Un seul coeur, une seule âme  

A Henri Jaillard et Elisabeth Pariset

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Il y a soixante-quinze ans, le 20 septembre 1920, à Notre-Dame-Saint-Vincent de Lyon 1er, se mariaient Henri Jaillard et Elisabeth Pariset. A cette occasion, monseigneur de Llobet, évêque de Gap et ami de la famille Pariset, prononça une allocution. Celle-ci a été imprimée par A. Rey, imprimeur 4, rue Gentil à Lyon. Nous la publions à notre tour.


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Mademoiselle,

Monsieur,

C'est l'ordre établi par la Providence qu'à l'entrée du chemin de la vie, deux âmes se rencontrent, se connaissent, s'unissent et, formant le dessein de poursuivre ensemble leur pèlerinage terrestre,s'inclinent sous la bénédiction qui seule peut assurer à leurs voeux quelque garantie de bonheur.

Aux joies comme aux douleurs également hospitalière, l'Église ouvre ses portes à ceux qui viennent lui demander d'éclairer leurs voies et sanctifier leur amour. Présidant aux chastes noces de ses enfants, comme il le fit jadis en Galilée, le Maître est là, si proche de vous par son humanité, si riche en dons que sa divinité ne limite pas à cette vie ! C'est à Lui que s'adressent vos âmes, comme c'est en son nom que vous me demandez de vous parler.

Car ce n'est pas le souci d'un usage mondain qui peut ouvrir les lèvres du prêtre ou du pontife, puisque, devant l'autel, sa voix toujours n'est qu'un écho.

Mais un acte où il y va de toute votre vie - peut-être de votre éternité -, un acte auquel est liée votre félicité et où s'engage tout votre être ne saurait s'accomplir sans qu'aient été évoquées devant vous les graves pensées dont l'Église a le dépôt.

Immuable parce qu'il est infaillible, son enseignement l'atteste : pour ceux qu'a enrôlés le baptême, il n'est pas d'union légitime en dehors du mariage chrétien ; seul ce contrat sacré scelle au regard de Dieu comme aux yeux de leurs frères la volonté où ils sont de vivre ensemble les jours qui leurs seront prêtés. Par un noeud indissoluble tant que vous sera continué le bienfait de l'existence, cette cérémonie aura uni vos deux âmes, vos deux vies, vos deux familles.

Il suffit d'un coup d'oeil attentif accordé à l'ensemble de la doctrine catholique pour se convaincre qu'un de ses traits essentiels - un signe de sa vérité - c'est la merveilleuse unité qui la couronne. A mesure qu'on se rend familiers ses dogmes et ses pratiques, cette impression s'accroît que l'unité, attribut propre de Dieu, est aussi la signature mystérieuse que l'artisan divin a apposée au bas de ses oeuvres.

Aux yeux de la foi, le mariage n'est pas la simple juxtaposition de deux personnes, l'addition de deux fortunes ou la donation mutuelle de deux êtres ; il est la fusion de deux âmes qui, après s'être discernées, appréciées, choisies, forment le dessein de se vouer l'une à l'autre et par l'échange d'une entière confiance, de la meilleure tendresse, d'assurer leur bonheur réciproque.

L'union du Christ et de son Eglise, union profonde, totale, inaltérable, voilà le modèle que la liturgie sacrée, empruntant le mot de saint Paul, propose à l'imitation des époux. À la fragilité des sentiments humains, à la mobilité native de trop faillibles volontés, le rite religieux assure le secours d'une grâce sacramentelle qui élève et transforme les serments et leur prête un appui surnaturel.

« Un seul coeur, une seule âme. » Ce portrait, tracé de main inspirée, de l'Eglise primitive demeure le modèle offert au foyer conjugal.

Dans le désarroi des utopies modernes, il est de jour en jour plus manifeste que les unions chrétiennes demeurent les solides colonnes qui supportent l'édifice social. Plus la société tend à s'écarter de Dieu, à s'émanciper de sa loi, plus elle s'essaye à battre en brèche la famille qui est une émanation de sa divine pensée.

Comprenez enfin et admirez la grandeur du mariage en admirant le rôle qu'il vous confie de continuer et de propager la vie. Donner la vie ! - non point l'éphémère durée que quelques fugitives années mesurent, mais l'existenoe qui se prolonge par-delà les voiles du temps, car l'âme humaine, passagère du temps, est fille d'immortalité -, quelle haute et belle mission !

Honneur, foi, dévouement

C'est pour que votre famille vive, monsieur, que vous avez fixé votre choix sur celle qui va devenir votre épouse, et que par elle, s'il plaît à Dieu, se transmettent à d'autres, avec un nom que bien des générations ont porté avant vous, des souvenirs et des traditions que vous n'avez point le droit d'oublier.

L'honneur ne manque pas aux vôtres : Jaillard ou Neyrat, dans un passé dont l'éloignement fait le prix, ils ont apporté à la magistrature locale et à l'Eglise un concours dont les annales retiennent la trace. On les a vus figurer parmi les échevins de Lyon et porter dignement le poids des charges municipales.

Encore qu'il voulût s'entourer de modestie, comme il sied à la vertu et au mérite, le rôle de monsieur votre père ne pouvait être effacé. Il fut un temps - moins de vingt ans nous en séparent - où le caractère faisait peur, surtout quand il s'auréolait d'une foi courageuse. Servir au premier rang paraissait interdit, quels que fussent les titres, quand on ne renonçait pas au devoir chrétien. La noblesse d'âme du commandant Jaillard grandit encore sous l'effort méprisé de basses manoeuvres qui n'aboutirent qu'à mettre mieux en relief sa force et sa dignité.

Ses qualité militaires eussent passé, avec son épée, entre les mains d'un fils qui, sous l'uniforme du saint-cyrien, eût porté un coeur animé de la même vaillance et d'une égale piété.

L'épreuve fut amère, inexprimable, qui, tranchant du même coup deux existences, jeta le deuil sur tant de coeurs. Laissons à Dieu de nous révéler là-haut le pourquoi de nos douleurs présentes.

Un autre deuil, je devrais dire un autre sujet de fierté, est venu de la guerre le jour où le Léon-Gambetta, sombrant sous la torpille fatale au large de Trente, entraînait dans la mort celui en qui la marine eût pu compter un officier d'avenir, mais dont l'âme candide était mûre déjà pour les clartés du paradis.

Ces héritages n'étaient point trop lourds pour votre coeur. Ils versaient en vous des sentiments dont vous ne soupçonniez pas l'héroïsme, lorsque, à dix-sept ans, vous preniez le chemin du front, comme on va à une fête. Si, à travers périls et fatigues, une invisible main vous a gardé, vous n'en avez pas moins tenu votre rang parmi cette jeunesse ardente, magnifique printemps aux fleurs ensanglantées en qui la Franoe des chevaliers et des saints a reconnu sa lignée et qui promet pour demain des fruits de religieuse énergie et d'intrépide vertu.

Vous aviez aussi de qui tenir, monsieur, par votre ascendance maternelle, qui unissait le renom des Montgolfier et des Bravais aux anciennes traditions de la Savoie. Plus près de vous, la fortune des généraux Goybet et du commandant de vaisseau Goybet n'a pas pris fin avec la guerre. Si j'aime à saluer le souvenir de l'un d'eux dans mes Alpes embrunaises, témoin quelque peu qualifié, je paie aussi de bonne grâce un tribut d'admiration à ceux qui, sur la terre d'Orient, font oeuvre française, oeuvre de civilisation et de gloire dont le bilan dépasse tout éloge.

En citant ces noms et ces faits, loin de moi, monsieur, la pensée de flatter votre amour-propre. Plus chrétiennement, mon rôle est de vous rappeler, à cette heure capitale de votre existence, quels exemples encadrent votre jeunesse, quelles obligations d'honneur, de foi, de dévouement vous viennent de tous côtés.

Aussi bien sommes-nous pleinement rassurés sur votre docilité à ces leçons en sachant à quelle tendresse éclairée et attentive, à quelle élévation de vues vous devez la formation de votre coeur. Vous n'avez de meilleur désir que de rendre à une mère tant aimée ce que vous devez à sa sollicitude, faite d'abnégation et de bonté, et c'est, dès ce matin, une grande part de votre bonheur de voir tout le bonheur qu'elle augure de votre union. Aux pieds de l'autel, elle reçoit aujourd'hui une fille de plus.

À mesure que va le temps, on comprend mieux, chaque jour, l'atmosphère d'infinie tendresse qui a environné nos premières années : aux sentiments de l'enfant fait place un attachement profond, réfléchi, dont la reconnaissance resserre les liens. Ainsi, monsieur, en reposant votre coeur sur les souvenirs de votre première jeunesse, vous bénirez chaque jour davantage le nom de votre mère et vous emprunterez à ses leçons le meilleur des qualités de votre coeur. Votre piété, droite et simple, fut son oeuvre. A l'heure du combat, votre élan généreux l'émut sans l'effrayer. Les premiers succès qui couronnent votre application flattent sa fierté maternelle.

Demain, votre bonheur sera sa récompense et sa joie.

Croyances, crédit, réputation d'honneur et de travail

Ce nom de mère, aux résonanoes si douces, pourquoi faut-il qu'à cette heure, il souligne une place vide et réveille de si vivants regrets ! C'est retracer la parfaite image du bonheur conjugal que d'évoquer la mémoire de l'absente qui fut le modèle achevé de la femme et de la mère chrétiennes.

En vous, mademoiselle, on cherchera celle qui n'est plus, puisque vous n'avez de dessein plus cher que de faire revivre aux yeux de votre père, de tous ceux qui l'ont connue, celle dont vous tenez, avec la grâce, les charmes du coeur et les dons de l'esprit.

Le sanctuaire cher à nos Alpes ne prodigue pas à tous les pèlerins le secret de ses parfums. De l'y éprouver, n'est-ce pas l'indice d'une âme privilégiée qui s'avance à pas rapides sur la bonne odeur des vertus de Marie ? La Vierge du Laus, qui fut large, un jour, envers la mère, de ses mystérieuses faveurs, daignera couvrir l'enfant du manteau protecteur de sa prédilection.

Quelle raison donner de ma présence et de mon ministère, sinon un devoir de religieuse gratitude dont je suis l'héritier et des motifs personnels d'une reconnaissance respectueuse dont le champ de bataille fut l'occasion ?

Dût la bienveillance de votre excellent père m'en tenir rigueur, puisque, pour une fois il m'a ouvert la bouche, j'aimerai, dans le langage biblique qui lui est familier, puiser à son adresse cette devise : Generatio rectorum benedicetur. Sur vous, comme sur tous ses enfants qui lui font honneur, retombera la bénédiction promise à l'homme juste. Il a fait de son nom le synonyme d'élévation de coeur autant que d'intelligente activité, et sa délicatesse, oublieuse d'elle-même à l'excès, n'est point parvenue à cacher l'aide qu'il a toujours prêtée à la cause de l'Église et du pays. Lui seul serait surpris si j'énumérais ce que chacun sait de sa bonté.

Les oeuvres militaires d'avant-guerre lui avaient révélé leur importanoe et nos garnisons alpines étaient parmi ses préférées. Et à Lyon, quelles pieuses entreprises, paroissiales surtout, ne furent point tributaires de son zèle non moins que de son inépuisable charité !

Heureusement, au ciel, il y a des anges pour écrire ces choses.

Parmi les reliques de guerre - qui n'en a rapporté, et de bien chères ! -, j'en sais une qui perpétuera pour moi l'écho des plus douces émotions eucharistiques. Qu'il me suffise de dire que le nom de votre père y est étroitement lié.

La considération et l'estime qui s'attachent à la mémoire de vos parents ne sont pas près d'être oubliées à la chambre de commerce et à l'Académie de Lyon, dont votre grand-père était un membre distingué. Telles oeuvres charitables ou destinées au progrès de l'industrie le virent parmi leurs initiateurs. J'ai nommé la Société de secours mutuels des ouvriers en soie et le Musée historique des tissus.

Dans les mêmes branches, vous retrouveriez des représentants honorés de votre famille maternelle, qui, fidèle à la tradition lyonnaise, toujours allièrent le travail à l'exercice d'une clairvoyante charité.

Plus haut, vos papiers de famille retiennent le nom de votre aïeul, inspecteur général de la marine, grand-officier de la Légion d'honneur et chevalier de Saint-Louis.

Tant il est vrai, comme le veut Pascal, que « les morts ont des droits dans la société comme les vivants et nous ne recueillons leur héritage qu'a condition d'exécuter le testament, » héritage des croyances, du crédit, d'une réputation d'honneur et de travail auquel nul, chez vous, ne songea jamais à se soustraire.

Puisse votre avenir contribuer largement au bonheur de ceux à qui vous êtes redevable du vôtre.

Rien ne vous manque, semble-t-il, de ce que peut donner le monde, rien ne vous manquera des faveurs par lesquelles Dieu prépare l'éternelle félicité.

La famille des saints

Mais pourquoi m'attardé-je à vous rappeler ce dont votre coeur est pénétré ! Ma voix n'a pas l'efficacité des prières rituelles qui vont faire descendre sur vous les grâces durables que Dieu réserve aux époux chrétiens.

Tandis que parents et amis, si nombreux, uniront leurs suffrages, tandis que le clergé distingué dont l'estime vous est précieuse invoquera Celui qui tient en ses mains le secret de votre destinée, recueillez-vous, l'un et l'autre, pour recevoir au plus infime de vous-même les bénédictions qu'appellent les paroles sacrées de la liturgie.

Le jour où, dans l'église de Trélon, le jeune comte de Montalembert mettait sa main dans la main de sa fiancée, après avoir évoqué devant eux les vertus de la sainte héroïne de Hongrie, le pontife illustre qui bénissait leur union s'arrêtait sur cette noble pensée : « J'ai une si grande confiance dans la protection que le passé de vos familles vous assure, j'ai une foi si vive dans la bonté de Dieu en votre faveur, que je ne crains pas de vous faire cette dernière promesse : c'est qu'arrivés au terme de la vie, recueillant dans vos souvenirs les exemples que vos parents vous auront légués et les efforts que vous aurez faits pour les imiter vous ne trouverez, pour exprimer les sentiments de votre âme, à cette heure suprême, que les paroles de Tobie : "Nous sommes les enfants des saints, et nous attendons cette vie que Dieu sait donner à ceux qui, lui ayant engagé leur foi, ne changent jamais." »

Ce même voeu devient le nôtre aujourd'hui.

On dit qu'auprès de chaque foyer veille un ange à qui Dieu remet, au jour de leurs noces, la garde des époux. Interprète des divines bontés, il est le messager des joies, le consolateur des tristesses, le confident de toutes les heures. A cet invisible compagnon de votre nouvelle vie, nous adressons du meilleur de notre âme une instante prière ! Qu'au terme d'une route dont il aura pour vous aplani les aspérités, écarté les dangers, sanctifié les jours, il vous introduise tous deux dans les radieuses avenues du paradis où, pour l'éternité, une seule famille groupe les âmes saintes, autour du trône de Dieu.

 

Amen.

Monseigneur de LLOBET.

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in La gazette de l'île Barbe n° 22

Automne 1995

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