Saint Benoît-Joseph Labre

(Amettes, 1748- Rome, 1783)

 

Benoît-Joseph Labre aurait eu, dès son vivant, le don d'ubiquité. Ainsi, enfermé un soir à l'hospice Saint-Martin-des-Monts, qui l'hébergeait à Rome depuis 1779, il aurait été vu vers 2 heures du matin à la Trinité des Pèlerins. Sitôt sa mort, son culte fut très populaire. Dans les pays qu'il avait parcourus, beaucoup le reconnurent en tel vagabond qu'ils avaient accueilli. La tradition familiale de sa visite posthume témoigne à la fois de ce culte et de l'hospitalité qu'il put recevoir de notre famille lors de ses haltes lyonnaises.

Benoît-Joseph Labre fut béatifié en 1860 et canonisé le 8 décembre 1883, avec fête locale le 16 avril. Il est le saint patron des personnes déplacées ou inadaptées, et donc des « poètes maudits » ; parmi eux, Verlaine, mort il y a cent ans, le 8 janvier 1896, lui vouait un culte particulier.

 

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Saint Benoît-Joseph Labre

Jour de la canonisation

 

Comme l'Église est bonne en ce siècle de haine,

D'orgueil et d'avarice et de tous les péchés,

D'exalter aujourd'hui le caché des cachés,

Le doux entre les doux à l'ignorance humaine

 

Et le mortifié sans paix que la Foi mène,

Saignant de pénitence et blanc d'extase, chez

Les peuples et les saints, qui, tous sens détachés,

Fit de la Pauvreté son épouse et sa reine,

 

Comme un autre Alexis, comme un autre François,

Et fut le Pauvre affreux, angélique, à la fois

Pratiquant la douceur, l'horreur de l'Évangile!

 

Et pour ainsi montrer au monde qu'il a tort

Et que les pieds crus d'or et d'argent sont d'argile,

Comme l'Église est tendre et que Jésus est fort !

 

Paul VERLAINE

in Amour, 1884

 

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Saint Benoît Labre, la seule gloire religieuse française du XVIIIème siècle, mais quelle gloire immense ! et pourquoi désespérer à jamais d'un pays à tels saints, oemme à tels soldats, amoureux de la misère et fous des incommodités ! mais aussi, quelle pierre d'achoppement pour nos titubantes cervelles d'aujourd'hui!

 

Paul VERLAINE

in Vieille Ville, Fragment d'un livre perdu, 1889

 

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Un témoin d'aujourd'hui

Il me semble l'avoir connu, tant les relations des témoins restent vivantes en moi, tant sont gravés en mon coeur les traits de flammes de sa vie... Je le revois toujours à genoux, dès l'aube, sur les marches de Notre-Dame-des-Monts où il vient de passer la nuit, attendant l'ouverture des portes, le visage tourné vers le sanctuaire avec une expression à faire pleurer ; "Ange en guenilles", sijeune, si beau sous ses haillons... Je le revois dans la même attitude sur les degrés de Saint-Martin-Majeure, la nuit, comme une statue, perçant les murailles de son regard extasié, avec un air du Paradis qui ne le quittait guère, et toujours priant oemme on n'a jamais vu prier... Je le revois dans l'église de la Minerve, à genoux, les bras en croix, dévorant de ses yeux de meurt-de-faim l'Hostie exposée... J'entends ses soupirs comme arrachés par instant, quand il se croit seul... Le cou projeté en avant par une soif infinie, tout entier aspiré par le Christ, je le vois soudain levé de terre, le dos recourbé en arrière, hors des lois de l'équilibre, ses guenilles subitement devenues d'or, le visage ruisselant d'étincelles.

 

 

Jacques d'ARNOUX

in les Sept Colonnes de l'héroïsme.

 

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Sur les routes d'Europe

Il était de ceux qu'on n'a pas envie de rencontrer au coin d'un bois et qui font peur, le soir, aux petits enfants, de ceux qui font longtemps aboyer les chiens de garde. Il était de ceux qu'on n'a pas envie de recevoir dans sa maison, qu'on tolère tout au plus dans sa grange ou dans son grenier pour y passer la nuit. Il était sale, plus sale que la plupart des innombrables mendiants que le XVIIIème siècle voit errer sur les chemins. Une vermine pullulante l'habitait.

Et pourtant on le recevait dans sa maison, dans sa cuisine et dans sa chambre. Le temps de Voltaire n'avait pas perdu ses habitudes d'hospitalité héritées du Moyen Âge. Malgré sa répugnance, on ouvrait sa porte à l'errant, on l'invitait à la table de famille, on lui demandait des bénédictions et des prières. On ne se repentait pas de l'avoir reçu. Ce jeune homme révélait, à travers ses cheveux embroussaillés et sa crasse, un visage timide et doux. Ses paroles étaient mesurées, son attitude humble et respectueuse, sa discrétion extraordinaire. Il fallait insister beaucoup pour lui faire accepter un morceau de pain, une place auprès du feu, un lit de feuilles. « Méfiez-vous de Lui » disaient les malins. Mais les bons chrétiens, et ils sont légion en ce siècle des « lumières », reconnaissaient le saint, comprenaient que c'était à la poursuite de Dieu que cet homme courait ainsi sur les routes.

Il éveillait sur son passage, et surtout au coeur des femmes, un sentiment dont l'espèce est aujourd'hui à peu près morte, du moins dans natre Occident où le pauvre n'est plus qu'un cas qui se pose à l'attention des économistes. Devant Benoît Labre, les petites gens de Franoe, d'Italie, de Suisse, d'Allemagne, n'ont pas l'attitude protectrice qui serait la nôtre. Ils s'inclinent devant ses guenilles, distinguent à travers elles le corps souffrant du Christ, rentrent en eux-mêmes, s'effraient de leurs péchés. Ce mendiant les accuse de n'avoir pas comme lui rompu avec le monde, la propriété, les plaisirs, de n'avoir pas aimé Dieu au point de lui sacrifier tout. Le mendiant, ce n'est pas lui, mais eux. Ils mendient la joie que cet homme a trouvée dans la pauvreté, les jeûnes et les fatigues. C'est lui qui rayonne de pureté, de vraie décence, de vraie distinction, tandis que « l'honnête homme » qui le regarde se sent devenu rat couvert de pustules, nourri d'immondices, créature dont les anges ne pourraient s'approcher que les yeux mi-clos et les narines bouchées.

 

Jean RIVERAIN

in Saint Benoît Labre, 1948

In La gazette de l'île Barbe n° 23

Hiver 1995

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