Gérard Souzay,

officier de la Légion d'honneur

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Le Journal officiel du 19 avril 1992 publiait la promotion au grade d'officier de la Légion d'honneur de Gérard Tisserand, dit Gérard Souzay, artiste lyrique. Sa mère, descendante des Pariset par les Segond, était cousine issue de germains d'Ernest Pariset, Elisabeth Jaillard, Aimée Deloule et Paul Pariset.

Une initiation familiale, une formation supérieure

Gérard Tisserand est né à Angers, le 8 décembre 1918, de Georges Tisserand, officier d'artillerie, et Madeleine Hennique. Il arrivait bon dernier d'une famille de quatre enfants. D'un premier lit, son père avait eu un fils : Charles. La soeur aînée de Gérard, Geneviève, avait quinze ans de plus que lui. Son autre frère, Raymond, de douze ans son aîné, devait mourir à dix-huit ans, alors que Gérard lui-même en avait six.

Cette famille aimait la musique. La diversité des instruments joués par ses membres lui permettait de pratiquer en amateur la musique de chambre. Mais de tous les instruments, la voix était le plus prisé. Geneviève et Gérard devaient faire résonner la leur dans les plus hauts lieux musicaux du monde.

Gérard étudia d'abord au collège Rabelais de Chinon. Après son baccalauréat (1937), il vint à Paris suivre à la fois des études de philosophie en faculté, et des cours privés de chant auprès du baryton Pierre Bernac (1899-1979). "J'ai rencontré Pierre Bernac, ce grand chanteur de mélodies. Il m'a fait travailler le chant. Je suis son fils spirituel, j'ai suivi sa ligne, posé mes pas dans ses pas" (Gérard Souzay, 1963).

Au bout de deux ans (1939), Pierre Bernac l'envoya au Conservatoire de Paris. Il y fut l'élève de la prodigieuse basse lyrique Vanni Marcoux (1877-1962), et de l'illustre mezzo-soprano Claire Croiza (1882-1946). Il en sortit en 1944 avec les premiers prix de chant et de vocalise.

Sous le pseudonyme de Gérard Souzay, il débuta alors sa carrière à Paris, avec un récital d'oeuvres de Fauré. Il s'attira ausitôt la réputation d'être plus attentif à son art qu'à son public, modeste, introverti, craignant presque la publicité. "Je déteste les manières, dira-t-il. Les années qui passent nous enseignent la futilité et la médiocrité de ce qui n'est pas authentique et pur. La simplicité est le résultat de l'honnêteté dans la vie et dans l'art." Aussi sa carrière resta-t-elle peu médiatique, et presque exclusivement consacrée au récital et au concert.

Cette carrière prit cependant bientôt une dimension internationale. En 1945, la fin de la guerre rouvrit les frontières. Fidèle à Fauré, dont on célébrait alors le centenaire, Gérard Souzay interpréta son oeuvre vocale complète dans une série de concerts à Londres. Par la suite, accompagné pendant près de vingt-cinq ans par le pianiste américain Dalton Baldwin (1925), il effectua des tournées triomphales en Europe, en URSS, au Japon, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Amérique du Sud, aux Etats-Unis, etc. Il était invité permanent des grands festivals. "Pour l'entendre, je ferais un long voyage," disait la soprano Lotte Lehmann (1888-1976). L'Allemagne lui décerna le Grobes Bundesverdienstkreuz (Grand Ordre du Mérite culturel).

Un répertoire centré sur la mélodie française

Dans son répertoire, Gérard Souzay a toujours privilégié la mélodie française, avec une prédilection pour Fauré, Duparc, Chausson, mais aussi pour Debussy, Ravel, Poulenc, et pour les chansons populaires. Il s'attira ainsi l'admiration d'Edith Piaf (1915-1963): "Je ne peux pas chanter Duparc, mais je trouve merveilleux que vous le puissiez !"

Le critique Bernard Gavoty (1908-1981) saluait en lui une prédisposition à la mélodie française. "Le fond de sa nature et celui de sa voix est la nostalgie. Non pas la nostalgie simpliste, qui n'est que la paresse, mais ce silence actif, cette mélancolie féconde où chacun de nos rêves prend une forme. Depuis Panzera, Fauré n'a pas eu de plus élégiaque traducteur. Avec Chausson, il fait revivre la fin du siècle dernier, où des gens heureux prenaient leurs menus chagrins pour des blessures inguérissables."

Mais Gérard Souzay donne une lecture plus profonde de ce répertoire. "Dans la mélodie française, bien sûr, il y a le charme et l'élégance, surtout chez Gounod et chez le jeune Fauré. Chez Duparc, c'est l'aspect dramatique, et chez Debussy et Poulenc, la poésie et la sensualité absolues. On relève aussi chez Poulenc d'autres éléments, comiques, sarcastiques, audacieux, etc. - Les mélodies écrites par Fauré jeune sont encore influencées par le charme propre à Gounod et à Massenet. Mais dès qu'il atteint l'âge mûr, ses mélodies sont définitivement marquées par un style qui lui est propre et les harmonies en sont tellement subtiles que personne n'a jamais pu les imiter. - Les mélodies de Fauré âgé sont très profondes, très raffinées et très enthousiastes (Horizon chimérique). Si la musique de Fauré n'a jamais perdu son côté charmeur, sa personnalité s'est affirmée avec les années et ses mélodies ont pris de nouvelles dimensions. Dire de Fauré qu'il est un "maitre du charme" est simpliste et constitue une approche un peu primaire en quelque sorte."

Lieder allemands, musique chorale et lyrique...

Gérard Souzay chante aussi des mélodies de bien d'autres pays, grâce à un véritable don des langues. Il parle couramment français, anglais, allemand, italien et espagnol. Il chante en outre sans accent dans treize autres langues et dialectes, parmi lesquels l'hébreu et le yiddisch.

Parmi les lieder, il a notamment interprété des cycles de Schubert (le Voyage d'hiver et la Belle Meunière) et de Schumann, et de nombreuses autres pièces de Schubert ou de Wolf. Dans ce registre, la critique a parfois opposé son interprétation à celle de Dietrich Fischer-Dieskau (1925).

Gérard Souzay a aussi chanté dans des ensembles de musique sacrée, d'oratorio et de musique contemporaine : la messe en si mineur de Bach, le Canticum sacrum de Stravinsky (pour sa création), la Danse des morts d'Honegger, le Requiem allemand de Brahms, le Requiem de Fauré, les Saisons de Haydn, l'Enfance du Christ de Berlioz, la Coquille à planètes de Pierre Schaeffer (avec sa soeur, la soprano Geneviève Touraine)...

Sa carrière lyrique resta en revanche épisodique. Elle débuta en 1947 à Aix-en-Provence, avec le rôle du comte Robinson dans le Matrimonio segreto de Cimarosa. En 1960 au New York City Opera, il chanta sous la direction de Leopold Stokowski (1882-1977) le rôle principal de l'Orfeo de Monteverdi. Il travailla ensuite avec Charles Münch (1891-1968), puis avec Herbert von Karajan (1908-1989) à Salzbourg. En 1962, à l'occasion du centenaire de Debussy, il interpréta Golaud dans Pelléas et Mélisande (à Rome sous la direction d'Ernest Ansermet (1883-1969), puis à l'Opéra comique). De Mozart, il interpréta le comte Almaviva dans les Noces de Figaro (en 1965 au Metropolitan Opera de New York, puis à Glyndebourne avec Montserrat Caballé (1933)), et surtout, magistralement, le rôle-titre de Don Giovanni (à Paris, Munich et Vienne). Il tint enfin le rôle de Lescaut dans Manon de Massenet.

Une voix souple et colorée au service de la mélodie

La voix de Gérard Souzay possède une rare souplesse de tessiture et d'intensité. Son registre s'étend des sombres profondeurs de la basse à la légèreté lumineuse du ténor, avec une tessiture de baryton. Sur cette vaste gamme, elle vocalise avec agilité. De plus, elle passe sans rupture de ton d'un forte éclatant à un piano subtil, où elle déploie un art consommé du mezza voce, avec un pianissimo aux finales éthérées.

Son timbre témoigne aussi d'une palette de couleurs étonnamment riche, abondée par la passion de Gérard Souzay pour la peinture. "Grâce à la peinture, bien des choses se sont révélées à moi ; par cette expérience, ma voix a effectivement gagné en couleurs et puissance expressive, est devenue plus mûre et plus corsée. La peinture a fait naître en moi le désir et le sentiment de requérir également de la voix diverses nuances et cou-leurs. De la poésie claire et embrasée de la Belle Meunière aux couleurs mélangées, rouge sang pour Golaud (dans le Pelléas de Debussy). J'irai meme jusqu'à dire qu'il y a seulement quatre ou cinq ans que je sais véritablement ce que chanter signifie. Auparavant, j'ai trop envisagé le chant du point de vue absolument musical et l'ai aussi pratiqué sous cet aspect ; depuis peu, je commence à percer à jour et à réaliser l'unité que forment réellement poésie et musique, parole et chant, le nuancement naturel de la teneur expressive" (interview de 1967).

Cette communion entre poésie et musique fonde l'art de la mélodie. Tenté à ses débuts de mettre en valeur sa parfaite diction, Gérard Souzay avait tendu à déclamer quelque peu. Par réaction, il avait ensuite chanté "comme possédé par la sonorité et la ligne". Grâce à la couleur, il découvrit entre mots et sons moins un équilibre que des correspondances, encore soulignées par sa mimique expressive de comédien. Ainsi, Gérard Souzay s'est affirmé comme l'un des maîtres de la mélodie.

Arrivé au sommet de son art, Gérard Souzay l'enseigne à de nombreux élèves de toutes nationalités. Mais il en abandonne peu à peu la pratique. Ces dernières années, il s'est de plus en plus consacré à la peinture. Il a ainsi exposé à Paris, New York, Lausanne, Tokyo...

Heureusement, il a enregistré plus de 700 mélodies ou lieder, de 80 compositeurs. Ses versions de référence lui valurent plusieurs prix du disque. Beaucoup ont été rééditées en disques compacts.

 

Pierre JAILLARD


Discographie sélective en disques compacts

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