Messe pour Frédéric Ozanam

 

Je vous remercie de m'avoir donné la joie de célébrer ici cette eucharistie en l'honneur de Frédéric Ozanam. J'ai déjà célébré ici un certain 8 décembre - où l'on gelait, d'ailleurs - la messe de fiançailles de Michel Jaillard et de Myriam Clayette. Je les connais bien, puisque je les ai retrouvés à Grenoble. J'ai répondu hier à une carte de Michel pour lui dire combien nous les porterions dans notre prière.

Ce que j'ignorais alors, ce sont vos liens de parenté avec Ozanam. Ainsi donc, Frédéric Ozanam est venu à l'île Barbe dans la maison Jaillard et il a prié dans cette chapelle. Dans la livraison d'automne 1997 de la Gazette de l'île Barbe, vous avez publié la très belle lettre que Frédéric envoya à Madame Pierre Jaillard, «la meilleure et la plus chère amie de sa mère», lorsqu'il apprit à Paris la mort de son cousin Pierre Jaillard.

Notre célébration a lieu le jour où l'Église célèbre la Fête du Saint Sacrement, celle qu'on appelait autrefois la Fête-Dieu. Que Frédéric Ozanam nous obtienne d'avoir, autant que lui, le sens de l'eucharistie, qui pour lui était une « visite » de Dieu !

 

J'étais de ceux qui attendaient depuis longtemps la béatification de Frédéric Ozanam et j'ai vivement regretté qu'un service pastoral ne m'ait pas permis d'aller à Paris pour la célébration de Notre-Dame.

Lorsque je donnais un cours aux facultés catholiques sur l'enseignement social de l'Église - c'était dans les années 1955-1964, j'avais eu l'occasion d'étudier la période des débuts de la révolution industrielle dans le deuxième tiers du XIXe siècle, en particulier la révolution de 1830, qui mit fin à la dynastie des Bourbons, et la révolution de 1848, qui mit fin à la royauté et instaura la république. J'avais été frappé de la place te-nue alors par Frédéric Ozanam, par ses travaux et par ses initiatives. Je l'ai toujours considéré comme le précurseur le plus représentatif, à son époque, de l'enseignement social de l'Église, dont la première expression officielle, l'encyclique Rerum novarum de Léon XIII, lui est postérieure d'un demi-siècle.

Je ne peux aborder ici ce matin qu'une seule question. Je partirai des prises de position d'Ozanam, au moment de la révolution de 1848 et je les comparerai à quelques lettres écrites en 1831 et à la brochure publiée par lui le 20 juillet 1831, Réflexions sur la doctrine de Saint-Simon. C'est bien la même personne qui écrit, l'homme dans sa maturité en 1848, adolescent en 1831. C'est un homme de foi, habité par la même passion de la vérité, de la justice et de la charité. Mais le contraste est si fort dans la pensée qu'on ne peut pas éviter la question : comment Ozanam a-t-il pu évoluer à ce point?

 

L'homme mûr

 

 

En ce qui concerne la position d'Ozanam en 1848, quelques traits.

Professeur en Sorbonne, remarquable historien du Moyen Âge, il incline à comparer la terrible époque de la Civilisation du Vème siècle aux secousses qui agitaient l'Europe de 1848: « Dans les événements de Rome, de Paris, et aujourd'hui de Vienne, on entend déjà la voix qui dit : Ecce facio caelos novos et terram novam. Depuis la chute de l'Empire romain, le monde n'a pas vu de révolution pareille à celle-ci. » Il est convaincu par ses études que « la démocratie est le terme naturel du progrès politique. »

Ozanam prend une part active au lancement de l'Ère nouvelle. Citons-le dans l'un des premiers numéros (19 avril) : « Le devoir est, à nos yeux, dans une adhésion sincère à la république, dans l'adoption de la démocratie. Pas de regrets inutiles, plus de retour vers un passé fini, plus d'espérances trompeuses qui créeraient à la société les plus graves périls.»

Après les journées révolutionnaires de Juin, il fut de ceux qui supplièrent l'archevêque de Paris d'intervenir comme médiateur. Monseigneur Affre accepta, voulut partir seul, et il tomba en plein quartier ouvrier, victime d'une balle perdue.

Ozanam parla plus fort: « Vous avez écrasé la révolte, criait-il aux "gens de bien", il vous reste un ennemi que vous ne connaissez pas assez : la misère. » Il s'adresse aussi aux prêtres: « Défiez-vous de ceux qui calomnient le peuple... Le temps est venu de vous occuper de ces pauvres qui ne mendient point, qui vivent ordinairement de leur travail. » Et il ajoutait ces mots que, pour ma part, j'ai souvent médités : « Ne vous effrayez pas quand de mauvais riches, froissés de vos discours, vous traiteront de communistes, comme on traitait saint Bernard de fanatique et d'insensé. »

En reprenant ses cours à la Sorbonne, Ozanam peut affirmer : « En reparaissant devant vous, après les grands événements qui viennent de s'accomplir, je suis heureux de ne trouver dans mes souvenirs de six années de leçons aucune parole que j'aie à retirer aujourd'hui. »

Il faudrait aussi citer des passages de la déclaration d'Ozanam se présentant aux élections du Rhône, en dépit de ses réserves personnelles:

"La révolution de Février n'est pas pour moi un malheur public auquel il faut se résigner ; c'est un progrès qu'il faut soutenir. J'y reconnais l'avènement temporel de l'Evangile exprimé par ces trois mots : liberté, égalité, fraternité.

"Je veux la souveraineté du peuple. Et comme le peuple se compose de l'universalité des hommes libres, je veux avant toutes choses la sanction des droits naturels de l'homme et de la famille... la liberté des personnes, la liberté de la parole, de l'enseignement, des associations et des cultes.

« Je veux la constitution républicaine, avec l'égalité de tous, par conséquent le suffrage universel pour l'Assemblée nationale.

« Je veux la fraternité avec toutes ses conséquences. Je défendrai le principe sacré de la propriété, mais aussi les droits des associations d'ouvriers entre eux, les droits du travail, enfin les travaux d'utilité publique. »

 

L'adolescent en 1831

 

Or que pensait Frédéric dans les années 1830? Deux textes suffisent à nous en donner une idée.

D'abord une lettre à son confident intime, Auguste Materne, en juillet 1880. Frédéric sent qu'un fossé commence à se creuser avec Auguste, dont il était Si proche. Il en souffre et il achève sa lettre par un résumé de ses sentiments:

«Je veux le roi Charles X.

« Je veux la charte constitutionnelle.

«Je veux la mise en accusation des ministres.

« Je renie le gouvernement provisoire.

« Je renie le duc d'Orléans pour roi.

« Je déteste tous les actes illégaux qui sont commis.

« Je désapprouve la commission lyonnaise.

« J'estime la garde nationale et je lui souhaite de meilleurs chefs.

« Je suis et je serai toujours le sujet fidèle de Charles X

« Je suis et serai toujours ton ami. »

On comprend qu'un fossé, allant jusqu'à la rupture, se soit peu à peu creusé entre ces deux amis : « Je suis carliste et toi presque républicain.

Autre témoignage de la même époque. Une « mission » de saint-simoniens débarque à Lyon. En fait, il s'agit de membres de « l'Église saint-simonienne » qui donnent à Lyon plusieurs conférences, inspirées par la pensée du maître. Frédéric publie deux articles dans le journal libéral le Précurseur ; et il rédige une plaquette, qui paraît le 20 juillet.

Ozanam distingue, à juste titre, la théorie de Saint-Simon, qui est une certaine vision de l'histoire, et ses orientations pratiques.

Au nom de l'histoire, Ozanam critique l'analyse faite par Saint-Simon de l'évolution du christianisme au cours des derniers siècles. Il récuse le « nouveau christianisme »

ché par les saint-simoniens refusant les dogmes fondamentaux du christianisme pour n'en retenir qu'une morale, des principes de fraternité, de justice et de solidarité en les mettant au service de la transformation de l'ordre temporel.

En bref Ozanam critique une vision de l'histoire de l'Eglise qui est erronée, sans prêter assez d'attention au programme d'action politique visant à s'attaquer à la question sociale. Il demeure par trop démuni devant un programme qui vise à réformer profondément le système industriel; de ce point de vue, il se borne à défendre le droit de propriété et l'institution familiale.

  J'en ai assez dit pour mettre en relief le fossé qui sépare Ozanam des années 1830 et l'Ozanam de 1848. C'est le 2 novembre 1831 que Frédéric Ozanam part pour Paris, puisqu'il n'y a pas alors de faculté de droit à Lyon. Remarquons-le, quelques jours avant, dans une lettre à son ami Falconnet, il reconnaissait avoir beaucoup à apprendre sur "le grand problème social".

 

Les causes d'une évolution

 

Quels sont les événements qui ont permis révolution de Frédéric Ozanam?

Il y a d'abord l'atmosphère intellectuelle de Paris. Frédéric Ozanam, qui loge chez Ampère, rencontre le clan rationaliste des saint-simoniens, Cousin, Benjamin Constant, Quinet, mais aussi ses anciens maîtres, Chateaubriand, Ballanche, de Bonald, et enfin la nouvelle école libérale, celle de Lamennais, peu de temps avant la suppression de l'Avenir et la condamnation de Lamennais.

Dans un deuxième temps, il y eut l'entrée d'Ozanam à la pension Bailly, qu'il rencontre le 8 avril 1833. Bailly avait fondé une "Société d'études littéraires", à laquelle s'agrège immédiatement Ozanam. Il est certain qu'il y a acquis une meilleure connaissance de la société, de la révolution industrielle et de ses conséquences. Cette conférence Bailly devient ensuite la "Société d'études historiques" - dont Ozanam devient l'animateur.

Puis vient la fondation de la « Conférence de charité », dont l'objectif était double : pratiquer la charité avec la priorité évangélique donnée aux pauvres, - et d'autre part apprendre à mieux connaître les formes de la pauvreté, d'en découvrir les causes et éventuellement des remèdes. Frédéric Ozanam est non seulement l'inspirateur du groupe qui, avec Emmanuel Bailly, a fondé, à Paris mais aussi à Lyon, les Conférences Saint-Vincent-de-Paul, mais aussi un professeur qui, sans avoir la science économique nécessaire, insiste vigoureusement sur la nécessité de réformer profondément la société. Il faut signaler enfin l'ouverture missionnaire de ce catholique qui a le sens de l'universalité de l'Église. Il collabore à Lyon, puis à Paris, à « l'oeuvre de la Propagation de la foi », fondée à Lyon par Pauline-Marie Jaricot. Rédacteur en chef de son bulletin, les Annales, Ozanam apprend à voir toutes choses sur un plan mondial.

Au contact des pauvres avec qui il entre en relations, Ozanam réfléchit sur les causes de la pauvreté et de la misère. Il prend conscience de la nécessité d'opérer une réforme totale des institutions sociales et politiques.

Une lettre exprime fortement cette nécessité: « La question qui divise les hommes de nos jours n'est plus une question de formes politiques, c'est une question sociale : c'est de savoir... Si la société n'est qu'une grande exploitation au profit des plus forts ou une consécration de chacun pour le bien de tous et surtout pour la protection des faibles. »

Avant Karl Marx, Ozanam dénonce le conflit dans la société de deux classes rivales, les riches et les pauvres, et il prend conscience de l'exploitation de l'homme par l'homme, en percevant ce que devrait être l'avenir : « L'exploitation de la nature par l'homme associé à l'homme, tel est le tableau que présente l'avenir. »

Les deux formes de la parole de Dieu

 

Demandons-nous pour conclure quel est le secret de cette vie de laïc engagé au service de la société et de l'Église. On le trouve dans la méditation que Frédéric Ozanam a écrit le jour de ses quarante ans, le 23 avril 1853, l'année de sa mort:

"Il est écrit au commencement du Livre que je doit faire votre volonté et j'ai dit : Je viens, Seigneur, je viens Si vous m'appelez et je n'ai pas le droit de me plaindre. Vous m'avez donné quarante ans de vie... Si je repasse devant vous mes années avec amertume, c'est à cause des péchés dont je les ai souillées, mais quand je considère les grâces dont vous les avez enrichies, je repasse mes années devant vous avec reconnaissance. Quand vous m'enchaîneriez sur un lit pour les jours qui me restent à vivre, ils ne suffiraient pas à vous remercier des jours que j'ai vécus. Ah! Si ces pages sont les dernières que j'écris, qu'elles soient un hymne à votre bonté".

La spiritualité de Frédéric Ozanam se nourrit à la fois de la méditation de la parole de Dieu et d'une réflexion sur les événements. Selon le Père de Caussade, « Dieu nous parle de deux manières: par sa parole écrite, l'Ecriture; par sa parole exécutée, les événements. » Ces événements sont d'ordre personnel, familial, professionnel, national. Ils sont joyeux : l'éclosion d'un amour, une naissance, une amitié partagée, un diplôme, une situation professionnelle. Ils sont douloureux: un départ, un deuil, une maladie, la mort. Ils sont souvent ambigus : des journées révolutionnaires, une initiative risquée...

Ozanam a su chercher chaque jour à voir un appel de Dieu dans tous les événements qui l'atteignaient et il s'est efforcé de discerner la volonté de Dieu dans la prière et la méditation de l'Écriture.

N'était-ce pas déjà ce que fut l'intuition de Jean XXIII parlant de la lecture des « signes des temps », formule précisée par le concile : « Le peuple de Dieu s'efforce de dis-cerner dans les événements, les exigences et les requêtes de notre temps les signes véritables de la présence ou du dessein de Dieu » (Gaudium et spes, n° 11).

 

Monseigneur Gabriel MATAGRIN, ancien évêque de Grenoble,

membre titulaire de l'Académie delphinale, chevalier de la Légion d'honneur,

commandeur de l'Ordre national du Mérite.

In La gazette de l'île Barbe n° 33

Eté 1998

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