La papeterie

arrondissement de Villefranche, 1812

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Plusieurs de nos cousins souhaitent que certains membres de la famille, ayant ou ayant eu des métiers ou des occupations "originaux", peu connus - ou plus connus -, les racontent dans la Gazette. Faute d'article moderne de leur part, nous commençons par un document historique : la réponse de notre ancêtre Michel de Montgolfier (1777-1851) à un questionnaire officiel sur l'industrie de la papeterie.

Ce document est conservé aux archives départementales du Rhône sous la cote Z 47, et nous a été communiqué par Dominique Lafont. Il comprend d'une part une lettre de Michel de Montgolfier au sous-préfet de Villefranche et la minute de la réponse de celui-ci, sur une feuille de format demi-écu pliée en deux, et d'autre part les réponses au questionnaire du sous-préfet, sur trois feuillets de format demi-pot.


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A Monsieur le Sous-Préfet du premier arrondissement

du département du Rhône à Villefranche.

 

Aux Ardillats, le 25janvier 1812.

 

Pour répondre à la commission que m'a apportée la lettre dont vous m'avez honoré le 6 du courant, je vous remets ci-joint les questions que vous m'avez adressées sur les manufactures de papiers de l'arrondissement et les réponses dont elles m'ont paru susceptibles. Vous y remarquerez quelque chose de plus étendu et de plus clair sur celle que je dirige, mais j'ai dû le faire pour rendre hommage à la vérité ; sous ce rapport, la commission dont vous me chargez n'a pas laissé que de m'embarrasser : il est des questions qui intéressent le commerce, et auxquelles je ne puis répondre, ni ceux des fabricants qui, comme moi, se sont occupés constamment de leurs établissements afin d'améliorer les produits de leur industrie ; il y a de plus pour nous, Montgolfier, héritiers des observations et des essais coûteux qui ont été faits par notre famille depuis plusieurs générations, qu'il n'est pas étonnant que nous ayons acquis de la supériorité sur nos confrères, attendu l'application que nous avons faite de quelques procédés dont la chimie a enrichi le domaine de nos connaissances.

A part ces objets, que vous sentirez ne pouvoir être mis au jour, je vous transmets les réponses à vos questions avec toute l'exactitude possible pour ce qui concerne mon établissement. Il n'en est pas tout à fait de même pour ceux de mes confrères qui, ne tenant pas des livres de fabrication, et employant leurs ouvriers aux propriétês qu'ils font valoir par eux-mêmes, ne peuvent se rendre compte exactement.

Je dois vous ajouter qu'il existait autrefois trois fabriques de papier dans le canton de Beaujeu, qui toutes trois avaient appartenu à mes ancêtres, qui s'en défirent pour se retirer à Annonay (département de l'Ardèche), d'où mon père est revenu ici pour se remettre en possession de celle dont la localité présentait le plus de ressouroes pour faire un établissement à l'agrandissement duquel on travaille toujours.

Y aurait-il de l'indiscrétion à vous demander confidentiellement à quelles fins sont faites ces demandes ? Vous pardonnerez ma question en faveur de l'intérêt dont la réponse peut être pour moi.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur le Sous-Préfet, avec ma respectueuse considération, votre tout dévoué,

 

Michel Montgolfier


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Questions proposées sur lesquelles Monsieur le Préfet demande qu'il soit répondu

 

1. Combien existe-t-il de papeteries dans l'arrondissement de Villefranche ? Quels sont leurs noms ? Dans quelles communes sont-elles situées ? Sont-ce des cours d'eau qui mettent en activité leurs ateliers, et alors comment s'appellent-ils ?

Trois, savoir celle du Roquet, commune des Ardillats, appartenant à Monsieur Montgolfier, celle du Réveillon, commune de Saint-Didier[-sur-Beaujeu], appartenant à Monsieur Viallet, toutes deux du canton de Beaujeu, et celle de la Fontétière, commune de Lamure, canton de Saint-Nizier-d'Azergues, appartenant à Monsieur Charles Viallet-Saint-Didier. Les deux premières sont mues par la rivière d'Ardière et la dernière par celle de l'Azergues.

 

2. A quelle époque connue ou présumée chacune des papeteries a-t-elle été établie ?

La manufacture du Roquet, celle du Réveillon et une troisième détruite sous le nom de papeterie Brulé, dans le canton de Beaujeu, appartenaient sous le règne du bon Henry IV à la famille Montgolfier, que les troubles de religion avaient forcée de quitter l'Auvergne d'où ils étaient originaires pour venir s'établir en Beaujolais. Ils y vécurent honorablement de leurs industries et en cachant leur religion, jusqu'à ce que, troublés de nouveau, ils se décidèrent à se retirer à Annonay en Vivarais. Dès lors, l'une des papeteries située sur le ruisseau de Saint-Didier, fut détruite ; les deux autres furent employées alternativement pour des battoirs à écorces, des scies à eau, et une très modique fabrication de papiers.

En 1784, Monsieur Augustin Montgolfier, fils du respectable et centenaire Pierre Montgolfier, chef de toute cette famille et résidant à Annonay, fit l'acquisition de la fabrique du Roquet près de Beaujeu, où il commença des constructions sur un grand plan. Elles ont été continuées par son fils (actuellement propriétaire) d'une manière plus étendue.

La fabrique de la Fontétière n'a pas un établissement aussi connu : on lui suppose environ cent ans de construction, tantôt travaillant, tantôt chômant, plusieurs années de suite.

 

3. Combien d'ouvriers occupent ces différentes papeteries, en distinguant les diverses occupations auxquelles ils se livrent ? Quel est le prix ordinaire de leurs journées ?

Les trois fabriques occupent, quand le commerce est en activité, cinquante-quatre ouvriers mâles hommes faits et environ soixante-cinq femmes et jeunes garçons dans l'intérieur des ateliers, savoir vingt-quatre ouvriers mâles pour les cuves, sept pour gouverner les machines, trois colleurs et seize sallerands, hommes de salle, rouleurs, charpentiers à demeure pour les machines.

Les femmes ne sont divisées pour le travail que chez Monsieur Montgolfier, qui en emploie seize au tirage du chiffon, trois à étendre les porées, deux au relevage du papier, huit au collage, douze au matrissage, et sept à choisir le papier, non compris deux femmes chefs d'atelier qui ont la confiance du maître dans le nombre d'ouvriers ci-dessus. La manufacture Montgolfier emploie, dans l'état d'activité du commerce, trente à trente-deux ouvriers mâles, quarante-quatre à quarante-huit femmes ou petits garçons.

La journée d'ouvrier est, suivant le travail, depuis 1,75 F jusqu'à 2,75 F et 3 F par jour pour les hommes, et pour les femmes et filles, depuis 60 centimes jusqu'à 50 centimes suivant leur travail, qui est le plus ordinaire à la pièce.

En général, le nombre d'ouvriers qu'on emploie dépend de la perfection que l'on veut donner au papier, qui dans ce dernier cas exige davantage, comme on peut le remarquer dans la proportion qu'en occupe Monsieur Montgolfier.

 

4. D'où se tirent les chiffons que ces fabriques emploient ? Quelle quantité en consomment-elles annuellement ? Combien de qualités en distingue-t-on et quelles ressources présente ce pays sous ce rapport ? Quel est le prix auquel reviennent ces chiffons ?

Les chiffons employés par les trois fabriques se tirent soit des environs pour celle qui consomme peu, et des départements de Saône-et-Loire, Côte-d'Or, Haute-Saône, par la rivière de Saône, pour celle qui consomme davantage, et autres lieux. Suivant les relations des fabricants, la consommation des trois fabriques par an est d'environ deux mille quintaux métriques de chiffons, suivant les années sèches ou humides. Dans cette quantité, la fabrique Montgolfier prend de douze à quinze cents quintaux métriques, et ce suivant les commissions qu'elle exécute.

Le prix revient proportionnellement les uns des autres, rendu en magasin, de 31 à 42 F le quintal métrique suivant les qualités, qui ne sont distinguées chez les marchands généralement que sous le nom de chiffons gris et chiffons blancs. L'estimation des pâtes grises n'est pas comprise dans les prix ci-derrière : la seule papeterie de la Fontétière les achète ; celle de Saint-Didier appelée le Réveillon consomme les pâtes telles qu'elles se trouvent en séparant les qualités ; et celle de Monsieur Montgolfier revend et fait fabriquer dans d'autres manufactures les pâtes communes que la fraude des marchands fait rencontrer dans les ballots qu'il achète.

La partie montueuse de l'arrondissement fournit environ quatre-vingts à cent quintaux métriques de chiffons assez communs composés de toile grossière. La plaine en fournit cent cinquante à trois cents quintaux métriques, ramassés sur les lieux ou amenés de proche en proche ; ces derniers sont d'une assez belle qualité.

 

5. Combien de maillets en pilon ont les papeteries de votre arrondissement ? Y connaît-on l'usage des cylindres à la hollandaise, et dans le cas de l'affirmative, par qui et en quel temps ont-ils été introduits ? Quelles sont les papeteries qui font usage de ces cylindres et quel nombre en ont-elles ?

Les trois fabriques ont entre elles deux cents pilons, savoir soixante-quinze pour la fabrique de Saint-Didier et trente pour celle de la Fontétière, à raison entre elles deux de trente-cinq piles à trois pilons ou maillets par pile, et quatre-vingt-quinze maillets pour la fabrique Montgolfier qui a des piles de trois et quatre maillets.

Cette dernière fabrique est aussi la seule de l'arrondissement et du département où l'on emploie les cylindres hollandais, qui y sont au nombre de trois ; c'est Monsieur Montgolfier qui les y a établis en 1808. A quelques perfectionnements près, ils sont tels que la famille en avait la première établis en France en 1775.

Divers voyages que ces ancêtres avaient fait en Hollande et en Angleterre leur procurèrent des connaissances dont ils firent usage dans leurs manufactures. Alors le gouvernement prit connaissance des cylindres qu'ils avaient établis et leur accorda quelques indemnités et le titre de manufacture royale, et exigea que la famille Montgolfier fit part aux autres fabriques de cette nouvelle mécanique.

Des notions plus étendues, que les célèbres Messieurs Joseph et Etienne Montgolfier acquirent par l'étude et l'expérience, donnèrent plus de développement à cette machine, et à d'autres procédés pour la fabrication du papier. Ils ont été transmis à la famille et c'est ensuite qu'elle doit le degré de perfectionnement que leurs manufactures ont atteint.

 

6. Quel est le nombre de cuves en activité dans chaque papeterie de votre arrondissement ? Quelle quantité de rames de papier peut donner annuellement une cuve ?

La papeterie Montgolfier a cinq cuves en activité ; celle de Monsieur Viallet à Saint-Didier en a deux, mais dont les ouvriers sont souvent employés aux travaux de l'agriculture ; celle de la Fontétière, commune de Lamure, en a une qui ne travaille guère que six mois de l'année. Aussi, sur ces dernières, ne peut-on avoir de données exactes que sur la papeterie Montgolfier, où les ouvriers sont constamment occupés du même objet. On y confectionne en rames de papier, dans cette manufacture, de mille cent quintaux métriques de papier. Divisé en rames, suivant les commissions qu'ils obtiennent et suivant les années sèches ou humides, les rames étant pour chaque format de poids différent, on ne peut fournir de donnée exacte.

Quant à la proportion entre les chiffons consommés et les rames fabriquées, cela dépend de la qualité du chiffon, qui perd beaucoup plus à la trituration en commun qu'en fin.

 

7. Quelle quantité de papier se fabrique actuellement dans votre arrondissement ? Combien de qualités différentes en distingue-t-on ? Quels sont les dimensions, le poids, le prix, les usages particuliers et les débouchés ordinaires de chacune d'entre elles ? Fait-on du papier vélin et emploie-t-on à cette fabrication des toiles métalliques ? Il serait bon d'envoyer de ces diverses qualités de papier.

La quantité varie de quinze à dix-huit cents quintaux métriques de papier fabriqué, et cela par les raisons ci-devant expliquées, et aussi d'après les commissions qu'obtiennent les fabricants : voilà ce qu'ils pourraient faire si la stagnation du commerce, cela n'était le plus souvent un obstacle.

On distingue les qualités de superfin, passe-fin, fin, mi-fin, moyen, mi-moyen et bulle pour la papeterie Montgolfier; fin, moyen, bulle, trasse pour les papeteries des deux Messieurs Viallet, qui ne sont guère d'autres formats que grand raisin en très petite quantité, carré, cloche, double écu, couronne, qui sont les formats les plus courants et les plus ordinaires. La manufacture Montgolfier fait absolument tous les formats depuis les plus grands jusqu'aux plus petits, suivant les demandes que les relations peuvent lui procurer.

Les poids varient suivant les formata et les besoins du commerce.

Les prix varient également dans la même proportion et suivant les débouchés avantageux que les fabricants peuvent se procurer. L'usage ordinaire de la consommation du pays de quelques papiers gris pour le pliage des toiles de la montagne, du papier à cloche pour les écoliers et du papier à lettre en grand et petit format pour l'administration et les particuliers.

Les débouchés dépendent des relations que peut se procurer chaque maison et de l'ancienneté de leurs correspondanoes. La maison Montgolfier est la seule à peu près dans le canton qui ait des relations étendues ; c'est aussi la seule qui fabrique des papiers vélin, dont l'invention est due à leurs ancêtres par l'application qu'ils ont faite de tissu métallique qu'on tire maintenant de Sélestat et de Paris ; deux cuves sont employées habituellement à oette fabrication ; un faiseur de moule est attaché à la fabrique.

Ci-joint quelques échantillons des papiers fabriqués dans les fabriques de l'arrondissement formant un paquet séparé pour chacune d'entre elles.

 

8. D'où se tirent les étoffes de laine dite feutre que l'on interpose entre les feuilles de papier nouvellement faites ?

De divers lieux suivant les qualités et les formats de papier auxquels ils doivent servir : en général du Languedoc, Beauvais, et le département de l'Aveyron.

 

9. De quelle manière se pratique l'opération du collage ?

A la manière ordinaire, en trempant le papier dans un bouillon fait avec des débris de peaux et cartilages d'animaux, ce qui est l'opération généralement employée. Quelques fabricants, ayant fait des essais coûteux et des expériences, ont pu faire une heureuse application de procédés chimiques, c'est à leurs industries, et qu'ils ne peuvent mettre au jour.

 

10. A-t-on essayé la fabrication des cartons anglais pour les apprêts des étoffes de laine ?

On sait que la fabrique Montgolfier connaît cette fabrication, qu'elle a fait des essais avec succès. Elle n'y a pas donné suite, vu que ce n'est pas là son genre de commerce. Mais il paraît qu'en général, cette maison s'applique constamment à tout ce qui peut contribuer au perfectionnement des papiers, partie intéressante de l'industrie commerciale, et qu'elle invite sur tous les rapports la protection du gouvernement par son ancienneté et sa constante application.

 

 


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A Monsieur Montgolfier

 

Du 15 février 1812.

Je vous remerie beaucoup, Monsieur, des renseignements que vous avez bien voulu me donner concernant les papeteries qui existent dans cet arrondissement. J'ai lu votre travail avec infiniment d'intérêt. Je n'ai pas cru devoir y rien ajouter, tant m'ont paru satisfaisantes les notions qu'il renferme. Il était tout naturel que vous donnassiez plus de développement aux détails relatifs à la manufacture que vous dirigez, soit à cause de l'ancienneté de son origine, soit à cause de son importance actuelle, soit à cause des services qu'on doit en attendre.

Je regrette de ne pouvoir vous dire l'objet de ces renseignements. Ils ont été demandés à Monsieur le Préfet par une lettre de Son Excellence le Ministre de l'intérieur du 25 novembre et j'en ignore complètement le but ; mais je désire pouvoir trouver l'occasion de recommander, en ce qui me concerne,votre établissement que je considère comme un des plus sérieux qu'il y ait dans ce district.

Agréez etc.

µ

in La gazette de l'île Barbe n° 11

Hiver 1992

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