Frédéric Ozanam

(Milan, 1813-Marseille, 1853)

*
 

 

Frédéric Ozanam était cousin issu de germains de Louis Jaillard, grand-père d'Henri Jaillard, Lison [Louise] de Raucourt et Magdeleine Lepercq. Cent quarante ans après sa mort, la Congrégation pour les causes des saints du Saint-Siège vient de reconnaître l'héroïsme de ses vertus chrétiennes. Ce décret conclut favorablement la phase contradictoire de son procès en béatification, et renvoie la décision finale au pape.

Le centenaire de la naissance de Frédéric Ozanam avait été fêté à la primatiale de Lyon, le dimanche 20 avril 1913, le lendemain d'une assemblée générale des conférences de Saint-Vincent-de-Paul des départements du Rhône, de la Loire et de l'Ain. De la brochure imprimée à cette double occasion, nous extrayons le récit de cette journée et le texte du panégyrique prononcé par l'abbé Eymieu. Ces textes seront publiés en deux épisodes. On remarquera dans ce premier épisode l'absence du beau-frère de Louis Jaillard, monseigneur Stanislas Neyrat (Lyon, 1825 - ibidem, 1913), prélat de la maison du pape et doyen du chapitre de la primatiale, alors âgé de 87 ans et qui allait mourir le 15 juin suivant.  


*

A sept heures du matin, monseigneur Sevin [archevêque de Lyon -NDLR] montait à l'autel pour célébrer la messe de communion des confrères de Saint-Vincent-de-Paul : le grand choeur de la primatiale était comble, et nombre d'hommes durent chercher une place dans les nefs latérales.

Après la messe, monseigneur l'archevêque fit lui-même vénérer aux confrères l'insigne relique du coeur de Saint Vincent de Paul.

A dix heures, une foule aussi dense qu'aux jours des plus grandes fêtes emplit les nefs, les bas-côtés et les tribunes de la primatiale.

Son éminence le cardinal de Cabrières fut reçu au grand portail par les prélats présents : monseigneur Sevin, archevêque de Lyon, nosseigneurs Belmont, évêque de Clermont, Monestès de Dijon, Geay de Samos, Pellet de Réthyme, Manier de Belley, de Duffort de Langres.

Monsieur le chanoine Verney, remplaçant le doyen monseigneur Neyrat, souhaite la bienvenue au cardinal de Cabrières au nom du chapitre primatial.

Le cortège traversa ensuite les rangs pressés de l'assistance pour gagner les places qui lui avaient été réservées autour du grand autel.

Toutes les conférences de Lyon et de la région avaient envoyé des délégations avec leurs présidents et vice-présidents.

Nous citerons seulement parmi les personnes présentes Monsieur Laporte et son fils, gendre et petit-fils d'Ozanam, Pierre Brac de la Perrière, baron de Saint-Trivier, vice-président du Conseil de Lyon, G. Robert, trésorier, F. Garcin, secrétaire général, monsieur le chanoine Jobert, secrétaire général de l'évêché de Valence, monsieur Edmond Guérin, d'Alger, messieurs Bony, de Montbrison, Culty, président du Conseil de Saint-Etienne, Mazodier, de Saint-Etienne, Palais, de Roanne, le trésorier de la conférence de Concepcion (Bolivie), monsieur André Neyrand, de Saint-Chamond, monsieur Girard, de L'Arbresle, commandant Farges, d'Amplepuis, monsieur Laval, de Villefranche, monsieur l'abbé Faure et le président de la conférence de l'Immaculée Conception, de Saint-Etienne, messieurs Louis Neyrand, Payen, Finet, Champin, Bullion, Gairal de Sérézin, Jacquemont, Cote, Daret, général Meysonnier, Henri Saint-Olive, Sabran, Rodet, Chavanne, Guy, G. Boucaud, Martin, Duchamp, Crétinon, Rivet, Récamier, Poidebard, Ravier du Magny, Ch. Boucaud, Wiès, Fellot, Thomasset, Dorier, Gindre, Paul Duquaire, Berland, Langeron, Charvériat, Rimaud, Lacroix, Perret...

Son Eminence le cardinal de Cabrières chanta la sainte messe suivant le rite lyonnais, assisté de monseigneur Bonnardet [vicaire général de Lyon - NDLR] et de monseigneur Vindry. Messieurs les chanoines Buy et Larderet accomplissaient les fonctions de diacre et de sous-diacre.

La maîtrise chanta la messe de J. Rheinberger, avec à l'offertoire le Domine Deus de César Franck, à l'élévation le O salutaris de Franck, et après la cérémonie l'Alleluia d'Haendel.

A trois heures de l'après-midi, la même assistance se pressait plus nombreuse encore, remplissant l'immense cathédrale jusque dans les plus humbles recoins.

Après les vêpres, dont les psaumes furent chantés par la maîtrise en faux-bourdon du XVème siècle, monsieur l'abbé Eymieu monta en chaire pour prononcer le panégyrique d'Ozanam.

Au salut, qui suivit, la maîtrise donna l'O salutaris d'Haydn, l'Ave Maria de Niedermeyer et le Tantum ergo de Mendelssohn.

Pour clôturer la cérémonie, le cardinal de Cabrières donna la bénédiction du saint sacrement, puis tous les prélats se groupèrent sur l'autel et bénirent l'immense assemblée, avant de défiler en un imposant cortège entre les rangs pressés de la foule pour regagner la sacristie d'honneur.

Son Eminence le cardinal de Cabrières et monseigneur Sevin s'arrêtèrent quelques instants dans la chapelle du Saint-Sacrement pour prier sur la tombe du vénéré cardinal Coullié : il importait qu'avant la fin de ces fêtes, un souvenir et une prière fussent donnés à celui qui les avait annoncées dès l'an dernier, et les confrères de Saint-Vincent-de-Paul n'eurent garde d'oublier, dans l'hymne de reconnaissance que leur coeur chantait en cette belle journée, le prélat qui les aime au ciel comme il les aima à Lyon.

Puisse Dieu, qui nous a permis de célébrer le centenaire de notre illustre fondateur, Frédéric Ozanam, susciter maintenant les dévouements et les générosités sans lesquels nous ne saurions mener à bien l'oeuvre entreprise !

 


*

Emînence,

Monseigneur l'Archevêque,

Messeigneurs,

Mes Frères,

 

Vir desideriorum es : tu es un homme de désirs (Daniel, IX, 23).

 

Frédéric Ozanam fut un homme de désirs. Déjà tout petit écolier, il rêvait de la gloire. Lui est-il arrivé, en quelque jour de fête, mêlé à la foule, dans cette primatiale, de rêver qu'un jour peut-être son nom suffirait à remplir ces vastes nefs, et que la pompe des cérémonies liturgiques se déroulerait ici en son honneur ? Non, pas cela, tout de même ! Le petit écolier se fût traité de fou.

Eh bien, voici la réalité : cette couronne de pontifes entourant un archevêque à qui quelques mois ont suffi pour honorer déjà ce siège illustre et conquérir à de telles profondeurs la confiance et l'amour de son grand diocèse, - et un cardinal dont ni la pourpre, ni le zèle ardent, ni les plus grands devoirs n'ont fait ployer les épaules, et qui a de longues années à vivre encore si Dieu attend, pour le prendre, que son grand coeur ait vieilli. Cette assemblée d'évêques et de prêtres, cet immense auditoire, ces coeurs en fête, ces murs pavoisés, toute cette pompe, tous ces honneurs sont pour lui, pour Frédéric Ozanam.

Et il les mérite.

« C'était l'athlète de la foi ; c'était l'ange de la charité ; c'était un saint » écrivait de lui, en 1866, monseigneur Plantier, par la main sans doute de son secrétaire intime, qui s'appelait alors l'abbé de Cabrières. Et ces trois mots, qui constituent le plus magnifique éloge, résument à merveille la vie d'Ozanam.

Or cette vie fut courte : quarante ans, et la maladie en a dévoré une large part. Le cadre où elle se déroula fut simple : après ses années d'enfance, il fut étudiant et professeur, et c'est tout. Il eut, certes, une belle intelligence, très claire, très fine, très forte, et bien équilibrée mais ce ne fut pas le génie. Qu'est-ce donc qui a fait de cette vie une grande vie, et de cet homme un grand homme ?

Mes Frères, si le génie, si les circonstances exceptionnelles, si la santé, si les longues années peuvent manquer à un grand homme, il y a une chose qui ne lui manque jamais, parce que c'est cette chose-là qui le produit et qui le mesure un grand dessein dans une nature ardente. Une vie vaut ce que valent les desseins qu'elle poursuit ; une âme vaut ce que vaut son idéal.

« Quia vir desideriorum es..., c'est parce que tu es un homme de grands désirs, que je suis venu vers toi » disait l'ange Gabriel au prophète. C'est parce qu'il a été un homme de grands désirs qu'Ozanam a été visité, lui aussi, par la force de Dieu, et qu'il est devenu l'athlète de la foi, l'ange de la charité, et un saint.

 

L'athlète de la foi

« L'athlète de la foi » est né d'un dessein conçu à la suite d'une grande crise.

A quinze ans, élève de rhétorique, il se demande tout à coup si sa foi repose sur des bases solides. L'amour même de ce trésor l'affole à la pensée qu'il pourrait le perdre ; il a le vertige devant le gouffre ouvert toutes ses idées se débandent ; il se jette sur les livres, il se cramponne à tous les raisonnements; mais la peur désagrège un à un tous les appuis : « Je m'attachai avec désespoir, disait-il, aux dogmes sacrés ; et je croyais les sentir se briser sous ma main... Je doutais et cependant je voulais croire, je repoussais le doute, » mais il revenait toujours. « Je crus un instant que j'allais douter même de mon existence. »

Il finit pas prendre le bon parti, il recourut à la prière et aux conseils de son maître, l'abbé Noirot. Et la paix se fit avec la lumière, une lumière qui ne fera plus que grandir, une paix que rien jamais ne troublera plus. Il avait retrouvé, comme il l'écrivait dans une joie débordante, « le catholicisme avec toutes ses grandeurs, avec toutes ses délices ».

Mais il avait atrocement souffert. C'était fini des rêves de gloire. Il avait mieux à faire tant que des hommes risquaient de passer par les mêmes angoisses. Et dans un sentiment de reconnaissance pour Dieu et de pitié pour les hommes : « Mon parti est pris, déclarait-il, ma tâche est tracée pour la vie. » Je « promets à Dieu de vouer mes jours au service de la vérité qui me donne la pair. »

Ce n'était qu'un enfant ; mais il faisait là une promesse d'homme, qui devait commander sa vie jusqu'à son dernier jour.

Déjà il est à l'oeuvre pour la tenir : dans une petite revue lyonnaise, l'Abeille, il publie une série d'articles qui sont, dans sa pensée, l'ébauche d'un grand ouvrage à intituler : Démonstration de la vérité de la religion catholique, par l'antiquité des croyances historiques, religieuses et morales.

Un plan si gigantesque !

Quelques mois plus tard, le plan s'est élargi encore. Il veut décrire, dans toutes leurs phases, toutes les religions de tous les peuples à travers tous les temps ; montrer comment elles se déduisent de quelques croyances-mères ; chercher ensuite leur cause et, distinguant de l'élément local et variable qui est rerreur, l'élément essentiel et universel qui est la vérité, prouver que cette vérité découle de la révélation primitive. Après quoi, il pourra dérouler l'histoire jusqu'à Jésus-Christ, le présenter au monde dans toute sa gloire inimitable, faire voir dans sa doctrine la loi définitive de l'humanité, indiquer son « application durant dix-neuf siècles et en déduire enfin - il ose dire - la détermination de l'avenir. »

Il est difficile, même à un jeune homme de dix-huit ans - c'était alors son âge - de rêver plus grand.

Mais, voici, mes Frères, la marque de ce jeune homme. Ses rêves ne sont jamais des rêveries ; ce sont des desseins. Il n'a que des enthousiasmes lyonnais ceux qui n'échauffent le coeur que pour déclencher les actes. S'il rêve grand, son rêve a toujours un bout par où il peut le saisir et le tourner à la pratique ; si son dessein va toujours plus haut que possible, jusqu'à l'idéal, son action va toujours, vers le but, jusqu'au bout de ses forces.

En face du but qu'il vient de marquer, il mesure les moyens à prendre. L'histoire, dit-il, « dans toute son étendue et dans toute sa profondeur » : il s'y attaque bravement ; « une douzaine de langues » : il commence par l'hébreu et l'allemand ; il y ajoutera le sanscrit et les principes des langues de l'Europe, qu'il possédera bientôt à merveille. Quand il sent, à n'en pas douter, que la tâche dépasse de cent coudées les forces d'un homme, il rêve de se faire légion. Et aussitôt commence, dans ses conversations et dans ses lettres, pour se poursuivre jusqu'à la fin de sa vie, son apostolat auprès des jeunes gens, dans le but de les associer à son oeuvre et de les enthousiasmer devant « la vérité, l'excellence et la beauté du christianisme ». Falconnet, un quart de siècle plus tard, se remémorait encore avec émotion cette parole « ferme, pure et tendre », qui avait souvent « guidé ses pas, redressé sa route, aidé son âme. » Dans ses lettres, la parole d'Ozanam n'est pas seulement « ferme, pure et tendre »; elle est ardente, elle est rayonnante, elle est entraînante, elle est véhémente à secouer des coeurs de roc, et à réveiller les morts.

« Ebranlé quelque temps par le doute, écrit-il à Fortoul, je sentais un besoin invincible de m'attacher de toutes mes forces à la colonne du Temple, dût-elle m'écraser dans sa chute ; et voilà qu'aujourd'hui, je la retrouve, je l'embrasse avec enthousiasme, avec amour. Je demeurerai auprès d'elle, et de là j'étendrai mon bras, je le montrerai comme un phare de délivrance à ceux qui flottent sur la mer de la vie, heureux si quelques amis viennent se grouper autour de moi ! Alors, nous joindrions nos efforts, nous créerions une oeuvre ensemble, d'autres se réuniraient à nous, et peut-être un jour, la société se rassemblerait-elle tout entière sous cette ombre protectrice ; le catholicisme, plein de jeunesse et de force, s'élèverait tout à coup sur le monde, il se mettrait à la tête du siècle renaissant pour le conduire à la civilisation et au bonheur. »

Dans ce projet, dont il parle sans cesse, tout l'enchante, la grandeur du but et la difficulté de la tâche. Rien ne le décourage. Devant les obstacles, il s'écrie « Raidissons-nous ! »

En voyant tomber Lamennais, et en voyant, comme il le dit, qu'il faut trembler pour « la muse virginale » ou même pour « la foi de Lamartine », son coeur se serre, mais il se raidit contre la douleur : « Et maintenant, mon ami, qui remplira chez nous la place que ces deux hommes laissent vide ? Nous ne pouvons pas, jeunes gens chrétiens, penser à remplacer ces hommes ; mais ne pourrions-nous pas en faire la monnaie, et combler par le nombre et le travail la lacune qu'ils ont laissée dans nos rangs ? » « A la place du génie qui nous fait défaut, il faut que la grâce nous dirige ; il faut être courageux ; il faut être persévérant, il faut aimer jusqu'à la fin. »

Groupons-nous, serrons nos rangs, ceignons nos reins : une oeuvre superbe nous attend. C'est en sauvant les âmes qu'on sauve tout le reste. Il faut aller aux âmes, il faut montrer le christianisme à ce peuple qui ne le connaît pas et qui se meurt de ne pas le connaître. Cette oeuvre est à nous, jeunes gens ! c'est pour la faire que Dieu nous donne l'avenir. C'est de ces appels enflammés que ses lettres de jeune homme sont remplies ! Ah ! les admirables lettres ! Et l'admirable jeune homme ! Que je voudrais être sûr, jeunes gens, que vous écrivez avec cette encre, vous aussi, et que votre âme rend un pareil son.

Juveniliat ! dira-t-on peut-être. Enfantillages, ou du moins châteaux en Espagne !

Enfantillages ! oui ; mais ce sont ces enfantillages dans des cervelles de vingt ans qui préparent les grands hommes. Châteaux en Espagne ! autant en emporte le vent ! Oui, le vent qui passe emporte bien des fleurs ; c'est pour cela que le printemps les prodigue afin qu'il en reste encore pour faire les fruits. Les jeunesses sans rêves sont stériles comme les arbres sans fleurs.


*

Les grands rêves dont Ozanam a fleuri sa magnifique jeunesse ont porté leurs fruits, la saison venue.

Il a voulu défendre la foi et grouper ses amis à cette tâche.

Eh bien ! il les a groupés, ses amis, et, d'essais en essais, le groupe s'est appelé : la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul, dont nous reparlerons.

En dehors de ces groupements officiels, il garde le contact avec eux, il les fait vivre de son âme, il est l'ami sur lequel on compte, le conseiller qu'on écoute, l'exemple que l'on suit, le chef qu'on acclame et qu'on réclame. Il les a en mains, et les mobilise comme il veut, pour toutes les manifestations catholiques. Autour de lui, un bataillon serré, homogène, compact, très fraternel, très vivant, très fier de sa foi, et très désireux de la défendre, se forme, qui impose le respect aux camarades d'abord, aux professeurs de la Sorbonne ensuite, au grand public enfin ; car le groupe grandit, et la vie le pousse ; il envahit le journalisme, la littérature, la magistrature, l'armée, les grandes charges, et au sein d'une société impie, il crée peu à peu ce grand mouvement d'opinion qui devait démoder Voltaire et ramener au christianisme l'élite intellectuelle de notre pays.

Dictorum, scriptorum et vitae eloquentia, animos juventutis ad fidem revocavit dit la plaque commémorative placée dans l'église des Carmes. Et elle ne dit rien de trop.

Quant à lui, à force de viser haut, il s'est préparé à tout, et l'athlète de la foi est armé de pied en cap.

Il n'a que dix-huit ans quand les saint-simoniens menacent de s'implanter à Lyon. Bravement, il entre en lice, et il publie, contre les novateurs, une étude si forte de faits et de raisons, si admirable de tenue, de logique et de verve, que les fortes têtes du saint-simonisme ne trouvent rien à répondre, et que Lamartine, Châteaubriand et les rédacteurs de l'Avenir saluent de leurs bravos le jeune athlète.

« Crucifions-nous à notre plume » lui écrivait Lacordaire. Il s'y crucifia. Il avait le travail de plume très douloureux : il écrivait avec toute son âme, avec tout son être frémissant, avec une dépense énorme d'énergie, avec le sang de son coeur, pour ainsi dire. Il tenait la plume comme les braves tiennent l'épée quand ils vont à l'assaut, engageant derrière l'arme toute leur vie, mais l'amour fait accepter tous les martyres, en même temps qu'il élargit l'esprit et décuple les forces ; et ce jeune homme qui a le travail si difficile écrit partout dans les journaux, dans les revues ; il fait des thèses et des livres étonnants d'érudition et de maturité, il rédige pendant dix-huit ans les Annales de la Propagation de la foi (car Lyon est une terre assez féconde pour avoir produit, à quelques années de distance, une Pauline Jaricot et un Frédéric Ozanam). Bref, partout où il y a un bon combat à livrer, on trouve debout, sous les armes, l'athlète de la foi.

Cependant il a été reçu premier au premier concours pour l'agrégation et il monte, à vingt-sept ans, dans une chaire de la Sorbonne.

Il doit y enseigner la littérature étrangère. L'année précédente, il enseignait le droit commercial à Lyon. Mais l'athlète de la foi poursuit partout son grand dessein comme il a rattaché le droit à la morale éternelle, il verra, dans la littérature, l'histoire de civilisation et, dans la civilisation, l'oeuvre du christianisme ; et tous ses cours, pendant dix ans, seront consacrés à réaliser le programme qu'il se traçait dans sa jeunesse. Ses auditeurs viennent d'applaudir Quinet ou Michelet dans leurs diatribes ; il les forcera d'applaudir l'apologie de la foi.

Voyez, pour sa première leçon, le vaste amphithéâtre plein jusqu'au faîte d'un auditoire turbulent, un peu gouailleur. Dans la chaire monte un jeune homme d'aspect froid, de visage austère, presque rébarbatif. Il est pâle d'émotion, gauche de timidité ; sa voix tremble, sourde et monotone ; son geste hésite, machinal et lourd ; ses yeux hagards n'osent se fixer ; tout son corps frissonne : la bataille est perdue... Mais non, il n'a pas le droit de la perdre, il est le soldat de Dieu, et il tient, s'il triomphe, la réalisation de son double rêve : défendre la foi et gagner la jeunesse à sa cause. Alors, voici l'athlète qui se redresse, face au devoir; la parole s'accentue, la physionomie s'éclaire, toute l'âme transparaît, une âme charmante et naïve, mais profonde et sonore et vaillante et superbe d'élan, de passion et de fierté. Si Cousin eût été là, il lui aurait crié, comme au jour de l'examen d'agrégation : « Ah ! Monsieur Ozanam, on n'est pas plus éloquent que cela. »

Eloquent, il le fut toujours dans sa chaire. Et ses élèves, pour la joie de l'entendre et de l'applaudir, écoutèrent pendant dix ans un cours d'apologétique qui dut réveiller les échos depuis longtemps endormis de la vieille Sorbonne, du temps où elle parlait chrétien.

Un jour, on écrivit sur l'affiche à côté de son nom : « cours de théologie ». « Messieurs, dit le professeur, à la fin de sa leçon, je n'ai pas l'honneur d'être un théologien, mais j'ai le bonheur d'etre un chrétien, celui de croire, avec l'ambition de mettre toute mon âme, tout mon coeur et toutes mes forces au service de la vérité. » Et là encore, il fallut applaudir et le laisser faire.

Quand la maladie lui fit suspendre ses cours, les étudiants - cet âge est sans pitié - se plaignirent que messieurs les professeurs en prissent ainsi à leur aise, oubliant qu'ils ne sont pas payés pour ne rien faire.

Ozanam, ayant appris le propos, sort de son lit, se fait conduire à la Sorbonne, apparaît dans sa chaire, exténué, pâle comme un spectre : « Messieurs, dit-il, notre vie vous appartient ; nous vous la devons jus-qu'au dernier souffle, et vous l'aurez. Quant à moi, si je meurs, ce sera à votre service. » Et il fit sa leçon. « Il a été merveilleux » disaient les étudiants : mais ils ne l'entendirent plus. La mort, qui déjà lui avait mis la main sur l'épaule, allait peu à peu le terrasser.

Pendant les deux années qu'il achèvera de mourir, ne pouvant plus enseigner, il écrira encore, travaillant toujours à l'édifice dont il avait entrevu, à dix-huit ans, le plan gigantesque ; et, dans une page solennelle - datée du vendredi saint -, après avoir rappelé sa crise de doute et la promesse qui l'avait suivie, après avoir récapitulé son oeuvre scientifique, il déclarera écrire pour « faire sa journée » jusqu'au bout, pour remplir « un devoir de conscience » et « tenir à Dieu ses promesses de dix-huit ans. »

Il les tiendra jusque dans son testament : « Si j'attache quelque prix à mes longues études, y dira-t-il, c'est qu'elles me donnent le droit de supplier ceux que j'aime de rester fidèles à une religion où j'ai trouvé la lumière et la paix. »

L'athlète de la foi peut mourir : il a vécu sa vie comme il l'avait rêvé, au service de la jeunesse et de la vérité.

Ah ! mes Frères, puissions-nous à son exemple, rêver jusqu'à l'idéal, et réaliser jusqu'au bout de nos forces !

Puissions-nous dire de lui ce qu'il disait du Dante : « Je n'ai pas sa grande âme, mais j'ai sa foi. »

Mon Dieu, donnez-nous les grands désirs, mon Dieu, donnez-nous la foi de Frédéric Ozanam !

 

Page suivante 

 Abbé EYMIEU

µ

in La gazette de l'île Barbe n° 14, 15 et 16

Automne 1993 à Printemps1994

 Sommaire