc. Lotte
à l'armoricaine -délicieuse-, avocat, fromages
variés faits par Luc, qui fait de savants mélanges de
bleu français presque pourri avec des fromages marocains, et
fraises au vin. Les fraises valent 5 F le kilo ! Coucher, tôt car notre
journée avait vingt-six heures, à l'hôtel de
Sully, à cinq cents mètres de la rue Bascunana,
où Luc nous avait retenu un "appartement" : une chambre avec
un grand lit, plus un immense salon avec deux lits à deux
extrémités (assez loin pour qu'il n'y ait pas de
disputes !), plus salle de bain et W.-C. Nous avions de la place
! Excellente nuit, très
fraîche comme toutes les nuits en cette saison, mais à 6
heures 15, le bruit des voitures et surtout des klaxons devient
intolérable. J'ai pourtant bon sommeil ! A Casa, on klaxonne
sans arrêt, dès qu'on double. Petit déjeuner chez les Luc,
puis on file sur Rabat, où Luc a deux ou trois rendez-vous.
Rabat n'a rien à voir avec Casa. C'est une très belle
ville, avec des arbres partout et peu de grands immeubles. Le palais
du roi est somptueux. Nous apprenons par Elisabeth que le roi a des
palais dans toutes les villes, mais que le niveau de vie des
Marocains est des plus bas... Les agents de police ou les militaires
sont les plus heureux puisqu ils ont un travail régulier et
bien rémunéré, mais ils ne gagnent que 700 F par
mois, un mineur de fond 300 F, alors que les loyers sont les
mêmes qu'en France. L'alimentation est moins chère pour
les produits locaux, mais plus chère pour tout le reste. Seul
l'artisanat est à un prix défiant toute
concurrence...! Nous laissons donc Luc à son
travail et filons sur Mehdia avec Elisabeth. Nous essayons de
retrouver la paillote du Contrôle civil où nous avions
passé le mois d'août 1951 avec Mamie Rodier et Romaric.
Nous pensons avoir retrouvé l'emplacement à cause des
pourpriers qui couvraient le sol, mais une construction en dur a
remplacé la paillote. La plage est très belle mais
très sale. Est-elle nettoyée en été
? Sur la route du retour, nous retrouvons
la lagune de Sidi Bouraba, où nous faisions du
canoë. La route traverse la forêt de
Marmora, forêt de chênes-lièges, et sur le bord,
des tonnes d'oranges sont offertes aux touristes. Je me laisse tenter
par une caisse de 20 kg à 10 F (un dirham un franc environ).
Elle nous servira chaque fois que nous n'irons pas au
restaurant. Puis nous revenons par Salé, qui
est la médina de Rabat. Nous suivons involontairement un
enterrement : la camionnette 2 CV, découverte, suit le
cortège. Sur la camionnette, le mort, emballé dans un
drap vert pomme et posé sur un autre drap, rose. Le mort est
veillé par quatre Marocains assis aux quatre coins de la
plate-forme. Nous arrivons au cimetière
musulman : une immense esplanade herbeuse - et l'herbe est
très verte au Maroc en cette saison - qui sert de jardin
public, émaillée de pierres dressées. Les gosses
jouent en sautant par-dessus les pierres. Nous le traversons pour
aller jusqu'à la mer, dont on est séparé par de
gros remparts en briques rouges, restes de fortifications
militaires, Nous achetons quelques vanneries,
spécialités de Salé, ainsi que de ravissantes
poteries, qu'on appelle des « petits Salé ». Puis nous retrouvons Luc au splendide
mausolée de Mohamed V, construit tout près de la tour
Hassan. Le mausolée est une reproduction marocaine des
Invalides. Des gardes à cheval devant la porte accédant
aux escaliers monumentaux, huit gardes entourant le mausolée
lui-même. A l'intérieur, un garde à chaque angle.
Près du tombeau, un Arabe assis en train de lire le
Coran. En même temps que nous visite un
émir d'Arabie séoudite avec sa suite. Il paraît
qu'ils sont nombreux à se faire construire quelque chose au
Maroc. En face du mausolée,
l'esplanade, pleine de restes de colonnes, avec au bout la tour
Hassan (44 m). Ce sont les restes de la plus haute mosquée,
datant du XIIème siècle, mais qui n'a jamais
été achevée. Le temps et un tremblement de terre
au siècle dernier n'ont laissé que des vestiges de
cette mosquée. Elle couvrait 2,5 ha... Il est au moins 13 heures. Nous allons
au restaurant « le
Français »
où nous mangeons un délicieux tajine, ragoût
marocain au citron, à la cannelle et aux amandes. L'après-midi, Luc nous quitte
à nouveau, et nous allons visiter le Chellah, origine de la
ville de Rabat. Ce sont les restes d'une vieille ville, datant du
XIIIème siècle, mais faisant suite à une
ville romaine. Le tout entouré de gros remparts rouges.
Nous pénétrons ensuite
dans la Kasba des Oudaias, dont la création remonte au
Xème siècle. Nous la traversons pour aller
voir l'atelier de tapis. Nous sommes ahuris de voir des petites
filles de cinq, six ans, s'affairer au métier et faire leurs
noeuds, qu'elles coupent ensuite avec un vieux canif non
aiguisé. Puis nous allons au Jardin des Oudaias,
entouré de remparts tapissés de volubilis, où
nichent les cigognes, oiseau que nous verrons dans tout le
Maroc. Un gamin de treize à quatorze
ans me demande si Geneviève est ma fille. Il me dit alors :
« ben ; je te la prends
contre vingt-cinq chameaux ! » Comprenant la plaisanterie, je lui dis :
« oui d'accord !
» Mais ma pauvre fille ne
l'a pas compris ainsi, et s'est mise à pâlir et à
s'effondrer en pleurs...! Je laissais Henri terminer avec Pierre et
Elisabeth la visite des Oudaias, tandis que, assise sur un muret, je
remontais le moral de ma fille...! Comme nous le verrons dans toutes les
villes, nous sommes continuellement assaillis par des enfants ou des
jeunes qui veulent nous guider, ou garder notre voiture, ou seulement
nous réclamer une petite pièce. Dix ou vingt centimes
leur suffisent généralement, mais il faut beaucoup de
monnaie et c'est agaçant. Nous rentrons enfin, mais pas sur Casa
: sur Nouasseur, où nous allons chercher les parents
d'Elisabeth. Nous nous arrêtons en route pour manger des
brochettes (il est 19 heures) dans une arrièrre-boutique sans
fenêtres et dont la propreté est fort douteuse, mais une
sauce bien relevée, au cumin, et de bonnes galettes de pain,
nous feront presque oublier la saleté environnante. Nous
trouvons là, en sortant, un petit Marocain voulant à
tout prix me faire acheter des colliers de petits coquillages : six
pour 5 F. Il me montre une pièce de dix pence (anglaise), dont
il ne sait que faire et que je lui change, puis Luc lui donne deux
grosses bobines de fil de coton, qui traînaient dans sa
voiture. La joie discrète de ce gamin était
extraordinaire. Finalement il a tenu à offrir un collier
à Geneviève : « parce que tu es gentille pour moi
» m'a-t-il dit. C'est lui
qui va chercher ces coquillages à la mer, puis sa mère
les enfile sur un fil nylon. Nous voyons les parents Lalain
débarquer. Nous sympathisons tout de suite. Monsieur fait
beaucoup plus âgé que Madame, qui fait sûrement
moins que son âge. Elle a eu ses enfants dans le même
laps de temps qu'Arlette (1942 à 1958), et doit avoir son
âge. Monsieur approche de soixante-dix ans. Nous repartons donc
sur Casa après les inévitables formalités de
douane, pendant lesquelles Madame Lalain a retrouvé sa valise
présentée à la douane par un monsieur qui n'en
était pas le propriétaire...! Retour de nuit à
Casa et coucher tôt car c'était au tour des Lalain
d'avoir une journée de vingt-six heures ! Ils sont en forme et
décident de nous accompagner dans la tournée que Luc
avait organisée pour nous. Le mardi, donc, après un petit
déjeuner pris tous ensemble chez les Luc, nous partons,
à huit dans nos deux voitures, en direction de Timerdoudine,
une des mines de Luc. Nous passons à Kasba-Tadla, à
Oued-Zem, où nous avons une pensée émue pour les
Aline, qui y ont vécu deux ans, et pour Augustin, qui y
était contrôleur civil au moment des fameux massacres.
La radio en France nous avait appris sa mort, mais il s'agissait de
son adjoint. Pendant ce temps, Arlette accouchait à Casa de
Michel. Puis nous passons à Boujad,
très jolie petite ville qui s'était aussi
soulevée à cette époque (fin 1955, je crois).
Sur la route depuis Casa, des champs de blé à l'infini,
d'un vert tendre encore, des chameaux et des ânes croulant sous
leur charge. De Kasba-Tadla à Boujad, des
crassiers de mines (phosphates). Nous faisons quelques achats pour
manger, car il n'y a pas de brochettes dans la ville. Et surtout,
nous faisons réparer les roues de secours des deux voitures.
Toutes deux avaient été réparées, mais la
réparation n'avait pas tenu ! C'est classique, hélas,
et Lue a l'habitude de ces choses-là ! A Boujad, nous quittons la grande
route. Nous nous arrêtons pour pique-niquer dans un paysage qui
rappelle les alpages français ! Partout des fleurs
ravissantes, mais si on regarde bien, on découvre partout des
bergers avec quelques bêtes. Nous reprenons la route et arrivons
très vite sur une piste. Il faut conduire sportivement! et
essayer de mettre ses roues dans les traces de celles de Luc !! A un
moment, Henri a voulu prendre un peu d'indépendance, et nous
voilà dans une cuvette pleine de glaise... Nous descendons et
poussons. La voiture bleu clair est barbouillée de taches
noires ! Plusieurs fois, notre voiture touche le sol ! Puis nous
voyons la voiture de Luc arrêtée. Nous nous demandons
pourquoi ? Il s'agit de passer un gué ! Luc vient vers nous
« Vous
accélérez à fond et vous avancez avec
l'embrayage, sinon l'eau rentre dans je ne sais plus quoi...
» Alors il y va. Nous
regardons. Henri éclaeé d'un grand rire... et
s'élance à son tour ! Ouf! nous sommes passés
sans encombre, applaudis par les parents Lalain ! La piste s'améliore petit
à petit (mais reste toujours en terre), et au bout de quatre
heures de route, nous arrivons enfin à Timerdoudine (un peu
plus de 1.000 m d'altitude), perdue dans la montagne. Le paysage que
nous avons traversé n'avait pas un arbre, mais partout des
tentes noires avec quelques personnes autour. Les messieurs mettent un casque et vont
dans la mine, tandis que les dames, sous un petit orage, vont chez le
chef de mine, Agourame, qui les fait entrer : trois pièces
successives, non meublées. Nous en traversons deux et entrons
dans la troisième, couverte dans la deuxième
moitié de tapis épais et moelleux. Dans un coin, de
nombreux autres tapis bien pliés et rangés, signes de
leur fortune. Nous nous déchaussons et nous asseyons par
terre. Agourame commande le thé à la menthe à sa
femme, qui nous l'apporte et s'en va ! Nous demandons qu'elle puisse
rester, ce qu'elle fait, mais en restant sur le bord du tapis. Une
jeune soeur orpheline vit avec eux depuis longtemps. Au bout d'une
heure, les messieurs arrivent et prennent place près de nous
en attendant Luc, qui avait du travail. Son travail consiste à
estimer le filon (ici, c'est de l'antimoine) et à faire
prendre telle ou telle direction à la galerie. La vitre de notre voiture est
tombée au fond de la portière, sans possibilité
de la relever, ce qui est gênant pour la pluie, le froid et le
vol ! Les messieurs arrivent à la bloquer
fermée. Nous repartons vers 18 à 19
heures. Luc tient à nous faire dormir à Azrou, car il
connaît bien les hôtels du coin, et celui-ci est
chauffé...! C'est utile la nuit, car nous sommes en
altitude. En repartant, toujours sur la piste,
nous assistons, à la tombée de la nuit, à une
petite fantasia, faite en l'honneur d'un nouveau « hadjdj » du village, un homme de retour de La Mecque.
Quelle aubaine pour nous ! Mais la piste a eu raison de nos roues
! Les deux voitures ont une roue crevée. Nous nous
arrêtons à Khenifra pour faire réparer, et
pendant ce temps, nous allons dîner à l'hôtel de
France. Repas toujours copieux pour 15 à 20 F maximum.
Nous faisons quelques achats, des
babouches pour Louis, un coussin pour Jérôme, chez des
marchands qui connaissent bien Luc. « Ah ! si vous êtes
avec Monsieur Jaillard, je vous fais un prix ! Pas un prix pour
touriste ! » Puis, et c'est le regret de ce voyage,
nous rejoignons Azrou de nuit à toute vitesse. Luc conduit
très vite et Papa a du mal à suivre, mais Luc nous
attend à chaque changement de direction. A partir de Khenifra,
nous savons que c'est une route que Joseph a fait en 1969 à
moto. Nous arrivons vers 22 heures 30
à Azrou (1250 m), dans un très bel hôtel :
hôtel du Panorama. Notre chambre est un peu plus
encombrée qu'à Casa : un grand lit plus deux lits en
90, dans une même pièce, plus salle de bain,
chauffée le soir. Le matin, nous nous réveillons
avec le soleil qui tape dans nos volets. Nous les ouvrons et
découvrons un superbe paysage de cèdres. Nous nous
levons vite et allons nous promener tous les quatre dans des chemins
bordés d'arbres superbes. On se croirait dans le massif
Central. Nous voyons que nous sommes à l'écart de la
ville. Mais Azrou est un centre artisanal important. Nous rentrons
à l'hôtel et trouvons les Luc et les Lalain
installés devant leur petit déjeuner. Nous en faisons
autant. Puis visite de la coopérative
artisanale. Là, nous voyons travailler le bois (cèdre
et citronnier) ; accroupis par terre, les hommes font des pieds
entrelacés comme le nôtre, des chaînes
taillées dans la masse. En fait c'est de la sculpture
d'inspiration africaine. Nous visitons l'atelier de tapis, où
travaillent des dizaines de petites filles à partir de quatre
à cinq ans sur des métiers de haute lisse, tapis ras ou
tapis de haute laine, tous aux points noués. Une matrone,
gourdin à la main, surveille cette ruche bourdonnante. De
l'autre côté de la rue, une sorte de cité
troglodyte où habitent ces femmes, qui sont parait-il toutes
d'une même tribu. Les fillettes ne sont pas du tout
payées jusqu'à l'âge de seize ans. Ensuite, les
femmes gagnent tout juste de quoi acheter leur pain... Rien de plus
! Il y a aussi de très belles
pierres, taillées ou non. Luc se laisse tenter par un cendrier
taillé dont la pierre grise laisse apparaître des
ammonites. Il paraît que ce gisement touche à sa fin. Je
lui offre le briquet assorti, encastré dans une pierre
analogue, de forme cubique. Puis nous partons pour Fès. Nous
arrêtons notre voiture sur une hauteur qui nous permet de
dominer la ville, ou plutôt les villes, de Fès. Une
nuée de gamins nous assaille pour garder la voiture ou
simplement pour avoir une petite pièce. Henri leur donne deux
bouteilles d'Orangina vides que nous traînons depuis Boujad. La
consigne leur permet d'acheter quelques pains. Mais Luc est
absolument furieux ! Il ne faut jamais donner pour donner, mais
seulement pour remercier d'un service rendu ! Il veut nous emmener à la
médina, mais il a souvenir d'une médina noire de monde
où les vols sont rendus invisibles par la compression des gens
! Aussi, il exige que nous nous débarrassions de nos sacs,
porte-feuilles, etc. On va dans un coin désert pour cacher
tout cela dans la malle, puis, en voiture, nous arrivons à
l'entrée de la médina, où il confie nos voitures
à un gardien (bien fermées tout de même !). Luc
nous assure que nous pouvons être tranquilles. Un gamin de douze à treize ans
nous propose d'aller voir la fabrique de tapis de son père.
Luc et Elisabeth, sans nous l'avoir dit pensaient à l'achat
d'un tapis, mais ne s'étaient pas encore
décidés. Nous suivons donc le gamin, qui, par un
dédale de ruelles, vrai labyrinthe dans lequel on
déconseille de s'aventurer seul, nous emmène dans une
superbe maison marocaine datant du XIVème siècle. En guise de fabrique, il s'agit
d'une coopérative de tapis. On nous fait asseoir (il est 11
heures 30), et on nous sert le thé à la menthe. Puis on
présente à Luc et Elisaheth toutes sortes de tapis. En
moyenne, 1.500 F pour un tapis de haute laine de 3,5 m sur plus de 2
m. Ils choisissent au bout d'une heure et demie d'hésitations,
exactement celui que j'aurais pris (mais je ne l'avais pas dit !):
blanc avec un tour marron et un dessin géométrique au
centre. Nous en sortons vers 14 heures, assez affamés. Nous
nous promenons parmi les artisans. Un gamin de neuf à dix ans
martèle un plat en fer orné de fils d'argent. Les
dessins sont préparés, et il incruste habilement ce fil
d'argent extrêmement fin. C'est là aussi que nous
achetons le pouf de Paul et une gandoura pour Papa ! Avant d'aller manger des brochettes,
nous visitons une medersa, sorte d'université ancienne pour
les étudiants étrangers à la ville. Les murs,
tantôt en pierre, tantôt en plâtre, tantôt en
bois de cèdre, sont tous couverts de versets du Coran.
Nous nous arrêtons enfin pour
manger des brochettes de viande hachée... faites devant nous !
Nous mangeons dans une arrière-boutique sombre et sale...
J'avoue que je mange avec peu d'appétit ces brochettes bien
pétries avec des mains sales ! Elisabeth achète du
fromage pour Pierre, et rapporte deux bouteilles de boisson. Notre
hôte trouve un verre plein de marc de café. Il le lave
dans un bidon d'eau près de nous, et nous l'offre après
l'avoir bien gratté...! Nous préférons boire au
goulot... ainsi que les Lalain ! Nous quittons Fès pour
Meknès (60 km). A mi-chemin, nous nous arrêtons
près d'un petit pont, dont j'ai retrouvé la photo dans
les clichés de Joseph (de 1969), pour manger des
oranges. Nous arrivons enfin à
Meknès, où Luc nous laisse à l'hôtel
Continental, vers 17 heures. Sa voiture continue sur Casa pour
préparer les festivités du vendredi. Nous nous
installons à l'hôtel, puis, en voiture, nous essayons de
retrouver ce que nous connaissions : d'abord la clinique Cornette,
où j'ai accouché de Joseph. Inchangée, sur une
place plantée de superbes palmiers. Nous reconnaissons bien.
Le docteur Cornette exerce toujours, mais a vendu sa clinique il y a
six mois environ. Nous partons à la recherche de
l'hôtel de Bretagne, où nous avons fait deux
séjours : le premier mois passé au Maroc, et les deux
derniers (en 1951). Il existe toujours, mais ne fait plus
hôtel. Il est habité par des Marocains. A
côté, nous retrouvons la cité des officiers,
où nous avons habité un mois, mais nous n'osons y
entrer. Nous faisons un tour vers la base aérienne, puis
recherchons l'église où Jo a été
baptisé. Nous la retrouvons, mais elle est englobée
dans un ensemble de bâtiments qui abritent un collège
marocain. Bien fatigués, nous allons
dîner au restaurant, puis nous nous couchons. Le lendemain, nous partons à la
découverte de la ville arabe. Nous sommes accostés par
un jeune Marocain qui veut nous servir de guide pour la visite de la
médina. Je me sens plus à l'aise avec un guide... que
l'on paye cinquante centimes...! C'est là que nous achetons la
couverture rapportée pour Etienne. En revenant à la
voiture, je donne 1 F au garçon, qui me répond :
«Tu as été
très gentille avec moi ; je ne veux rien !
» Je suis très
étonnée et le remercie. Puis nous prenons la voiture pour faire
le tour de la ville impériale et de ses remparts. Joseph avait
aussi été très impressionné par les
remparts, et les nombreuses portes, dont il a pris plusieurs
photos. Nous visitons le tombeau de Moulay
Ismail (en nous déchaussant auparavant). Ce Moulay Ismail qui
avait une armée de cent cinquante mille esclaves, dont de
nombreux chrétiens. Puis nous quittons Meknès pour
Volubilis, immense ville romaine à 80 km de Meknès, que
nous avions vue en 1951, et que Jo a découvert avec grand
plaisir en 1969 (voir son rapport de voyage et ses photos).
Pierre se fait notre guide, et nous
déambulons au milieu des huileries (une cinquantaine), des
boulangeries, des thermes, d'une immense basilique civile. Je pense
que c'est sur le haut de ses murs que Joseph est monté, puis,
arrivé en haut, a été pris de panique pour
redescendre (voir son rapport). Nous découvrons de somptueuses
mosaïques entières dans des maisons dont le plan est
très bien conservé. Cette ville dut abriter vingt mille
habitants, mais elle voit son déclin au IIIème siècle. De Volubilis, nous prenons la route de
Moulay Idriss (3 à 4 km), ville sainte qui abrite le tombeau
de Moulay Idriss (VIIIème siècle), qui fonda Fès. Les
Européens ne peuvent approcher du tombeau. Nous nous promenons
un peu dans ces ruelles, achetons quelques nougats, que Joseph
signale dans son rapport, et nous partons pique-niquer sur les
hauteurs dominant la ville. Puis nous reprenons la route. Nous
essayons de prendre des petites routes pour voir autre chose, mais le
danger est si grand que nous reprenons la grande route dès que
possible. On ne peut se croiser sur les routes jaunes du guide
Michelin, et les camions, très nombreux, ne feront jamais rien
pour se serrer un peu. On se trouve donc sans arrêt sur le
bas-côté ! Mais nous avons ainsi traversé des
hectares et des hectares d'orangers. Retour à Casa juste après
le dîner. Nous n'avons rien de prévu
jusqu'à 10 heures 15, heure de départ pour le consulat.
Nous restons donc à l'hôtel et écrivons quelques
cartes. A 10 heures 15, nous partons de chez Luc pour aller chercher
le témoin d'Elisabeth, une charmante jeune Marocaine
mère de deux enfants. Arrivés au consulat, nous faisons
quelques photos dans ce superbe jardin. Le témoin de Luc lui
amène un superbe noeud papillon en papier rose pour remplacer
sa cravate, inexistante bien sûr ! Ah ! ces enfants Jaillard
! Le nouveau consul
général, M. Johannet, a remplacé M. Dufour. Il
célèbre aujourd'hui son premier mariage ! Il nous dit
quelques mots très aimables mais a laissé sur la table
sa superbe écharpe tricolore (oubli ou fait exprès
?). Nous mitraillons les jeunes
mariés, la famille, les amis venus assez nombreux à
cette occasion. Puis, rendez-vous aux « Provinces françaises
», club des provinces, qui
fait restaurant. Nous sommes treize à table : nous huit, le
ménage Champalle, très sympathique, les Hubert, de la
Sotrarem, et « Miss Piot
», secrétaire de
direction de la Sotrarem, que tout le monde surnomme « la mère de Luc
» ! Excellent repas ! Boudin blanc aux
raisins secs, chateaubriand « missi » (sur canapé et avec médaillon de
foie gras) avec haricots et pommes dauphine, fromages variés
et superbe omelette norvégienne. Luc avait pensé
à Pierre, qui a eu une bonne omelette. Café et
pousse-café. Parmi les bouteilles, une vipère confite
dans le marc. Nous sortions de table vers 16 heures,
et nous nous retrouvions vers 18 heures dans un appartement de la
Sotrarem pour la réception du soir. Pierre et Geneviève
étaient happés par les Champalle pour aller retrouver
leurs deux filles du même âge. Pendant ce temps, nous allions au port
pour essayer de trouver l'endroit où Jo et Odile
étaient restés amarrés. Les clubs étaient
fermés. Pas vu grand-chose. Nous nous promettons d'y retourner
avec les Pey. A 18 heures, réception
sympathique : quarante personnes. Le président de la Sotrarem
(marocain) et le directeur (français) étaient partis en
mission. Leurs épouses étaient là. J'ai voulu
faire des frais à Madame la Présidente, mais elle ne
dit pas un mot de français...! Je parlais longuement à
M. Lachan, un grand ami des Augustin. Luc s'est donné beaucoup de mal
pour tout organiser. Coucher vers minuit. Le matin, nous nous reposons un peu, et
puis courons vers la médina pour retrouver à
Benoît un plateau à peu près identique à
oelui qu'il s'est fait voler ! Luc nous indique tout cela et nous
trouvons à peu près l'analogue. Pierre achète un
poignard et un fusil (1,50 m). C'est moi qui le porterai au retour,
emballé dans un beau papier jaune vif ! A midi, nous allons déjeuner
chez les Pey. Accueil très aimable, repas délicieux,
jolie maison dans un quartier de villas européennes, mais de
plus en plus habitées par des Marocains. Après le repas, nous passons
chez Luc récupérer Pierre, puis nous allons au port.
Ils nous montrent le coin de jetée où était
amarrée Morgane durant les trois mois qu'elle a passés
au Maroc. Nous parlons au responsable marocain d'un club, à
qui Jo avait écrit des Etats-Unis. Il nous donne cette
lettre. Nous prenons quelques photos, puis
partons avec les Pey en longeant l'océan jusqu'à
l'aquarium. Visite intéressante mais rapide car c'était
presque l'heure de la fermeture. Enfin, les Pey nous emmènent
devant une chapelle où il y avait une messe à 19
heures, à 500 m de l'océan, dans un très beau
quartier. En attendant l'heure, nous restons face à
l'océan... Retour vers 20 heures 30 chez les Luc,
où nous dînons tous ensemble. Nous nous levons de bonne heure pour
aller faire le tour des marchés de Casa : fruits et
légumes de toutes sortes, à des prix qui nous semblent
très bas. Nous refaisons un tour à la nouvelle
médina, et trouvons un beau plateau de cuivre sur pieds
à 40 F ! Nous l'achetons, ainsi qu'une théière
en étain pour Luc (35 F !). Luc avait en effet demandé
à la Sotrarem une théière en étain pour
son mariage. Trouvant sûrement que ça ne pouvait faire
l'objet d'un cadeau de mariage, ils lui ont offert un ensemble en
argent pour faire le thé : deux plateaux sur pieds avec
théière, et trois coupes avec couvercle : une pour le
thé, une pour la menthe, et une pour le sucre. Le tout
très travaillé. Il fallut ensuite faire les bagages et
partir à midi de Casa pour prendre l'avion à 14 heures.
Ce n'était pas trop de marge ! Une foule et une cohue
indescriptibles aux guichets de l'aéroport...! Nous avons pris un Boeing 737 (deux
réacteurs) jusqu'à Madrid, avec atterrissage et donc
descente à Tanger. De Casa à Madrid, nous avons
très bien vu le sol ! A Madrid, nous attendons
indéfiniment nos valises, pour constater que l'une d'elles
avait bloqué le tapis roulant, et on nous la rendait en
accordéon. Grâce à Dieu, il n'y avait presque
rien dedans, et en tout cas rien de fragile. Mais la valise est
inutilisable ! A Madrid, nous reprenons un Airbus, et
à Orly, nous trouvons Louis qui nous attendait. Ainsi s'est terminé notre petit
voyage, qui a rempli notre coeur de souvenirs ensoleillés,
joyeux ou tristes... Le Maroc est un beau pays, mais il faut
s'habituer aux habitudes des Marocains et mille aventures peuvent
vous arriver si vous n'y prenez garde... Je vous souhaite tout de
même d'y aller un jour... Odile
JAILLARD In La gazette de l'île Barbe n° 12 Printemps
1993
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