Gérard Tisserand est né
à Angers, le 8 décembre 1918, de Georges Tisserand,
officier d'artillerie, et Madeleine Hennique. Il arrivait bon dernier
d'une famille de quatre enfants. D'un premier lit, son père
avait eu un fils : Charles. La soeur aînée de
Gérard, Geneviève, avait quinze ans de plus que lui.
Son autre frère, Raymond, de douze ans son aîné,
devait mourir à dix-huit ans, alors que Gérard
lui-même en avait six. Cette famille aimait la musique. La
diversité des instruments joués par ses membres lui
permettait de pratiquer en amateur la musique de chambre. Mais de
tous les instruments, la voix était le plus prisé.
Geneviève et Gérard devaient faire résonner la
leur dans les plus hauts lieux musicaux du monde. Gérard étudia d'abord au
collège Rabelais de Chinon. Après son
baccalauréat (1937), il vint à Paris suivre à la
fois des études de philosophie en faculté, et des cours
privés de chant auprès du baryton Pierre Bernac
(1899-1979). "J'ai
rencontré Pierre Bernac, ce grand chanteur de mélodies.
Il m'a fait travailler le chant. Je suis son fils spirituel, j'ai
suivi sa ligne, posé mes pas dans ses pas" (Gérard Souzay, 1963). Au bout de deux ans (1939), Pierre
Bernac l'envoya au Conservatoire de Paris. Il y fut
l'élève de la prodigieuse basse lyrique Vanni Marcoux
(1877-1962), et de l'illustre mezzo-soprano Claire Croiza
(1882-1946). Il en sortit en 1944 avec les premiers prix de chant et
de vocalise. Sous le pseudonyme de Gérard
Souzay, il débuta alors sa carrière à Paris,
avec un récital d'oeuvres de Fauré. Il s'attira
ausitôt la réputation d'être plus attentif
à son art qu'à son public, modeste, introverti,
craignant presque la publicité. "Je déteste les manières,
dira-t-il. Les années qui passent nous enseignent la
futilité et la médiocrité de ce qui n'est pas
authentique et pur. La simplicité est le résultat de
l'honnêteté dans la vie et dans l'art." Aussi sa carrière resta-t-elle peu
médiatique, et presque exclusivement consacrée au
récital et au concert. Cette carrière prit cependant
bientôt une dimension internationale. En 1945, la fin de la
guerre rouvrit les frontières. Fidèle à
Fauré, dont on célébrait alors le centenaire,
Gérard Souzay interpréta son oeuvre vocale
complète dans une série de concerts à Londres.
Par la suite, accompagné pendant près de vingt-cinq ans
par le pianiste américain Dalton Baldwin (1925), il effectua
des tournées triomphales en Europe, en URSS, au Japon, en
Australie, en Nouvelle-Zélande, en Amérique du Sud, aux
Etats-Unis, etc. Il était invité permanent des grands
festivals. "Pour l'entendre, je
ferais un long voyage," disait
la soprano Lotte Lehmann (1888-1976). L'Allemagne lui décerna
le Grobes Bundesverdienstkreuz (Grand Ordre du
Mérite culturel). Dans son répertoire,
Gérard Souzay a toujours privilégié la
mélodie française, avec une prédilection pour
Fauré, Duparc, Chausson, mais aussi pour Debussy, Ravel,
Poulenc, et pour les chansons populaires. Il s'attira ainsi
l'admiration d'Edith Piaf (1915-1963): "Je ne peux pas chanter Duparc, mais je trouve
merveilleux que vous le puissiez !" Le critique Bernard Gavoty (1908-1981)
saluait en lui une prédisposition à la mélodie
française. "Le fond de sa
nature et celui de sa voix est la nostalgie. Non pas la nostalgie
simpliste, qui n'est que la paresse, mais ce silence actif, cette
mélancolie féconde où chacun de nos rêves
prend une forme. Depuis Panzera, Fauré n'a pas eu de plus
élégiaque traducteur. Avec Chausson, il fait revivre la
fin du siècle dernier, où des gens heureux prenaient
leurs menus chagrins pour des blessures
inguérissables." Mais Gérard Souzay donne une
lecture plus profonde de ce répertoire. "Dans la mélodie française, bien
sûr, il y a le charme et l'élégance, surtout chez
Gounod et chez le jeune Fauré. Chez Duparc, c'est l'aspect
dramatique, et chez Debussy et Poulenc, la poésie et la
sensualité absolues. On relève aussi chez Poulenc
d'autres éléments, comiques, sarcastiques, audacieux,
etc. - Les mélodies écrites par Fauré jeune sont
encore influencées par le charme propre à Gounod et
à Massenet. Mais dès qu'il atteint l'âge
mûr, ses mélodies sont définitivement
marquées par un style qui lui est propre et les harmonies en
sont tellement subtiles que personne n'a jamais pu les imiter. - Les
mélodies de Fauré âgé sont très
profondes, très raffinées et très enthousiastes
(Horizon chimérique).
Si la musique de Fauré
n'a jamais perdu son côté charmeur, sa
personnalité s'est affirmée avec les années et
ses mélodies ont pris de nouvelles dimensions. Dire de
Fauré qu'il est un "maitre du charme" est simpliste et
constitue une approche un peu primaire en quelque sorte."
Gérard Souzay chante aussi des
mélodies de bien d'autres pays, grâce à un
véritable don des langues. Il parle couramment
français, anglais, allemand, italien et espagnol. Il chante en
outre sans accent dans treize autres langues et dialectes, parmi
lesquels l'hébreu et le yiddisch. Parmi les lieder, il a notamment
interprété des cycles de Schubert (le Voyage d'hiver et la Belle
Meunière) et de
Schumann, et de nombreuses autres pièces de Schubert ou de
Wolf. Dans ce registre, la critique a parfois opposé son
interprétation à celle de Dietrich Fischer-Dieskau
(1925). Gérard Souzay a aussi
chanté dans des ensembles de musique sacrée, d'oratorio
et de musique contemporaine : la messe en si mineur de Bach, le
Canticum sacrum de Stravinsky (pour sa création),
la Danse des
morts d'Honegger, le
Requiem allemand de Brahms, le Requiem de
Fauré, les Saisons
de Haydn, l'Enfance du Christ de Berlioz, la Coquille à
planètes de Pierre
Schaeffer (avec sa soeur, la soprano Geneviève
Touraine)... Sa carrière lyrique resta en
revanche épisodique. Elle débuta en 1947 à
Aix-en-Provence, avec le rôle du comte Robinson dans le
Matrimonio
segreto de Cimarosa. En 1960 au
New York City Opera, il chanta sous la direction de Leopold Stokowski
(1882-1977) le rôle principal de l'Orfeo de
Monteverdi. Il travailla ensuite avec Charles Münch (1891-1968),
puis avec Herbert von Karajan (1908-1989) à Salzbourg. En
1962, à l'occasion du centenaire de Debussy, il
interpréta Golaud dans Pelléas et
Mélisande (à Rome
sous la direction d'Ernest Ansermet (1883-1969), puis à
l'Opéra comique). De Mozart, il interpréta le comte
Almaviva dans les Noces de
Figaro (en 1965 au Metropolitan
Opera de New York, puis à Glyndebourne avec Montserrat
Caballé (1933)), et surtout, magistralement, le
rôle-titre de Don Giovanni
(à Paris, Munich et
Vienne). Il tint enfin le rôle de Lescaut dans Manon de
Massenet. La voix de Gérard Souzay
possède une rare souplesse de tessiture et d'intensité.
Son registre s'étend des sombres profondeurs de la basse
à la légèreté lumineuse du ténor,
avec une tessiture de baryton. Sur cette vaste gamme, elle vocalise
avec agilité. De plus, elle passe sans rupture de ton d'un
forte éclatant à un piano
subtil, où elle déploie un art consommé du
mezza voce, avec un pianissimo
aux finales éthérées. Son timbre témoigne aussi d'une
palette de couleurs étonnamment riche, abondée par la
passion de Gérard Souzay pour la peinture. "Grâce à la peinture, bien des
choses se sont révélées à moi ; par cette
expérience, ma voix a effectivement gagné en couleurs
et puissance expressive, est devenue plus mûre et plus
corsée. La peinture a fait naître en moi le désir
et le sentiment de requérir également de la voix
diverses nuances et cou-leurs. De la poésie claire et
embrasée de la Belle
Meunière aux couleurs
mélangées, rouge sang pour Golaud (dans
le Pelléas
de Debussy). J'irai meme
jusqu'à dire qu'il y a seulement quatre ou cinq ans que je
sais véritablement ce que chanter signifie. Auparavant, j'ai
trop envisagé le chant du point de vue absolument musical et
l'ai aussi pratiqué sous cet aspect ; depuis peu, je commence
à percer à jour et à réaliser
l'unité que forment réellement poésie et
musique, parole et chant, le nuancement naturel de la teneur
expressive" (interview de
1967). Cette communion entre poésie et
musique fonde l'art de la mélodie. Tenté à ses
débuts de mettre en valeur sa parfaite diction, Gérard
Souzay avait tendu à déclamer quelque peu. Par
réaction, il avait ensuite chanté "comme possédé par la
sonorité et la ligne".
Grâce à la couleur, il découvrit entre mots et
sons moins un équilibre que des correspondances, encore
soulignées par sa mimique expressive de comédien.
Ainsi, Gérard Souzay s'est affirmé comme l'un des
maîtres de la mélodie. Arrivé au sommet de son art,
Gérard Souzay l'enseigne à de nombreux
élèves de toutes nationalités. Mais il en
abandonne peu à peu la pratique. Ces dernières
années, il s'est de plus en plus consacré à la
peinture. Il a ainsi exposé à Paris, New York,
Lausanne, Tokyo... Heureusement, il a enregistré
plus de 700 mélodies ou lieder, de 80 compositeurs. Ses
versions de référence lui valurent plusieurs prix du
disque. Beaucoup ont été rééditées
en disques compacts. Pierre JAILLARD