« Nous, on... »

 

Le lecteur très attentif aura remarqué que la Gazette n'applique pas les récentes «corrections» onhographiques : l'usage, bon ou mauvais, ne se décrète pas. Ce disant, nous rejoignons un combat de notre grand-père Henri Jaillard, que nous croyons reconnaître à l'origine de cet anicle.

 

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« Vous rendriez vraiment service à notre langue, dont la précision était naguère une caractéristique, nous écrivait un lecteur de Lyon, si vous convainquiez les Français que on ne veut pas dire je ou nous Hélas ! Je crois qu'ici la déchéance du langage est irréversible, et en entendant un tel usage de ce mot enlaidir les bouches de mes belles-filles (pas de mes filles !), je suppose que les écoles en sont responsables, au moins par leur négligence. »

Je regrette que mon correspondant n'ait pas illustré ses remarques de quelques exemples. L'emploi systématique de on pour nous est un vulgarisme. Les romanciers et les auteurs de théâtre y ont recours pour situer leurs personnages dans un milieu où le langage parlé est peu surveillé; « On a d'abord espéré ça, nous aussi » (Anouilh). La vulgarité de la tournure est encore plus accusée quand, par une juxtaposition anormale de nous et de on, la dépersonnalisation du pronom personnel se trouve soulignée: «nous, on...», et même « nous autres, on... » Est-ce ainsi que parlent les belles-filles du quai Saint-Vinoent ? Ce serait bien vilain. Laissons-leur le bénéfice du doute.

Je ou nous, mon correspondant englobe dans la même condamnation le singulier et le pluriel. Il s'agit, dans les deux cas, de la première personne, mais le passage de je à on est un fait de langue qui demanderait à être traité à part. A moins d'être l'équivalent du solécisme paysan «j'avons» ou «je parlons», que Philaminte reproche à Martine, on pour je appartient plutôt au langage recherché. Dans le premier cas, il est une forme du parler rural : la petite écolière disant « On a perdu notre porte-plume». Dans le second, c'est Bélise:

« Il suffit que l'on est contente du détour

Dont s'est adroitement avisé votre amour. »

Le on pour je traduit ici la pudeur effarouchée d'une extravagante. Il raffine sur le nous, dit de modestie, couramment employé dans la langue classique, et qu'un P. Bonhours imposait aux écrivains dans la préface de leurs ouvrages. Voltaire, formé à la rhétorique par les bons pères, était resté fidèle à cette règle : «Ce n'est pas seulement la vie de Louis XIV qu'on prétend écrire, on se propose un plus grand objet.» M Robert Le Bidois a relevé cet emploi de on pour je dans des textes contemporains. En voici un de Paul Valéry, qu'il juge à bon droit assez plaisant: "Ces notes furent écrites au jour le jour en 1910. On était fort loin de penser qu'on les donnerait enfin au public.»

En 1680, le dictionnaire de Richelet notera que le pronom on « se met en un sens nouveau pour la première personne. » Dix ans plus tôt, le P. Bonhours, dans ses Entretiens d'Ariste et d'Eugène, notait déjà qu'il s'employait ainsi « à toute heure ». Mais en défenseur attentif du bon usage, il faisait observer qu'il fallait en restreindre l'emploi quand il s'agit de parler ou d'écrire « familièrement aux personnes qui nous sont égales ou inférieures », et qu'il ne pouvait être question d'en user ainsi « à l'égard des personnes qui sont au-dessus de nous. » La remarque est intéressante. Il est incontestable que les mots et les tours portent l'empreinte du milieu qui les vulgarise ou les ennoblit. Il n'y a pas de honte à être délicat : la vulgarité n'est pas une vertu.

L'emploi systématique de on pour nous correspond à un certain relâchement par rapport aux formes cataloguées de la grammaire. Il permet de tourner, d'esquiver certaines difficultés de conjugaison, par une généralisation de la forme unique que prend le verbe à la troisième personne du singulier, et consacre ainsi, sinon une « déchéance » de la langue, du moins un abandon, une certaine paresse, une démission, qui justifie la sévérité de notre correspondant lyonnais. La précision et la clarté du français sont fonction des qualités d'attention et de rigueur que les Français sauront maintenir, sauvegarder, dans la pratique quotidienne de leur langue.

Les écoles, dont notre ami met en cause la négligence, doivent veiller - et il est urgent d'y penser, aussi bien dans l'enseignement secondaire et dans l'enseignement dit « supérieur » que dans l'enseignement « primaire », qui leur donne souvent l'exemple sur ce point - à maintenir en bon état les plus humbles rouages de cette magnifique machine à penser et à bien dire qu'est notre langue maternelle. Pour cela, il est nécessaire que les enfants, mais aussi les grands élèves et les « étudiants » de nos facultés, soient rompus à l'utilisation de toutes les formes de notre conjugaison.

Il est bien certain qu'il faut maintenir une distinction entre la langue parlée et la langue écrite. Mais il est aussi important de bien parler que de bien écrire : on vous connaîtra à votre langage, c'est presque la traduction d'un mot célèbre du saint Evangile. Prenons garde que les facilités du langage parlé ne s'introduisent pas d'une manière intempérante dans la langue écrite, où le mépris des formes élégantes et précises traduit souvent l'ignorance ou la paresse, sinon - ce qui serait pire encore - un certain snobisme de la vulgarité.

Félicien MARS

in la Croix, rubrique « Langue francaise », vers 1964.

In La gazette de l'île Barbe n° 6

Automne 1991

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