Frédéric Ozanam

(Milan, 1813-Marseille, 1853)

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L'ange de la charité

 

 

« L'ange de la charité » a fait une oeuvre plus belle encore et plus durable que l'athlète de la foi. Les lèvres éloquentes se taisent un jour ou l'autre sous la pierre de la tombe ; les livres peu à peu s'oublient dans les bibliothèques ; l'édifice inachevé ne monte plus, il s'effrite sous la main du temps, quand l'architecte l'abandonne. Mais celui qui a jeté une bonne graine dans un sol fécond peut mourir, la graine vit, l'arbre grandit et peu à peu couvre le sol de son ombre.

Les Conférences de Saint-Vincent-de-Paul couvrent aujourd'hui la surface de la terre. Elles sont nées d'une grande pensée tombée du coeur d'Ozanam.

Il a fait tout ce qu'il a pu pour dérober son rôle. « Notre cher Ozanam ; avec son excès d'humilité, disait Brac de la Perrière, a contribué à fausser l'histoire de nos origines : le bon Dieu lui aura tenu compte de son désintéressement, mais il l'aura nécessairement grondé pour avoir dit et écrit le contraire de ce qui était vrai. »

La vérité a éclaté malgré lui à sa gloire, par le témoignage unanime de ses collaborateurs. Il n'y a plus aucun doute c'est lui qui a fait tout l'essentiel. Un de ses amis avait bien insinué déjà qu'il préférerait, aux conférences littéraires, des réunions de piété ou de charité ; mais ce ne fut qu'une parole en l'air. C'est Ozanam qui, mécontent un jour du résultat des conférences littéraires, reprit l'idée à son compte, la poussa jusqu'au bout, selon sa méthode, dans sa tête et dans son coeur ; puis, la traduisit dans les actes, recrutant les premiers membres, les gagnant l'un après l'autre avec cette impétuosité de zèle, cette chaleur d'accent et ce charme exquis auquel on ne résistait pas. « Il m'en parla en termes si chauds et si émus, disait, cinquante ans plus tard, Lamache, qu'il aurait fallu être sans coeur et sans foi pour ne pas adhérer aussitôt. »

Donc un jour, dans une réunion littéraire, on accusait le catholicisme d'être mort. Ozanam se dresse : « Que sert cette oraison funèbre que depuis dix-huit siècles on répète à satiété à nos oreilles ? Depuis dix-huit siècles, car, ne vous y trompez pas, cette objection est vieille comme la vérité ; elle date du temps des apôtres ; eux aussi, on les traitait d'agonisants, quasi morientes, et eux, ils n'ont pas répondu, ils ont conquis le monde. » Les contradicteurs revinrent à la charge : « le christianisme a opéré autrefois des merveilles ; mais aujourd'hui, que fait-il pour l'humanité ? Et vous - Eh bien, dit Ozanam à ses amis, joignons les oeuvres à la parole, et ainsi affirmons la vérité de notre foi par sa vitalité. » Du reste, nous avons besoin, pour donner efficacité à notre apostolat, de la bénédiction de Dieu : « La bénédiction des pauvres est celle de Dieu... Il faut faire ce qui est le plus agréable à Dieu. Donc, il faut faire ce que faisait Notre Seigneur Jésus-Christ quand il prêchait l'Evangile. Allons aux pauvres. » - Et on y alla.

Ce fut au mois de mai 1833. Ozanam avait vingt ans. La première réunion comptait, en dehors de monsieur Bailly, qui présidait, six membres. C'était peu ; mais, disait Ozanam en bon Lyonnais, « il suffit d'un fil pour commencer une toile. »

La toile se tissa rapidement. Au retour des vacances, on était vingt-cinq. Sur le nombre, dix-huit originaires de Lyon ou de sa banlieue représentaient l'apport d'Ozanam. C'étaient, si je ne me trompe, Arthaud, Biétrix, Bouchacourt, Duffieux, Gignoux, Chaurand, Janmot, Lacour, Lacuria, Lamache, La Perrière, Pessonneaux, Rieussec, et cinq autres dont je n'ai pas retrouvé les noms.

Aux vacances suivantes, Ozanam écrit : « Nous vous amènerons une bande de bons Lyonnais. » La bande arrive, et il devient évident qu'il faut sectionner la conférence, où déjà l'on dépasse la centaine. Beaucoup protestent, ne voulant rien sacrifier de l'intimité première. Ozanam tient bon, voyant plus haut et plus loin. Il était d'avis « que, dans les choses humaines, il n'y a de succès possible que par un développement continuel, et que c'est tomber que de ne pas marcher. »

Donc on marcha. Et les sections à Paris se multiplièrent. On n'avait d'abord pensé qu'aux jeunes gens, « fils de mères chrétiennes », qui venaient à Paris pour leurs études, « oiseaux de passage » sur lesquels « plane le vautour de l'incrédulité... Il s'agit que ces faibles oiseaux de passage se rassemblent sous un abri qui les protège... et que [les] mères chrétiennes aient quelques larmes de moins à répandre. » Mais déjà Ozanam rêve d'étendre les conférences, hors de Paris, à tous les jeunes gens de France ; et bientôt, hors de France, à tous les hommes de coeur, jeunes ou vieux. De fait, dès 1834, Curnier implantait une conférence à Nîmes ; Janmot, peu après, en exportait une à Rome. Celle de Lyon allait suivre de près sur l'initiative d'Ozanam, qui en garda longtemps la présidence. Vingt ans plus tard, quand il mourut, il laissait derrière lui 1.352 conférences répandues dans vingt Etats différents à travers toutes les parties du monde. Ce n'était qu'une étape du progrès, qui dure toujours : le dernier recensement, 1.911, relève 7.500 conférences, distribuant chaque année 14.000.000 d'aumônes.

Et ces chiffres ne disent pas tout.

Ozanam avait recommandé aux confrères d'accueillir les « inspirations nouvelles, qui sans nuire à l'esprit ancien, préviennent les dangers d'une trop monotone uniformité. »

Les inspirations ne manquèrent pas, et sur l'oeuvre principale, les oeuvres accessoires, diverses selon les lieux et les besoins, se sont greffées en foule. Monseigneur Baunard en cite une cinquantaine d'espèces différentes, sans d'ailleurs épuiser la liste. On y trouve toutes les formes de dévouement, même les plus généreuses ; toutes les initiatives, même les plus en avance sur les idées du temps, et monsieur de Mun a pu écrire que « les Conférences de Saint-Vincent-de-Paul furent la grande école de dévouement envers le peuple, la source de tout le mouvement social du XIXème siècle. »

Voilà, mes frères, l'oeuvre jaillie d'un grand dessein dans un coeur de vingt ans.

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Frédéric Ozanam en 1833Si elle s'est montrée à ce point vivace, c'est que la graine était bonne ; c'est qu'elle renfermait en puissance ces deux choses sans lesquelles il n'y a aucune oeuvre féconde : le don de soi et le don de Dieu.

Ozanam y avait, de fait, infusé son esprit, qui visait au positif en même temps qu'à l'idéal.

Rien pour l'égoïsme, ni pour la façade. Rien de ce qui alanguit l'action : nous ne voulons pas « d'une bureaucratie chrétienne où les papiers sont tout, et les coeurs, peu de chose. » Rien de ce qui divise : pas de politique, pas de souci de carrière et d'intérêts humains. Si la Conférence « réunit tant d'hommes de tous les drapeaux, c'est qu'elle n'en a qu'un : la croix, qui étend ses bras sur l'univers. »

Sous un tel drapeau, il y a une attitude qui s'impose : l'humilité. « L'humilité est obligatoire pour les associations comme pour les individus. » « Loin de trouver dans ces accroissements [de la société] un sujet d'orgueil, nous y prendrons occasion de nous humilier ; le gazon des champs se propage rapidement ; il ne cesse pourtant pas d'être petit ; et parce qu'il couvre beaucoup de terre, il ne dit pas : Je suis le chêne. »

Mais il veut à ses « chers confrères » une humilité de bon aloi, non pas celle qui est une indolence et une peur, et donc une lâcheté ; mais celle qui, étant une vertu, est une force ; non pas celle qui dit: « Je ne peux rien » et ne fait rien ; mais celle qui, ne comptant pas sur soi, compte sur Dieu, et se trouve prête à tout ; celle qui, sans avoir peur du bruit, le dédaigne ; et qui, se débarrassant de l'amour-propre, garde et exalte l'amour.

Cet amour, c'est à Dieu d'abord que nous le devons : « Le but de la Société est surtout de réchauffer et de répandre dans la jeunesse l'esprit du catholicisme...! La visite des pauvres doit être le moyen et non le but. »

Mais n'est-ce pas dédaigner les pauvres ?

Frédéric Ozanam en 1852Ah ! bien au contraire, c'est le seul moyen de les aimer, de les aimer comme des frères. Il n'y a pas deux moyens d'être frères, il n'y en a qu'un et qui consiste à être les enfants du même père. Quiconque parle de fraternité humaine et refuse de reconnaître aux hommes un même père qui est aux cieux se moque de son public ou ne sait pas ce qu'il dit. Mais quiconque croit à la fraternité de Dieu ne peut plus refuser de croire à la fraternité des hommes. Et quiconque croit à l'Evangile aime, le pauvre du même coeur dont il aime Jésus-Christ.

Nous n'aimons pas assez Jésus-Christ, s'écriait Ozanam. C'est sans doute que nous ne le voyons que « des yeux de la foi ; et notre foi est si faible ! Mais les hommes, mais les pauvres, nous les voyons des yeux de la chair. Ils sont là ; nous pouvons mettre le doigt et la main dans leurs plaies, et les traces de la couronne d'épines sont visibles sur leur front. Ici, l'incrédulité n'a plus de place possible. » Eh bien, ce qu'on fait à ceux-ci, c'est à Jésus-Christ qu'on le fait. Ah ! « nous devrions tomber à leurs pieds et leur dire avec l'apôtre : Tu es Dominus et Deus meus ! Vous êtes nos maîtres et nous serons vos serviteurs ; vous êtes les images visibles de ce Dieu que nous ne voyons pas, mais que nous croyons aimer en vous aimant. »

Ces sentiments, il les prêchait à toute occasion, les répétait sous toutes les formes. Il faisait mieux, il les vivait, il les montrait en actes dans toute sa conduite, et ses confrères proclament à l'envi qu'il était le visiteur modèle. Il en trouvait le temps, il le trouva toujours, lui si occupé, si accablé de grands devoirs. Il trouvait l'argent de l'aumône, il le trouva toujours jusque dans son testament, lui dont la bourse était si petite. Mais son coeur était grand, et il a aimé ses frères les pauvres grandement, généreusement, délicatement, délicieusement, comme il savait aimer.

Peu d'hommes ont aimé et ont été aimés comme lui. Il a aimé même ses adversaires et il en a été aimé. Je ne parle pas de ses ennemis : il n'en a jamais eu. Et l'intrépide lutteur a pu se rendre ce témoignage qu'il n'avait jamais insulté personne. D'aspect froid, de coeur chaud : tel est, dit-on, le Lyonnais ; tel fut Ozanam. Mais la froideur de l'aspect se dissipait vite quand le coeur se mettait à battre. Et quel coeur ! si droit, si candide, si pur, si noble, et, par cela même, si exquis, si dévoué, si fidèle, si ardent ; d'une flamme si communicative, si enveloppante, et qui montait toujours, entraînant tout à Dieu. Toutes ses amitié furent, selon le mot de Bossuet : « un commerce de deux âmes pour mieux jouir de Dieu ». Et on peut lui appliquer ce qu'il écrivait un jour du grand Ampère : « En vérité, ceux qui n'ont connu que l'intelligence de cet homme n'ont connu de lui que la moitié la moins parfaite. Il pensa beaucoup, mais il aima davantage. » Ozanam ne fut pas un génie, mais, pour sûr, il fut un grand coeur.

Or, il a mis tout ce grand coeur à aimer, à promouvoir et à façonner son oeuvre des Conférences. C'était son oeuvre de prédilection. Il s'en occupait et s'en préoccupait sans relâche ; il exhortait, il écrivait, il agissait ; dans sa dernière maladie, il se consolait en se traînant d'une ville à l'autre, pour visiter les conférences ou en créer de nouvelles ; il leur donna ses derniers conseils, ses derniers discours, ses dernières forces ; quand il sentit qu'il était condamné sans espoir, il eut la pensée de faire un compromis avec la Providence, de faire la part de la mort, d'abandonner des projets d'étude, de « vendre la moitié de ses livres - de ses chers livres ! - pour en donner le prix aux pauvres » et de « consacrer le reste de sa vie à visiter les indigents. » Tout, en somme, il sacrifiera tout de son oeuvre, l'homme des grands désirs, pourvu qu'on lui laisse, avec sa femme et son enfant, ses pauvres. C'est dire combien il les aima, et que, s'il a mis le don de Dieu dans cette oeuvre, il y a mis aussi le don de tout son coeur.

Ah ! mes frères, si ce grand coeur battait encore dans sa poitrine, et et s'il était là, lui, Ozanam, à ma place, pour vous parler de ses Confémnces, quels accents vous entendriez ! Il vous supplierait, vous, mesdames, de vous laisser « dévaliser » en faveur des pauvres, de leur payer la « rançon» de votre bonheur : c'étaient ses mots. Vous, jeunes gens, vous qu'il a tant aimés, il vous supplierait d'entrer en plus grand nombre dans une oeuvre qu'il a fondée principalement pour vous. Et vous, messieurs, ses chers confrères et ses chers pauvres, ah ! quels cris de son coeur pour vous unir toujours plus étroitement au pied de la croix, dans la résignation et le dévouement, dans la confiance, dans le respect et dans l'amour.

Ozanam n'est plus là. Je n'ai pas son coeur, mais j'ai un argument à faire valoir, qu'il ne songerait pas à invoquer, lui.

Messieurs, souvenez-vous que si les Conférences ont rayonné partout, le foyer fut ici et doit y rester. Souvenez-vous que votre conférence de Lyon a été l'oeuvre personnelle d'Ozanam, que vous êtes ses héritiers directs, que par votre président actuel, vous touchez encore de bien près au fondateur. Souvenez-vous que, pas plus pour les Conférences de Saint-Vincent-de-Paul que pour la Propagation de la foi, Lyon ne pourrait se contenter de descendre au second rang.

Faites, messieurs, votre examen de conscience en face de cette grande mémoire. Oh ! je ne vous connais pas le moindre défaut ; mais les saints trouvent toujours quelque mea culpa à faire et quelque résolution plus généreuse à prendre.

Prenez-la, renouvelez-vous, et par vos grands désirs comme par vos grandes oeuvres, méritez qu'il soit de plus en plus fier de vous, l'ange de la charité qui vous a confié la meilleure part de son magnifique héritage.

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 Abbé EYMIEU 

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in La gazette de l'île Barbe n° 14 à 16

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