L'oeuvre des cercles catholiques d'ouvriers à Lyon

Mai 1872

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Tandis que l'oeuvre commençait à s'implanter dans Paris, elle trouva en province un écho imprévu. Nul de nous ne peut revendiquer l'honneur de cette prompte expansion. Ainsi qu'il arrive souvent, la Providence avait ici tout conduit par des voies mystérieuses.

J'ai dit que dans le modeste auditoire réuni le 7 avril 1872, à Belleville, pour l'inauguration du cercle, figuraient, avec Mlles de Ladmirault, filles du gouverneur de Paris, leurs cousines, Mlles d'Abbadie de Barrau, dont le père était député à l'Assemblée nationale, elles-mêmes accompagnées de leur institutrice et de l'une de ses amies, qui dirigeait à Lyon des cours pour les jeunes filles. Celle-ci s'appelait Mlle Dissard. Ce fut elle que Dieu choisit pour jeter dans la seconde ville de France la semence de l'oeuvre nouvelle. Elle revint à Lyon, transportée du spectacle auquel elle avait assisté. Profitant de ses relations, elle raconta ce qu'elle avait vu et entendu, sut enflammer les coeurs du feu de son enthousiasme, éveiller, exciter les bonnes volontés, et sans nous en rien dire, dans cette ville où l'âme catholique, demeurée si vibrante, est toujours prête aux généreuses initiatives, elle eut bientôt groupé quelques hommes, disposés à accueillir l'idée dont elle s'était faite l'apôtre convaincu.

Alors seulement, elle nous écrivit, nous demandant d'envoyer l'un de nous pour expliquer l'oeuvre à ses amis et en déterminer la fondation.

Nous fûmes, je l'avoue, très embarrassés ; nous n'avions pas prévu l'élargissement si rapide de notre action. Les horizons qu'ouvrait devant nous l'initiative lyonnaise nous effrayèrent. Etait-il sage de nous lancer si promptement dans une si vaste propagande, avant d'avoir établi solidement notre base parisienne ? Pourrions-nous suffire à une tâche aussi lourde ? Le loisir, l'argent ne nous manqueraient-ils pas ? La confiance en Dieu et dans notre oeuvre, la crainte de ne plus retrouver l'occasion perdue l'emportèrent à la fin. Nous acceptâmes l'invitation et il fut décidé que j'y répondrais.

Avant de partir, ne connaissant personne à Lyon, où ne m'avaient laissé de relations d'aucune sorte les courtes visites que j'y faisais en 1867, lorsque j'étais en garnison à Vienne, je m'adressai au Général de Charette, auquel m'unissaient des liens étroits de famille et d'affection [Mlle Antoinette de Fitzjames, première femme du Baron de Charette, morte en 1865, était mon amie la plus chère d'enfance et de jeunesse. -NDLA.], et qui, dans la France entière, par le recrutement des zouaves pontificaux, comptait des soldats fidèles et des amis dévoués. Il me donna une lettre pour l'un de ceux-ci, M. Pacôme Jaillard, dont les conseils et les renseignements me furent, dans l'accomplissement de ma mission, infiniment précieux. Je reçus, à son foyer, l'accueil le plus simplement cordial et je conserve pieusement, avec le respect de sa mémoire, un petit crucifix de bronze, portant, d'un côté l'image du Christ, et, de l'autre, celle de Notre-Dame de Fourvière, qu'il me remit en m'embrassant, le soir de notre réunion.

Celle-ci eut lieu dans la grande salle du cours de Mlle Dissard, autour d'une longue table couverte d'un tapis vert, dont j'occupais l'une des extrémités, pendant que, sur les côtés, se tenaient assis une trentaine de personnes, parmi lesquelles notre hôtesse était la seule femme.

Très ému de la responsabilité qui pesait sur moi, et n'ayant, avec mon inexpérience oratoire d'alors, aucunement préparé ce que j'allais dire, je me sentais fortement troublé en face de cet aréopage, dont les sentiments se devinaient mal, sous la réserve et la gravité lyonnaises, un peu hésitantes devant ma jeunesse et ma témérité. Je pris la parole comme on se jette à l'eau, et, sur le ton de la causerie, je laissai parler, ou plutôt déborder mon coeur.

J'ai fait, depuis, connaissance avec les grandes assemblées dont la ville de Lyon ménage aux orateurs catholiques le magnifique spectacle. J'ai senti vibrer ces âmes, bouillonner en d'impétueuses explosions leur ardeur contenue je garde, de ces rencontres, d'ineffaçables souvenirs. La première devait s'offrir trois mois après, à l'inauguration du cercle de la Croix-Rousse, dont je décrirai tout à l'heure la scène extraordinaire ce jour-là, j'ai su ce qu'était un auditoire lyonnais. Mais le soir du mois de mai 1872 où, dans cette salle à l'allure sévère, je crus paraître devant un jury d'examinateurs, je ne pus m'en rendre compte.

On m'écouta cependant avec une évidente sympathie dont, après que j'eus fini, les marques me furent prodiguées. Suivant la méthode adoptée pour les cercles de Paris, j'avais demandé qu'un comité fût aussitôt formé, pour promouvoir dans la ville de Lyon la fondation de cercles d'ouvriers.

Il fut constitué séance tenante, sous la présidence du Colonel d'état-major Lion, dont la chaleureuse étreinte me révéla pour la première fois l'àme généreuse, bien souvent éprouvée dans l'intimité que plus tard établit entre nous le travail commun.

Je partis, heureux du résultat, encore inquiet cependant et incertain du lendemain, ne me doutant pas des fortes résolutions arrêtées désormais dans ces coeurs chrétiens, et dont nous allions, en si peu de temps, voir éclore les effets.

 

Albert, comte de MUN, de l'Académie française

Ma Vocation sociale, Souvenirs de la fondation de l'OEuvre des cercles catholiques d'ouvriers, 1871-1875,

Paris, 1908, chapitre VI, « l'OEuvre en province ».

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in La gazette de l'île Barbe n° 26

Automne 1996

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